Rencontre avec Raman Krishnan, le fondateur de la librairie Silverfish Books à Kuala Lumpur, qui fait également office de maison d’édition. A l’actif de Silverfish Books, plusieurs ouvrages à succès, dont les recueils de Shih-Li Kow et de Dina Zaman, la collection des Silverfish New Writings, ou encore la réédition du classique malaisien Green is the Colour, de Lloyd Fernando.
Comment a débuté Silverfish Books, et pourquoi vous êtes vous concentré sur les livres en anglais ? S’agissait-il d’un pari risqué à l’époque ?
J’ai créé la librairie Silverfish Books en 1999, après avoir pris ma retraite de mon emploi d’ingénieur qui m’était devenu insupportable. C’était encore avant l’arrivée des grandes enseignes spécialisées, et si le pari était risqué, il n’était pas non plus insensé. Je souhaitais mettre en place la librairie que j’aurais moi-même aimé visiter en tant que client, remplie du genre de livres que j’aime. A l’époque, les librairies de Kuala Lumpur étaient vraiment minables et j’avais pour habitude de commander mes bouquins par correspondance, ce qui n’était pas donné. Heureusement, je me suis vite aperçu qu’il existait beaucoup d’autres Malaisiens qui, comme moi, étaient à la recherche de livres de qualité.
Le choix des manuscrits à publier est un travail délicat : commet procédez-vous ? Votre catalogue suit-il une certaine cohérence, une ligne éditoriale précise ?
Tout d’abord, je sais quels livres je ne veux pas publier : tout ce qui touche au développement personnel et au monde des affaires. Selon moi, ces livres ont beau se vendre comme des petits pains en Malaisie, ils ne contribuent au développement de personne si ce n’est à celui du chiffre d’affaires des libraires. Ensuite, je ne fais pas dans les beaux-livres, parce qu’ils sont trop chers à produire et leurs ventes sont limitées. Pour des raisons identiques, je me tiens à l’écart des livres de cuisine ou sur l’art. Je me concentre donc sur de bonnes histoires typiquement malaisiennes, bien racontées. C’est ma niche, en quelque sorte. Je ne m’offusque pas d’une syntaxe ou d’une grammaire approximatives, car on peut toujours y remédier. Mais une mauvaise histoire, ça ne passe pas. En résumé, je suis en quête d’honnêteté, d’auteurs qui écrivent avec leurs tripes, qui ont quelque chose à dire. Et je préfère les auteurs qui ne rechignent pas à reprendre leur texte, plusieurs fois si nécessaire.
Combien de manuscrits recevez-vous annuellement, et combien d’entre eux publiez-vous ?
Chaque année, je reçois entre 50 et 60 manuscrits parmi lesquels 5 ou 6 sont publiés.
Vous avez publié plusieurs recueils de nouvelles. Quelle raison y a-t-il à cela ? Serait-ce à dire que les lecteurs malaisiens préfèrent un format court de récit ? Ou bien que les auteurs capables d’élaborer des intrigues plus longues sont encore difficiles à trouver en Malaisie ?
La nouvelle a toujours été un genre populaire en Malaisie, et même à travers l’Asie. Il s’agissait aussi d’un genre populaire au Royaume-Uni et aux États-Unis – et ailleurs en Europe, je suppose – avant et pendant les sixties, avant que le roman ne devienne la vedette de l’industrie. Mais à la dernière foire du livre de Francfort, je me suis rendu compte que la nouvelle faisait un retour remarqué sur la scène de l’édition européenne. A mon avis, avec l’émergence des e-books et l’omniprésence d’Internet, ce genre a encore de beaux jours devant lui. Quant à la forme séculaire du roman, il s’agit d’un art européen par excellence, dont l’histoire remonte jusqu’à Rabelais et Cervantès. Plusieurs auteurs asiatiques sont parvenus à la reproduire avec succès, mais pour beaucoup d’autres, l’apprentissage est encore long. En Malaisie, le succès du roman n’est que sporadique, mais cela changera sans doute avec la globalisation des cultures. Silverfish Books souhaite faciliter cette phase de gestation préalable à la naissance du roman moderne malaisien de langue anglaise.
Récemment, le lancement à Kuala Lumpur du livre d’Irshad Manji, Allah, Liberty and Love, a suscité la polémique au sein de la communauté musulmane de Malaisie. Son éditeur, Ezra Zaid (de ZI Publications) a même été arrêté et placé en garde à vue après sa publication. Vous êtes connu en Malaisie pour vos prises de position contre la censure gouvernementale. Comment décririez-vous la situation actuelle de votre secteur ?
Pour dire les choses clairement, il ne fait pas bon être éditeur en Malaisie à l’heure actuelle. Il existe deux types de censure et, en premier lieu, la censure officielle du gouvernement. Il s’agit en fait d’un résidu de la pratique coloniale britannique qui, à l’époque, sous couvert de sa lutte contre les communistes, cherchait à garder la mainmise politique sur ses sujets. En second lieu, la censure se manifeste sous forme de harcèlements et d’intimidations. La peur et l’ignorance sont des outils dont ont usés tous les tyrans de l’histoire. L’un des exemples les plus récents d’une telle censure est la façon dont George W. Bush s’en est servie pour bâillonner l’opinion politique aux États-Unis. On a d’ailleurs du mal à comprendre comment les Américains, avec les ressources informationnelles dont ils disposent, ont pu se laisser mystifier à ce point. Pour le gouvernement malaisien, c’est exactement la même chose. Oubliez les concepts de débat et d’échange d’idées, supposés être pourtant les pierres angulaires d’un régime démocratique : ce que notre gouvernement craint à l’heure actuelle, c’est la religion, c’est l’islam. Toute idée qui échappe à son contrôle sera forcément étiquetée comme «déviante». La situation en Malaisie n’a rien d’original. Les tyrans n’abandonnent jamais leur trône de leur plein gré. Quand les opinions changent, les politiciens cherchent à sentir d’où vient le vent pour faire en sorte de changer eux aussi, sans quoi ils risquent d’être débarqués. L’abolition du ISA (Internal Security Act) en est un bon exemple : il ne s’agissait en aucun cas d’une soudaine illumination de notre premier ministre actuel, mais d’une évolution nécessaire à sa survie politique. L’histoire des démocraties est ainsi faite. La censure pourrait bien être la prochaine à disparaître, mais cela dépend non seulement de la politique à l’échelle locale, mais aussi à l’échelle mondiale, car l’enjeu est ici religieux et touche à l’emprise de l’islam. Le processus pourrait être rapide, mais il pourrait tout aussi bien être fastidieux et douloureux, à l’image du temps qu’il a fallu à l’Europe pour se séculariser et s’affranchir de l’hégémonie du christianisme. Malgré tout cela, l’édition survit dans ce pays. C’est une activité de guérillero.
La plupart des maisons d’éditions en Europe se sont mises au numérique. Silverfish Books suit également la tendance. En termes de ventes, considérez-vous que ce format ait déjà fait ses preuves ? Pensez-vous qu’il vous permette d’attirer de nouveaux lecteurs, de vous ouvrir de nouveaux marchés ?
Les e-books sont encore récents et évoluent presque quotidiennement. A l’heure actuelle, le format n’en est qu’à sa première phase d’adoption, ne touchant que moins de 10% des consommateurs. A l’image de l’informatique, il n’y a pas de standard industriel, pas même pour une seule et même marque. Cela me rappelle ces programmes qui, en l’espace d’à peine 10 ans, fonctionnaient sous Windows 2000 mais plus sous Windows 7. Si la même chose se produit pour les e-books, alors le secteur rencontrera des difficultés. A l’inverse, le livre papier traditionnel n’a pas changé de forme depuis plus d’un demi-millénaire. L’industrie de l’édition a donc encore du pain sur la planche : il faut aboutir à une compatibilité complète dans le temps et entre les systèmes d’exploitation, comme dans le cas d’Internet. Silverfish Books est bien présent sur le marché de l’e-book. Cela nous permet une meilleure pénétration à l’international, mais les chiffres restent encore restreints. Si tout évolue dans le bon sens, alors l’e-book jouera très certainement un rôle important sur certains créneaux de marché : les livres scolaires et les best-sellers par exemple. Je suis récemment tombé sur une statistique intéressante : alors que les livres brochés semblent être affectés par le développement de l’e-book, les éditions reliées semblent quant à elles maintenir leurs niveaux de vente. J’en conclus que les lecteurs de livres brochés se défont plus facilement des livres qu’ils achètent, tandis que les lecteurs de livres brochés préfèrent les garder.
Avez-vous déjà été approché par des maisons d’édition étrangères intéressées pour diffuser certains de vos livres ? Sentez-vous un intérêt étranger pour la nouvelle scène littéraire malaisienne ?
Oui, quelques éditeurs en Europe semblent être intéressés, et des accords ont déjà été signés. Mais la route est encore longue.
Pour conclure, quels sont vos livres ou auteurs préférés? Parmi les écrivains malaisiens les plus connus, lesquels recommanderiez-vous à un lectorat francophone ?
Je n’aime pas parler de mes auteurs préférés, car d’une part, c’est le genre de question qu’on pose aux pop stars adolescentes qui savent à peine lire et écrire, ou aux footballeurs qui ne connaissent au plus que deux livres. D’autre part, choisir un auteur parmi les milliers que j’ai lus me semble injuste. Désolé de passer pour un snob ! Si les Français ont des goûts littéraires semblables aux lecteurs d’autres pays européens, alors je pense que le recueil Ripples and Other Stories, de Shih-Li Kow, peut aisément trouver des lecteurs. Un autre titre à considérer serait King of the Sea, de Dina Zaman. La série des enquêtes policières de l’Inspecteur Mislan, de Rozlan Mohd Noor, ou les aventures rocambolesques (et magiques) de The Beruas Prophecy peuvent aussi séduire.
Vous pouvez aussi télécharger l’interview en anglais de Raman Krishnan.