Banned Books Week: la censure selon Tash Aw

A l’occasion de la Banned Books Week (du 22 au 28 Septembre), campagne annuelle de sensibilisation contre la censure littéraire, l’écrivain malaisien Tash Aw a pris la parole sur le site du quotidien britannique The Guardian pour dénoncer une évolution pernicieuse de la censure en Malaisie et ailleurs en Asie : l’auto-censure. « En Malaisie, écrit-il, la censure d’état de ma jeunesse a été remplacée par un conservatisme plus insidieux et abrutissant de l’Internet. »

Tash Aw / © Ian Teh

Il y a de cela quelques années, peu après la sortie de mon premier roman, je me trouvais dans une des plus grandes librairies de Malaisie, en admiration devant les piles de mon roman élégamment présentées sur une table près de l’entrée du magasin. Je m’extasiais devant les reluisantes dalles en terrazzo et la diversité des titres en rayon, agréablement surpris par les changements intervenus en 20 ans – les librairies de mon adolescence, pauvrement achalandées d’exemplaires jaunis de Penguin Classics sous cellophane, ne m’avaient laissé que de tristes souvenirs. Parmi les inévitables tas de romans chick-lit aux couvertures rose bonbon et autres thrillers de John Grisham, un titre attira mon attention : l’édition de poche du roman d’Alan Hollinghurst, La Ligne de Beauté, alors fraîchement publié et récompensé du Booker Prize. Dans un pays où l’homosexualité reste illégale, la vente libre de ce livre m’apparut étonnante. J’en feuilletai les pages, en quête d’encre indélébile noircissant les passages offensants, mais je fus agréablement surpris de voir que rien n’avait été censuré. Peut-être, pensai-je, les autorités ne savaient-elles pas ce qu’« anulingus » veut dire ; mais comment expliquer la présence de grossièretés, allègrement essaimées dans tout le roman, ou même de scènes de consommation de drogues ? Les autorités en charge avaient-elles seulement lu le livre ? Ou bien se pouvait-il simplement que les temps aient changé, et que la liberté d’expression – longtemps un fléau redouté des jeunes Etats-nations d’Asie – fleurisse désormais sans entrave ?

J’ai grandi dans un pays où la censure était un mode de vie, tellement intégrée dans notre psyché individuelle et collective que le moindre acte de création semblait défini par son rapport à l’autorité. Comme la plupart des jeunes garçons, j’ai pris conscience de cette censure de l’imprimé d’une manière doucement risible – nous étions habitués à voir les mots décrivant les parties du corps effacés au marqueur (appliqué à la main, semblait-il), et des bandes noires en travers des poitrines de femmes quand bien même celles-ci semblaient porter un bikini. Mais au-delà de ces badineries d’enfant, se dressait toujours, en arrière-plan, le spectre des livres interdits : mémoires de personnalités communistes, romans politiques ou religieux, œuvres à caractère sexuel – tout ce qui était jugé menaçant pour la sécurité d’une nation encore jeune et informe, aussi bien d’un point de vue politique que moral. Dans ce cadre restreint, les écrivains trouvaient bien sûr toujours les moyens de s’exprimer, mais ils le faisaient en pleine conscience du périmètre au sein duquel ils évoluaient, et des conséquences d’une mauvaise appréhension des limites, constamment mouvantes, de ce qui était jugé comme acceptable. Le même sentiment exprimé dans des climats politiques différents pouvait avoir des répercussions variables : la vie d’un écrivain devenait le baromètre des sensibilités politiques, raciales et culturelles.

Mais deux décennies de croissance économique ont précédé l’entrée dans un siècle nouveau, et avec lui, l’argent a apporté un sentiment de liberté. Les gens pouvaient désormais choisir leur éducation, leur façon de s’habiller, leur lieu d’habitation ; ils étaient libres de voyager à l’étranger, où ils s’exposaient à de nouvelles idées ; ils se faisaient une image plus précise de leur identité en relation avec la machine étatique qui les avait jusqu’alors protégés et surveillés en tout. Et surtout, l’enrichissement de la décennie passée a apporté avec lui l’Internet, ce fabuleux instrument de liberté d’expression.

L’accès facile aux journaux d’opposition, aux blogs et aux plates-formes d’auto-édition semblerait avoir rendu complètement futile toute censure d’état – même la tristement célèbre Grande Muraille pare-feu de Chine a du mal à suivre le développement des logiciels anti-censure et des serveurs proxy que presque tout citadin technophile maîtrise aujourd’hui. Mais ces vagues délimitations de la censure semblent s’être parfaitement insinuées dans l’usage que nous faisons d’Internet, lui aussi indéfinissable et instable, rendant plus complexes que jamais nos tentatives d’échapper à cette censure.

Amir Muhammad, l’influent réalisateur et éditeur malaisien, dit n’avoir jamais eu un de ses livres interdits, alors qu’au moins deux de ses films se sont vus refusés toute diffusion, même restreinte. Mais il met le doigt sur un problème plus profond : l’ingestion de décennies de dogme et un climat de peur sous-jacente qui mène à l’auto-censure et rend inutile toute intervention étatique. La plus grande chaîne de librairies de Malaisie a refusé – indépendamment de toute pression gouvernementale directe, semble-t-il – de vendre les livres de pulp fiction en malais publiés par Muhammad parce que le laxisme moral supposé de ces livres « pourrait inciter à l’abandon de bébés et à l’adultère ». Des ouvrages semblables publiés en anglais – langue de la plus bourgeoise classe moyenne urbaine – sont considérés comme sans risque (ce qui expliquerait la présence des livres de Hollinghurst, qui ne pourraient de toute façon avoir le moindre pouvoir corrupteur puisque presque personne ne les achète).

Lors de mes conversations avec Amir Muhammad, j’ai été frappé de voir que les anciennes méthodes de censure auxquelles les gens de notre génération sont habitués – l’ostentatoire retrait de la vente, par des gangs de policiers, de quelques titres outrageants – sont aujourd’hui en train de disparaître pour laisser place à des méthodes plus furtives et insidieuses : les qualités abrutissantes – et aboutissant à l’auto-censure – de l’abondance et de l’ambivalence. Romances de vampires, histoires de zombies, sado-masochisme banalisé par le succès de Cinquante Nuances de Grey, né de l’Internet : à première vue, de telles publications pourraient être la marque de davantage de liberté, alors qu’en réalité elles trahissent une homogénéité et un conservatisme croissants, l’envahissement du marché de l’édition par ces livres dans des pays où les questions de liberté, de religion, de sexualité et d’équité sociale doivent encore être explorées de manière intelligible et nuancée. Mais la course constante à l’argent dans la moderne Asie signifie que les gens sont plus en quête d’évasion et de fantasmes dans leur temps libre, plutôt que de romans complexes et déprimants sur la condition humaine. A voir ce que les jeunes lisent en Malaisie, à Singapour, en Thaïlande et en Indonésie – sans parler des super-puissances chinoise et indienne –, il semblerait que le travail du censeur ne soit maintenant plus nécessaire, précisément en raison de ces limites franchies (ou de l’illusion de leur franchissement).

Muhammad plaisante en disant qu’il prend plaisir aux frictions occasionnelles avec les autorités, car elles prolongent en lui l’impression que l’édition reste un métier risqué et exaltant. « Je ne saurais pas quoi faire dans un pays qui n’aurait pas de tabous. » Mais lui et moi savons que le visage de la censure est en train de changer, et que le pire destin pour un livre n’est plus d’être censuré, mais bien d’être englouti dans l’océan de titres disponibles sur Internet.

© Tash Aw, 2013. Traduit et publié avec permission.

Source : The Guardian.

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