Dans la pénombre du cinéma, son pouls s’emballant à peine lors de la scène de la course-poursuite, elle songe brièvement à la monnaie dont elle aura besoin pour l’horodateur qui, parfois, refuse les billets de cinq ringgits. Quand défile le générique de fin, elle vérifie son porte-monnaie, rassurée d’y trouver les pièces requises, mais elle manque le nom de l’acteur qui jouait l’avocat général. Au moment de dire au revoir à ses amis, elle rit à la plaisanterie de l’un d’eux et s’inquiète, juste un peu, de ne plus savoir où elle a garé sa voiture. Il est toujours angoissant d’oublier où l’on s’est rangé dans les parkings immenses des centres commerciaux.
Sur le chemin du retour, un feu rouge la fait s’arrêter bien qu’elle n’y soit pas obligée, les rues étant désertes à minuit en semaine. Alors qu’elle patiente pour repartir, elle déplace son sac à main vers ses pieds depuis le siège passager, juste pour éviter qu’un voleur à moto — au cas où il y en ait un dans les parages — ne brise sa vitre et ne s’en empare. Mieux vaut ne pas tenter le diable par négligence.
Avant de se coucher, elle se brosse les dents et se lave le visage de façon précise et mécanique. Parce que l’exécution de ces gestes quotidiens ne requiert aucune attention de sa part, parce que les odeurs et sensations auxquelles ils sont associés sont familières au point d’en devenir anodines, un vide infime se forme dans son esprit. Plusieurs pensées s’y faufilent aussitôt, réclamant d’être examinées avant qu’elle ne s’endorme. Elles ne suivent aucun ordre précis : le robinet qui fuit dans la cuisine, le besoin de repasser ses habits le lendemain matin, les croquettes pour chien bientôt finies – le genre de croquettes qui ne s’achètent que chez le vétérinaire –, cet acteur dont le nom lui échappe, et l’irritation probable qu’elle ressentira lors de la réunion de dix heures.
Sur le point de s’endormir, ses pensées divaguent des croquettes pour chien aux feux de circulation, au compte-rendu de la réunion, à ce ressort qui lui taraude les côtes et lui rappelle l’urgence d’un nouveau matelas. Dans ses rêves, elle voit invariablement des champs vides et des matins brumeux dont elle ne se souvient jamais car sa première pensée lorsqu’elle s’éveille, avant même que son alarme ne sonne, est de se demander, invariablement, si elle est en retard.
Au petit-déjeuner, dans sa robe soigneusement repassée, l’étiquette de lait entier sur la brique de lait et la blancheur du pain la contrarient au point qu’elle se décide à n’acheter plus que de l’écrémé et du pain complet. On devrait toujours faire de son mieux pour vivre sainement. Elle souhaite prendre son temps pour manger, boire son thé à petites gorgées et savourer son journal du matin, mais de cette chose indépendante à l’intérieur de son esprit surgit l’idée qu’elle doit faire le plein et dépêche-toi donc d’avaler tout ça. Ce qu’elle fait, et elle interrompt sa lecture parce que lire ralentit toujours sa mastication. Lorsqu’elle sort de chez elle, le temps est brumeux et elle conduit comme d’habitude, le regard fixé droit devant elle, longeant un terrain sur sa droite où, ce matin-là, le vent dessine une vague sur les herbes lalang.
L’animateur radio annonce la tenue d’un marché aux puces en fin de semaine et elle tente de deviner le coût de son plein d’essence maintenant que les prix à la pompe ont augmenté. A la station, le pompiste la salue et lui sourit. Elle est d’avis qu’il ne l’aurait peut-être pas saluée si sa jupe avait été plus longue et elle se montre modérément surprise par la facture. Pas totalement surprise non plus, car dans sa tête un calcul s’était insinué, depuis deux jours déjà, sans qu’elle n’ait pu mettre le doigt sur le montant exact.
Elle se gare dans le parking et monte l’escalier vers son bureau. A l’instant où son pied se pose sur la cinquième marche, la sensation d’une vague tension dans sa colonne vertébrale l’incite à se demander si elle a bien fermé sa portière. Elle ferme toujours sa portière, mais elle doute malgré tout.
La réceptionniste, qui porte une robe dont elle semble être fière, lui dit bonjour. Elle lui répond et sourit, remarquant les boutons en forme de coquillages sur sa robe mais pas la façon dont la réceptionniste s’est déplacée de son comptoir pour l’accueillir. La sveltesse de son corps lui évoque soudainement son propre cours de yoga et les cinq cours d’affilée qu’elle a déjà manqués. Elle commence à se dire qu’elle se rattrapera, mais la pile de dossiers sur son bureau ramène au premier plan son irritation au sujet de la réunion de dix heures.
Au cours de la réunion, elle est d’abord déçue, puis en colère, et, pour finir, exténuée. Parce qu’il n’est que midi, elle cesse de prêter attention à ses pensées. Elle déjeune de plats qu’elle aura oubliés si on les lui demande à l’heure du dîner. Toute la journée, le souvenir tenace des croquettes pour chien ainsi qu’un autre au contenu encore indéterminé font des irruptions intempestives selon les aléas de son travail.
Ce soir-là, elle a rendez-vous dans un restaurant réputé pour son cadre charmant. Sa chaise à elle fait face à une toile d’une ferme dans un champ doré, une peinture qu’elle voit sans voir et qui, cette nuit-là, s’immiscera dans son rêve sans qu’elle s’en souvienne le matin venu.
Alors qu’ils quittent le restaurant sous un ciel empourpré, le croissant de lune, aussi délicat qu’un trait de pinceau, capte son regard à lui mais pas à elle, car il a relevé la tête au moment où une légère brise s’est glissée dans ses cheveux. Il remarque aussi l’étrange inclinaison des ombres projetées par les yuccas sous l’enseigne du restaurant, là où s’inscrit le mot « Foyer ». Comme c’est bien trouvé, se dit-il, un nom aussi modeste, tandis qu’il l’observe fouiller son sac à main à la recherche de ses clés de voiture.
Elle rentre chez elle et tente de colmater la fuite. Les yeux rivés sous l’évier, elle repense au vin qui était trop sec et combien elle a aimé les olives dans la salade. Au moment du café, il a dit telle chose à propos de telle autre d’une manière intéressante, qui l’a fait rire et dont elle cherche à se souvenir, tâtonnant intérieurement, un peu comme ses doigts autour des tuyaux. Derrière elle, son chien la bouscule et elle se cogne la tête contre l’évier. Ses yeux picotent de douleur et, pendant une minute, juste une minute, elle oublie ce qu’elle était en train de penser à propos de ses pensées et se sent perdue, comme quelqu’un sans nom. La vague vision d’un champ désert dans la brume matinale, immobile et diaphane, surgit et se retire trop vite pour laisser la moindre trace. Son nom lui revient finalement, tout comme lui reviennent les souvenirs des croquettes pour chien, du matelas à ressorts et d’un million d’autres choses encore, et elle se sent déjà mieux. Ou du moins le pense-t-elle.
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Distraction, extrait du recueil Ripples and Other Stories, paru chez Silverfish Books (2009). Traduit et publié avec permission. Copyright © 2009 Shih-Li Kow.
Shih-Li Kow, ou l’onde calme des mots
Pour Shih-Li Kow, tout a commencé dans le cadre d’un programme d’écriture créative organisé par la maison d’édition Silverfish Books, à Kuala Lumpur. Remarquée pour son style fluide et délié, elle est sélectionnée pour participer à l’anthologie News From Home (Silverfish Books, 2007). Elle récidive en 2009 avec la parution de Ripples and Other Stories, toujours chez le même éditeur. Ce recueil de vingt-cinq nouvelles délicatement entrelacées a obtenu un accueil élogieux sur la scène littéraire malaisienne et internationale, recevant même une nomination pour le prestigieux Frank O’Connor Short Story Award. Aujourd’hui, Shih-Li Kow partage sa vie entre son jeune fils, son emploi à KL et l’écriture de son prochain recueil de nouvelles… à moins qu’il ne s’agisse cette fois d’un roman.