Jusqu’à la fin septembre, nous vous proposons de découvrir la littérature malaisienne sous l’angle de ses romans anglophones. Présentée par Chuah Guat Eng, elle-même romancière, et disponible en anglais sur le site du Star 2.com, cette série de cinq articles retrace les prémisses et l’évolution du genre romanesque en Malaisie de 1965 à nos jours et donne les clés d’une meilleure compréhension du petit monde malaisien de l’édition et de la littérature… côté anglophone.
Premier article : Les romans malaisiens anglophones (1/5)
Deuxième article : Les romans malaisiens anglophones (2/5)
Quatrième article : Les romans malaisiens anglophones (4/5)
Cinquième article : Les romans malaisiens anglophones (5/5)
Les romancières de Malaisie : une force à ne pas négliger

© Hosea Aryo Bimo W.N.
Au début des années 1990, la perception populaire vis-à-vis des romans anglophones malaisiens était qu’il s’agissait d’une littérature « sérieuse » écrite exclusivement par des hommes d’un certain âge et issus du monde universitaire, et lue seulement par des étudiants en littérature anglaise des universités locales – et encore, dans des proportions toujours plus réduites. En 1994, deux femmes ont publié leur premier roman, l’un un roman d’enquête, l’autre une histoire d’amour. À partir de là, cette perception populaire a commencé à changer. Dans les années qui ont suivi, de plus en plus de nouveaux romanciers ont fait leur apparition. Les plus prolifiques d’entre eux ont publié deux ou trois romans en autant d’années, de telle sorte que, pour la première fois, de nouveaux romans anglophones malaisiens ont été publiés presque tous les ans. À la fin de l’année 2003, on décomptait douze nouveaux romanciers, et sur les vingt romans publiés au cours de la décennie écoulée, on leur en créditait dix-sept.
Parmi ces nouveaux romanciers, sept étaient installés en Malaisie et cinq issus de la diaspora malaisienne à l’étranger. Dix d’entre eux (soit 83%) étaient des femmes. La plupart était née au cours des années 1950, 1960 et 1970. Seul un ou deux provenaient du milieu universitaire, le reste exerçant dans des secteurs professionnels divers et variés. La majorité de ces romans s’inscrivait dans un genre de fiction populaire – romans d’enquête, d’amour, d’horreur, de fantasy ou à suspense – et tous ceux-là étaient l’œuvre de non-universitaires. Seuls quatre romans (Crocodile Fury de Beth Yahp, Joss and Gold de Shirley Lim, London does not belong to me de Lee Kok Liang et Between Lives de K.S. Maniam) faisaient montre d’un style littéraire caractéristique des romans malaisiens de la période pré-1994. Sans surprise, ces quatre auteurs étaient, eux, issus du monde universitaire.
La caractéristique principale de cette période 1994-2003 en ce qui concerne les romans malaisiens anglophones est la prépondérance des écrivains femmes : dix d’entre elles ont publié quatorze romans au cours de cette décennie. Cet article et le suivant mettent en avant ces femmes, et tout particulièrement celles résidant en Malaisie qui ont contribué par leurs écrits à développer un lectorat grandissant pour les romans malaisiens anglophones, mais dont les romans n’ont pas reçu l’attention qu’ils méritaient.
Il est souvent avancé, à tort, que parce que ces femmes écrivent des romans populaires, leurs écrits n’abordent pas de thèmes sociaux ou nationaux importants, ou du moins pas avec le même sérieux dont font preuve les romans des auteurs du sérail universitaire. C’est faire preuve pour le moins de préjugés, pour ne pas dire de snobisme. Il suffit d’en lire quelques-uns pour s’apercevoir que ces romans traitent eux aussi de sujets sociaux et nationaux importants. Ils le font, certes, de manière plus subtile.
Parfois, ils tissent ces sujets dans l’intrigue même. Le roman d’Uma Mahendran, The Twice Born, dispose d’une intrigue fantastique selon laquelle un homme dans le coma est amené à revivre une vie antérieure dans la vallée de l’Indus, lors de l’invasion aryenne. Au travers des conflits raciaux, politiques et religieux résultant de cette rencontre entre deux civilisations et dont est témoin son personnage, ce sont des conflits du même ordre en Malaisie que l’auteure dénonce. Parfois aussi, les auteurs dissimulent ces sujets dans leur facon de rapporter l’histoire. Dans Khairunnisa: A Good Woman d’Ellina Abdul Majid, une jeune Anglaise mariée à un Malais raconte sa vie au sein d’une riche famille malaise. En tant qu’étrangère, elle relate ce que font et disent les gens de son entourage sans en comprendre toutes les implications. À travers les descriptions innocentes et fidèles de son personnage, c’est la mentalité des Malais privilégiés nés de la période post-Nouvelle Politique Économique (NEP) que l’auteure se permet de critiquer.
Parfois encore, ils ont recours aux restrictions et aux banalités qui caractérisent la vie de femmes quelconques – leur famille, leur communauté, l’amour, le mariage, la nourriture, les habits – pour évoquer des sujets d’importance. Dans les romans The Banana Leaf Men d’Aneeta Sundararaj, The Rice Mother de Rani Manicka et Love’s Treacherous Terrain de Shoba Mano, le récit se focalise sur des personnages issus de communautés du sous-continent indien. Mais la vie de ces communautés est présentée comme diverse sur le plan culturel : plusieurs personnages ont ainsi des amis, des amants ou des conjoints issus d’autres cultures, et certains préfèrent même la cuisine et les tenues vestimentaires d’autres communautés à la leur. Il est intéressant de noter que ces préférences pour le « culturellement autre » sont utilisées afin d’amplifier les conflits d’ordres interpersonnels, intercommunautaires et intergénérationnels en lien avec l’identité ethnique et les traditions culturelles des protagonistes. La communauté apparaît alors comme un microcosme de la nation elle-même, avec son éternelle difficulté à générer intégration sociale et unité nationale à partir d’une société culturellement fragmentée.
Très souvent, les romancières abordent ces sujets sociaux avec une perspicacité bien plus aiguisée que celle dont font preuve leurs confrères masculins. Cela est particulièrement vrai dans le cas des romans prenant pour thème l’oppression et la maltraitances des filles et des femmes. Dans les romans malaisiens anglophones écrits par des hommes entre 1965 et 1993, les femmes maltraitées sont généralement décrites comme des victimes de la pauvreté, du machisme et de leur propre résignation aveugle à leur condition insignifiante. Les formes de maltraitance physique et sexuelle émanant des parents, époux, frères… ne sont que rarement évoquées, et si elles le sont, on ne s’y attarde guère. Qu’une femme parvienne exceptionnellement à s’extirper de sa situation, elle disparaît du roman aussitôt qu’elle quitte sa communauté. On ne nous dit pas si elle va survivre, et encore moins comment.
À l’inverse, dans les romans écrits par des femmes – par exemple Perhaps in Paradise d’Ellina Abdul Majid, The Flame Tree de Yang-May Ooi, The Eleventh Finger de Marie Gerrina Louis, The Rice Mother de Rani Manicka et mon propre roman Echoes of Silence – les femmes opprimées sont presque toujours issues d’une strate sociale et économique élevée. La violence qui s’abat sur elles n’est pas seulement d’ordre psychologique, mais aussi physique. Les actes de cruauté tels que la brutalité parentale, la violence conjugale et l’inceste y sont décrits sans le moindre sentimentalisme. De manière remarquable, ces femmes opprimées ne sont pas representées comme des victimes sans ressources, mais comme des combattantes : des femmes douées de volonté et se donnant les moyens de vivre libre, de vivre une nouvelle vie. Et l’histoire de leur quête d’autonomie et de leur survie est centrale à l’intrigue de ces romans.
Dans ce survol des romans malaisiens anglophones écrits par des femmes, j’ai souligné la capacité des romancières à user des codes de la fiction populaire pour aborder des thèmes plus sérieux d’ordre social et identitaire. Ci-après, je vais démontrer que celles parmi elles qui ont choisi de s’auto-publier ont aussi contribué à l’émergence d’un nouveau modèle pour la production, la promotion et la vente des romans malaisiens anglophones.
Un secteur de l’édition fragmenté
Dans mon article précédent sur le paysage malaisien de l’édition de 1965 à 1993, je faisais remarquer que c’était seulement entre 1976 et 1984 que des romans malaisiens anglophones avaient été publiés par des éditeurs traditionnels locaux. Le reste du temps, les romanciers avaient dû avoir recours à de petites maisons étrangères ou à l’auto-édition. L’une des conséquences de cette situation en fut que ces livres auto-publiés sont aujourd’hui pour la plupart sans lecteurs et oubliés. De 1994 à 2003, la situation n’a guère évolué. Cependant, la nouvelle génération d’écrivains auto-publiés (toutes des femmes) a connu un plus grand succès dans sa lutte contre l’anonymat et l’oubli. Aujourd’hui, près de vingt ans après leur première parution, certains de leurs romans sont encore achetés et lus.
Plus haut, j’ai évoqué la façon dont ces femmes ont ouvert de nouvelles possibilités de développement aux romans anglophones malaisiens, notamment en nouant des thématiques d’ordre social ou national à leurs récits. Ci-après, je m’attacherai à rendre hommage à ces auteures qui, de par leurs efforts à produire et à distribuer leurs livres auto-publiés, ont contribué à l’émergence d’un nouveau modèle pour la production, la promotion et la vente des romans malaisiens anglophones.
Une étude des éditeurs ayant publié des romans malaisiens anglophones entre 1994 et 2003 révèle le caractère fragmenté du monde de l’édition d’alors. Sur les treize romans d’auteurs installés en Malaisie, seulement trois ont été publiés par des éditeurs traditionnels locaux : Twilight of the White Rajahs d’Alex Ling (Sarawak Literary Society, Kuching, 1997), Between Lives de K.S. Maniam (Maya Press, 2003) et London does not belong to me de Lee Kok Liang (Maya Press, 2003). Les trois romans de Marie Gerrina Louis, qui vit à Johor Bahru et travaille à Singapour – Road To Chandibole (1994), Junos (1995) et The Eleventh Finger (2000) – ont été publiés par des maisons d’édition traditionnelles singapouriennes. The Thirdway Factor de Hamid Yusof (1996) a quant à lui été publié à compte d’auteur au Royaume-Uni, tandis que Love’s Treacherous Terrain de Shoba Mano (2003) l’a été en Inde. Les cinq romans restants – Perhaps in Paradise (1997) et Khairunnisa: A Good Woman (1998) d’Ellina A. Majid, The Twice Born d’Uma Maheendran (1998), The Banana Leaf Men d’Aneeta Sundararaj (2003), et mon propre roman Echoes of Silence (1994) – ont tous été auto-publiés.

Yang-May Ooi
Les cinq auteurs issus de la diaspora malaisienne à l’étranger ayant publié à cette même période ont eux joui de circonstances plus favorables : ils ont tous vus leurs romans publiés par des maisons d’édition réputées : The Flame Tree (1998) et Mind Game (2000) de Yang-May Ooi et The Rice Mother de Rani Manicka (2002) ont paru chez Hodder & Stoughton. Joss and Gold de Shirley Lim (2001) a été publié simultanément par The Feminist Press à New York et Times Book International à Singapour. Pour les deux derniers auteurs, il est intéressant de remarquer qu’ils ont été publiés par des maisons d’édition malaisiennes qui, jusqu’alors, ne se préoccupaient pas de romans. The Crocodile Fury de Beth Yahp (1996) a vu le jour chez Strategic Information Research Development (SIRD), une collection de Gerakbudaya. Dark Demon Rising (1997) et Vermillion Eye (2000) de Tunku Halim ont quant à eux été publiés chez Pelanduk Publications, une maison fondée en 1984 et principalement associée à la diffusion d’essais.
Ce qui ressort de cette courte étude est limpide : un romancier qui ne vivait pas au bon endroit ou qui n’avait pas les relations nécessaires auprès d’éditeurs de la place ne pouvait que s’auto-publier – ou voir ses rêves d’écrivain s’évanouir à jamais. Les quatre femmes romancières qui ont auto-publié leurs œuvres ne sont peut-être pas les « femmes au foyer psychotiques » espérées par Feroz Dawson pour revitaliser la scène locale du roman, mais elles ont toutes connu un certain succès dans leurs carrières respectives dans le monde des affaires. En m’entretenant avec elles, j’ai découvert que leur approche de l’écriture et de l’édition était empreinte du même professionalisme dont elles faisaient preuve dans leur travail quotidien. Pour commencer, elles avaient mené leurs propres études de marché.
En tant qu’écrivains, elles étaient conscientes de la préférence des lecteurs pour des romans populaires venus de l’étranger. En tant qu’éditeurs, elles avaient aussi pu juger du manque de personnel qualifié et de systèmes de contrôle qualité performants, que ce soit dans l’édition, la distribution ou la vente de détail. En tant que femmes d’affaires, elles ont donc créé leur propre structure d’édition et ont mis à profit leurs connaissances des nouvelles techonologies pour produire, publier, vendre et promouvoir leurs livres, créant sites internet, blogs et réseaux sociaux au fur et à mesure que ces moyens devenaient accessibles. Elles ont aussi usé de leur expérience dans les domaines des relations publiques, de la publicité et du marketing pour organiser des lancements de livre. Elles ont travaillé avec des organisateurs d’événements, des libraires, des universités, des écoles, des groupes de lecteurs et diverses associations de locaux ou d’expatriés pour mettre en place des lectures publiques et des séances de dédicaces, au cours desquelles elles ont pu discuter de leurs travaux et vendre leurs livres.
Ces pratiques, nouvelles pour la plupart dans les années 1990, sont aujourd’hui monnaie courante dans le secteur de l’édition. Cependant, leur contribution la plus importante est sans doute que toutes leurs activités, bien que commerciales par essence, s’adressaient à l’ensemble de la communauté. Progressivement, l’écriture de romans en est ainsi venue à perdre son côté élitiste et à attirer de nouveaux profils intéressés par l’amélioration de leur style d’écriture. C’est donc sans exagérer que l’on peut affirmer que, grâce aux efforts consentis par ces romancières, l’infrastructure de base requise par les grands éditeurs internationaux pour distribuer et promouvoir leurs romans malaisiens anglophones d’auteurs issus de la diaspora était déjà bien en place.

Rani Manicka
On entend souvent dire que ces auteurs de la diaspora, en particulier ceux qui ont remporté des prix littéraires, sont à créditer pour avoir fait parler des romans malaisiens anglophones au niveau mondial. De la façon dont je vois les choses, il s’agit là d’une simplification excessive. La véritable cause aura été une succession d’événements politiques et économiques au cours de la seconde moitié des années 1990 qui ont subitement rendu la Malaisie plus intéressante aux yeux d’un monde toujours plus globalisé. Dans mon prochain article, j’explorerai justement ce phénomène de mondialisation et comment il a permis l’établissement d’un lectorat international pour les romans malaisiens anglophones.
Source : Star2.com