Qu’appelons-nous la littérature mahua ?

A la découverte de la littérature sinophone de Malaisie
de Ho Sok Fong

Traduit du chinois (Malaisie) par Coraline Jortay

Ho Sok Fong - 2

Je m’appelle Ho Sok Fong et je suis une autrice sinophone qui vient de Malaisie. Récemment, l’un de mes recueils de nouvelles a été traduit en anglais par Natascha Bruce. C’est un livre où s’écrivent les vécus solitaires des femmes de Malaisie de toutes conditions, un livre où chaque nouvelle s’engage tour à tour dans de minuscules tangentes à la narration. Par son écriture, par sa forme, comme par ses expressions, ce recueil appartient à ce champ particulier de la littérature mineure qu’on appelle la littérature mahua – la littérature sinophone de Malaisie.

La littérature mahua est un fruit du terroir et l’un des atouts les plus singuliers du patrimoine culturel de Malaisie. Sur ce bout de terre multi-ethnique et multilingue, nous ne sommes pas la seule communauté dont la littérature est minoritaire. On trouve également ici des artistes indiens ou encore autochtones. Et par-delà les classifications ethniques, il y a des auteurs et artistes malais qui s’obstinent encore et toujours à forger des œuvres littéraires qui sortent des sentiers battus, et que l’on peut eux aussi rattacher à une forme de littérature mineure.

Nous autres, auteurs mahua, continuons à faire le choix d’écrire dans notre langue maternelle. Mais cette langue chinoise qui est la nôtre se coule difficilement au moule d’une grammaire orthodoxe. En cela, les lecteurs sinophones originaires d’ailleurs lui trouveront peut-être une saveur insolite. Notre écriture a absorbé nombre d’expressions locales et ces vocabulaires créolisés et dialectaux donnent corps tant à son style qu’à ses tonalités bigarrées. Cette littérature, nous l’appelons sinophone – et pas « chinoise », à la différence des auteurs du continent.

Quand l’écriture ne se pose pas en protectrice de la grammaire et que les romans laissent transparaître un brin d’oralité, le résultat offre un goût de familier et un goût d’inédit. Si la lecture est un peu rugueuse, un peu gauche, trop orale, elle déborde d’une vigueur que n’ont pas les plumes raffinées. Et s’il n’est pas aisé de définir exactement ce que peuvent être les spécificités linguistiques de la littérature mahua, c’est sans doute qu’il ne s’agit pas vraiment de savoir ce qu’elles « devraient » être, mais seulement d’apprécier une série de « peut-êtres » en constante mutation. Parfois, notre écriture regorge d’oralité, parfois on n’en trouve qu’un tout petit peu – tout dépend du texte et des sentiments qu’on désire exprimer.

En outre, un auteur s’efforce toujours de nouer un dialogue avec les œuvres de ceux qui l’ont précédé, tout en affirmant sa singularité artistique. Il ou elle espère que les particularités locales de ses romans pourront s’exprimer de différentes manières. Pour beaucoup, la langue du cru évoque le carcan de la tradition. Je suis moi-même souvent tiraillée lorsque je l’emploie dans mes textes. Pourtant, l’écriture nous permet de retrouver la mémoire et de recouvrer notre capacité d’écoute – particulièrement pour le slang, ce grand oublié de l’écriture muselé par la grammaire. De nombreux mots de notre vie quotidienne empruntés au malais ont trait au corps et aux sensations, comme sabun pour le savon, geli pour démanger, ou rasa pour le goût. Plus jeune, lorsque j’ai appris le mot « amour », c’est le sayang de la langue malaise que j’entendais dans la bouche des adultes. Ces termes se glissent naturellement dans les espaces de la vie quotidienne, dans la cuisine, sur la table de la salle à manger. Et ce sont ces idiomes chamarrés qui s’assemblent comme des collages dans mes romans, dans ces histoires de femmes.

En Malaisie, la population sinophone diminue d’année en année – elle n’est déjà plus que de vingt pour cent. La littérature mahua n’a donc qu’un petit marché, et a en outre traditionnellement été reléguée aux marges des définitions officielles de la « littérature malaisienne ». Et pourtant, malgré les obstacles et le manque de ressources, elle est extrêmement dynamique. Vitale, elle rend compte de nos désirs et de notre aspiration à pouvoir exprimer nos différences dans la dignité. Nous continuons à écrire ce qui nous tient à cœur, à publier de la poésie, des essais, des romans. Nous n’attendons pas que les lecteurs nous trouvent, mais laissons à nos livres le soin de trouver leurs lecteurs.

Il n’est pas impossible que la marginalisation politique de la littérature mahua ait profondément inscrit sa minorisation au cœur même de la langue. Et peut-être que c’est justement parce que notre chinois n’a peu ou pas de valeur commerciale que ceux qui s’aventurent quand même dans l’art futile d’écrire dans notre langue peuvent exprimer leurs aspirations marginales d’une manière qui n’en est que plus puissante – que cette marginalisation soit politique, sociale, sexuelle, de genre, ou ait trait aux cicatrices de l’Histoire.

Pour dire l’indicible, on n’a d’autre choix que de se lancer corps et âme dans l’écriture. Et nos phrases, tout aussi fracturées qu’elles puissent être, permettent aux sentiments de rejaillir en surface, de nous faire vibrer par-delà les mots. Il s’agit de renverser la perspective : on ne peut pas juger la langue d’une littérature mineure à l’aune des conventions esthétiques de la littérature majeure – en particulier quand ses fêlures et son hybridité sont une part aussi essentielle d’elle-même que la chair et le sang. Les failles et les aspérités que nous y ressentons nous font tendre l’oreille aux murmures des confidences. Ce n’est qu’alors que nous pourrons nous entendre, même au cœur de ce silence qui n’a pas de mots.

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