Quand Henri Fauconnier revit à Kuala Selangor…

Les 20 et 21 mai derniers s’est déroulé à Kuala Selangor, en Malaisie, un colloque dédié à la personnalité d’Henri Fauconnier, à son œuvre et aux plantations. Prix Goncourt 1930 pour son roman Malaisie, fin connaisseur du genre pantoun, mais aussi planteur pionnier, Henri Fauconnier est de ces figures hors-normes et visionnaires qui mériteraient d’être davantage connues et étudiées aujourd’hui. Ce colloque, qui s’inscrivait dans le prolongement des Rencontres de Barbezieux de 2015, aura ainsi permis de perpétuer la mémoire d’Henri Fauconnier, à quelques kilomètres seulement de sa plantation de Rantau Panjang, dans ce pays qu’il aimait tant.

LFKLDès la veille du séminaire, les commémorations en l’honneur de l’écrivain-planteur avaient commencé par le baptême du Lycée Français de Kuala Lumpur : l’établissement porte désormais le nom d’Henri Fauconnier, une démarche initiée il y a deux ans sous l’impulsion du proviseur en partance Gilles Martinez et qui se concrétise officiellement cette année. L’émotion était palpable dans l’assemblée, la solennité de mise. Rares en effet sont les occasions d’entendre les hymnes malaisien et français résonner l’un après l’autre, et la figure tutélaire d’Henri Fauconnier, ce symbole de l’amitié entre nos deux pays, aura plané sur la cérémonie telle une main invisible et bienveillante.

Muhammad Haji Salleh

Muhammad Haji Salleh

Direction ensuite Kuala Selangor, dans l’Etat du Selangor, au pays des kelip-kelip (lucioles) mais aussi, et surtout, non loin de la première plantation d’Henri Fauconnier, celle de Rantau Panjang, où il s’installa en 1906, un an à peine après son arrivée en Malaya britannique. La tenue du colloque de Kuala Selangor est à mettre au crédit d’une personne avant tout : le professeur et Ecrivain national Muhammad Haji Salleh, dont la traduction en malais de Malaisie a paru l’année dernière chez l’ITBM et a suscité ici une nouvelle vague d’intérêt pour Henri Fauconnier. Travailleur infatigable, « Prof Muhammad » aura su rassembler l’ITBM, l’Ambassade de France et l’Universiti Malaya autour de son projet et mettre en place un plateau d’intervenants riche et varié. Il sera question lors du colloque non seulement de l’œuvre littéraire d’Henri Fauconnier, mais aussi d’aspects plus techniques en lien avec les plantations d’hévéas et de palmiers à huile, deux secteurs que Fauconnier contribua à développer lors de ses longs séjours en terre malaise.

nurani-tanah-melayuDans son discours d’inauguration du colloque, Muhammad Haji Salleh a rappelé l’importance de voir se perpétuer l’œuvre d’Henri Fauconnier au travers de la traduction. En l’occurrence, il aura fallu attendre 85 ans pour que Malaisie soit enfin traduit et publié en malais, alors que rares sont les livres écrits par des étrangers qui ont su toucher d’aussi près l’âme malaise et restant encore d’actualité aujourd’hui. La traduction en malais de Malaisie intervient ainsi après les traductions en anglais (britannique et américain), en espagnol, en polonais (par Robert Stiller), mais aussi en tchèque et en afrikaans. Muhammad Haji Salleh a expliqué que c’est fin 2013, en revenant d’un premier séjour à Barbezieux, pays natal d’Henri Fauconnier, que s’est imposée à lui l’idée de cette traduction, se sentant malu (honteux) que tant d’années se soient écoulées sans que rien n’ait été fait côté malaisien. Le processus de traduction a été long et difficile : Muhammad Haji Salleh ne parlant qu’un français approximatif, il est d’abord parti de la version anglaise d’Eric Sutton avant de retravailler son texte en revenant à la version d’origine grâce aux suggestions des docteurs Deborah Chow de l’Universiti Malaya et Laurent Metzger de l’Université de La Rochelle. Le résultat porte pour titre Nurani Tanah Melayu, ou « l’âme de la terre malaise », l’une des nombreuses âmes – et l’une des plus mystérieuses et poétiques – disponibles en langue malaise.

Malaisie, Mai 1917, Rantau Tinggi, maison d'Henri Fauconnier. HeEn guise d’inauguration toujours, une vidéo de Roland Fauconnier, âgé de 93 ans et fils d’Henri Fauconnier, a également été projetée. Dans un anglais parfait, et même une pincée de malais, le doyen actuel de la famille Fauconnier et auteur d’une fascinante biographie de son père aura su lancer avec beaucoup d’esprit les débats qui allaient occuper l’assistance lors du colloque. S’en est aussitôt suivie une présentation historique par le chef du village de Rantau Panjang des diverses communautés peuplant ce petit village de moins de 4000 âmes où résida plusieurs années Henri Fauconnier. Une « Maison des Palmes » – qui, bien qu’érigée au même endroit, n’a rien à voir avec l’originale bâtie par Henri Fauconnier – trône encore sur les hauteurs du village, surplombant la rivière Selangor, mais les habitants ne savent rien de la figure illustre qui aura un temps séjourné sur ces terres. La mémoire, le patrimoine, l’héritage : autant de notions floues et savamment détournées dans ce jeune pays qu’est la Malaisie. S’il y a bien un « héritage Fauconnier » dans la région, ce sont les plantations. Elles s’étendent à perte de vue au Selangor, et deux présentations techniques aborderont le sujet, d’abord sous l’angle de la culture d’hévéa, puis sous celui de la culture du palmier à huile. C’est l’hévéa, originaire de la forêt amazonienne, qui aura d’abord fait son trou en Malaisie à la fin du XIXe siècle, puis le palmier à huile, en provenance d’Afrique de l’Ouest, qui raflera la mise dans les années qui suivent. Henri Fauconnier, s’il a cultivé principalement de l’hévéa, est à l’origine de l’arrivée en Malaya, en 1911, des premiers plants de palmier à huile, des plants découverts lors d’un séjour à Sumatra en compagnie de son ami belge Adrien Hallet. La suite, et notamment les aspects financiers de l’aventure, seront racontés avec talent par Jean-Michel Mougin, le « dernier planteur francais de Malaisie ». Arrivé en 1982 à Rantau Panjang pour prendre la direction de la plantation, Mougin assistera, après son départ en 1997, au démantèlement de l’ancienne SOCFIN par le magnat Vincent Bolloré, au profit des sociétés locales telles que Berjaya, United Plantation, Sime Darby… L’aventure Fauconnier était arrivée à son terme.

Serge Jardin

Serge Jardin

Sur la plan littéraire, Georges Voisset, spécialiste du pantoun et traducteur d’une partie de l’œuvre de Muhammad Haji Salleh, aura analysé la traduction du professeur en s’en tenant à quelques mots symboliques du roman d’Henri Fauconnier. Des « chants occultes » à « l’âme malaise », en passant par les « démons » et les pantouns cités par Fauconnier : autant de points sensibles qui révèlent les choix subjectifs – et donc, les gains et pertes inhérents à toute traduction – de Muhammad Haji Salleh pour rendre en malais, et aux Malaisiens, le texte d’origine dans une belle traduction poétique. Un travail de comparaison riche et subtil, dans la lignée des nombreux autres travaux de Voisset sur la traduction littéraire et les littératures archipélagiques. Serge Jardin, en tant qu’ancien agent de voyage, mais surtout en qualité de formidable conteur, aura retracé pour l’assistance les premiers balbutiements du tourisme en Malaya britannique en se basant sur l’itinéraire prévu par Henri Fauconnier pour accueillir sa famille chez lui, à Rantau Panjang. Au début du XXe siècle, déjà, les guides de voyage existaient et l’on s’aperçoit, d’étape en étape, que les intérêts d’alors étaient bien loin de ceux du voyageur d’aujourd’hui : chasse (et taxidermie) et architecture coloniale occupaient largement les esprits ! Henri Fauconnier, quant à lui, préférait présenter à sa famille les peuples de Malaisie et cette nature qui l’éblouissait tant. Alors, Henri Fauconnier : préfiguration du voyageur moderne ? On n’est pas loin de le penser…

Laurent Metzger

Laurent Metzger

Autre travail de comparaison : celui de Renuka Devi Naidu entre l’œuvre littéraire, brève, d’Henri Fauconnier, et celle, bien plus étoffée, de Madelon Luloffs. Des points de convergence, mais de divergence aussi, entre ces deux auteurs qui se sont attachés, l’un à retranscrire la vie des plantations britanniques de Malaisie, et l’autre à retranscrire celle des plantations néerlandaises de Sumatra. Parmi les convergences : la façon dont la jungle est traitée comme une espèce d’ultime frontière, un mystère inhospitalier pour les étrangers mais un sanctuaire pour les indigènes, le dernier endroit dans lequel ils peuvent se retirer pour se sentir encore chez eux, à l’image du personnage de Smail s’y réfugiant suite à son état d’amok. La forêt, les descriptions qui en sont faites dans Malaisie et la lutte entre ses versants naturel et artificiel, c’est aussi ce qui aura occupé le professeur Laurent Metzger. Il semblerait qu’aujourd’hui ce soit l’artificiel des plantations qui ait pris le dessus sur le naturel des forêts primaires et secondaires, et les premières populations touchées par ces changements radicaux (hormis les populations animales, sacrifiées) sont les Orang Asli, comme le rappellera Jérôme Bouchaud. Des Orang Asli qu’Henri Fauconnier souhaitait intégrer à sa « peinture de la Malaisie », mais il ne lui en sera finalement pas laissé le temps…

Patricia Grange

Patricia Grange

D’autres présentations – par le poète français Jean Bastien sur la poésie française et son rapport à l’Orient (notamment via l’aventure du pantoun devenu pantoum), par l’Ecrivain national Anwar Ridhwan vantant les mérites du travail de traduction de Muhammad Haji Salleh, par le peintre et écrivain Raja Ahmad Aminullah sur l’humanisme de Fauconnier – auront développé autant d’autres facettes de l’œuvre d’Henri Fauconnier et de l’influence qu’elle a pu exercer – et qu’elle exerce encore – sur les lecteurs et les écrivains. S’il devait en être une preuve vivante, ce serait bien la poète française d’origine béninoise Patricia Houéfa Grange, qui a découvert la Malaisie à travers le pantoun, son « quatrain magique ». S’est nouée entre elle et cette forme poétique une relation intime qui l’a amenée à s’intéresser de plus près aux sources de cette poésie, en passant d’abord par la case Fauconnier, puis en entreprenant un voyage de près de trois semaines sur la côte ouest de la Malaisie. De ce voyage ont découlé des impressions, soigneusement reportées dans un carnet de route tenu au jour le jour et dont elle aura accordées la primeur aux participants du colloque. Au gré des ambiances sonores et des refrains entêtants, la voix bien posée et les mots bien pesés, en sarong et kebaya pour l’occasion, Patricia Houéfa Grange aura rendu un hommage vibrant à cette Malaisie qu’elle rencontrait pour la première fois mais qu’elle semblait porter, au moins par expérience poétique, déjà en elle. Et c’est à travers son regard que chacun des participants aura pu « redécouvrir » cette Malaisie qui avait su autrefois séduire Henri Fauconnier.

En clôture de colloque, l’association Pantun Sayang a remis ses prix dans le cadre de la deuxième édition de son concours annuel de pantouns francophones. Le Grand Prix a été attribué à Patricia Houéfa Grange, dont les textes seront bientôt rendus disponibles dans le prochain numéro de la revue Pantouns, tout comme ceux d’Ariane Perrin, lauréate du Prix des Collégiens, et du Malaysia-French Institute d’UniKL, qui remporte le prix spécial « Institutions Francophones ». C’est sur ces remises de récompenses poétiques et dans une bonne humeur typiquement malaisienne que s’est achevé le colloque dédié à Henri Fauconnier, perpétuant ainsi la mémoire de l’illustre écrivain-planteur et augurant encore de belles possibilités d’échanges littéraires et culturels entre la France et la Malaisie autour de sa personne, de son œuvre et du pantoun.

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