La Malaisie, un modèle de développement souverain ? C’est le titre de l’ouvrage que vous avez consacré au modèle de développement économique suivi par la Malaisie, tout particulièrement depuis le début des années 1970 et l’instauration de la NEP (Nouvelle Politique Economique), jusqu’à aujourd’hui. En quel sens ce modèle est-il si singulier ?
Le modèle de développement malaisien fascine non seulement les pays musulmans du Maghreb par exemple mais aussi les économistes du développement qui suivent de près les expériences d’émergence. La Malaisie combine quelque chose de rare : une orientation économique cohérente et de long terme soutenue par l’Etat dans la durée et sur de nombreux plans (production nationale dans les secteurs stratégiques, investissements publics notamment contracycliques, encadrement des importations, suivi de l’évolution des inégalités) et poursuite de l’ouverture à l’économie mondiale (dans le droit fil de son extraversion héritée de la colonisation). Cette extraversion a évolué dans son contenu après la fin de la domination britannique (qui l’avait inscrite dans une spécialisation agro-exportatrice – étain mais surtout caoutchouc-), pour faire progressivement de la Malaisie un leader dans l’industrie mondiale des semi-conducteurs, dans ses partenaires – outre les Etats-Unis, le Japon et l’Europe, on doit compter maintenant avec la Chine, passée partenaire n°1 au cours de toutes dernières années, mais aussi le Moyen-Orient pour le secteur agroalimentaire halal où la Malaisie est leader. Ce double appui sur un Etat interventionniste et les marchés extérieur est une combinaison qui a longtemps été rare, et du point de vue théorique, elle a été en rupture avec ce qu’on appelait au cours des années 1980-2000, la période néo-libérale du Consensus de Washington. Ça a fait partie du mouvement général des Etats développeurs asiatiques (Japon, Corée Taiwan, Singapour) qui ont bien été étudiés depuis (Alice Amsden, Robert Wade) et ce dès la décennie 1990.
Si le modèle malaisien a porté ses fruits tout au long des années 70 et 80, la crise asiatique de 1997 a semé le doute sur la pérennité de la croissance économique malaisienne. Mais quand beaucoup d’économies voisines s’effondraient, la Malaisie, elle, décidait de traverser cette zone de turbulences seule, sans l’aide du FMI. Ce souverainisme, encore d’actualité et permis par la rente naturelle, s’accompagne d’une grande ouverture de l’économie malaisienne sur l’extérieur. Cette association est-elle viable sur le long-terme ?
Non, c’est parce qu’il y a eu le doute qu’il y a eu la crise ! Et ce doute ne visait pas initialement la Malaisie mais surtout la bulle immobilière thaïlandaise ! C’est un doute par contagion qui s’est étendu à la Malaisie. Ce domino tragique a été possible du fait de la connaissance très approximative de la réalité des structures macroéconomiques par les marchés financiers. Qui n’en ont de fait pas besoin puisque les comportements des grands investisseurs (les investisseurs institutionnels capables de faire entrer puis ressortir des masses de capitaux colossales) sont par définition moutonniers et surréactifs – d’où leur dangerosité – plutôt que basés sur des analyses approfondies. Ce fut donc une crise de la financiarisation de l’Asie du Sud-Est, et non pas une sanction des faiblesses de l’économie malaisienne. Evidemment, cette crise a ensuite eu de profonds effets réels et on peut tout à fait dire que le pays n’en est pas sorti indemme. Comme d’ailleurs l’ensemble de l’Asie du Sud-est. Que le gouvernement d’alors (Mahathir) ait réagi dans un sursaut souverainiste face aux tenants de l’orthodoxie monétaire et financière mondiale nous avait semblé assez logique.. et, comme vous le dites, il en avait les moyens à la fois financiers (situation budgétaire confortable) et en termes de légitimité interne. Il en a d’ailleurs gagné l’admiration d’un grand nombre de pays du Sud. Quant à savoir si à terme le tandem Etat fort + inscription dans la mondialisation est viable, je peux là aussi répondre en deux temps : 1. Qu’est-ce que vous appelez le long terme ? 2. Au contraire, la Malaisie a ouvert la voie à de nombreux imitateurs du côté les pays non industrialisés, d’une part, les exemples plus anciens des NPI (Taïwan, Corée du Sud) comme plus récents de la Chine montre que cette articulation est décisive et devrait le rester. Je pense que ce sont les modalités de l’articulation qui auront à évoluer à l’avenir.
Il est de coutume de dire, pour les pays en développement dirigés de manière autoritaire, que la croissance économique est le premier pas vers plus de démocratie : pour faire simple, plus de richesses encourageraient un meilleur accès à l’éducation et une plus grande aspiration des peuples à se gouverner par eux-mêmes. Or, la démocratie, si elle a eu sa chance en Malaisie, semble s’être depuis un peu « égarée » en chemin, pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Sophie Lemière (Misplaced Democracy, SIRD, 2014). La démocratie fait-elle seulement partie des intentions du pouvoir en place, ou bien dessert-elle ses intérêts ?
Je trouve les termes de ce débat, tels que vous les posez, très simplistes, vraiment. Quant à la doxa (croissance éco ouvrant possibilité de démocratie) dont vous parlez, elle n’a pas tellement de sens selon moi. Je ne suis ni fonctionnaliste ni téléologique dans mon analyse des relations économie-politique. Je ne crois pas que l’on doive (ni même ne puisse raisonnablement) l’être ! Avec Suharto par exemple, la dictature et la corruption ont été supportées jusqu’à la crise de 1997 : la rupture dans la croissance a ouvert la voie à la démocratie. (C’est d’ailleurs le même schéma logique qui s’est retrouvé dans les printemps arabes en 2011). Autre contre-exemple est-asiatique : la croissance très rapide du Vietnam, celle, plus tardive mais également soutenue du Laos et du Cambodge sous des gouvernements non-démocratiques : dans ces « pays émergents », l’ouverture à la démocratie n’est pas non plus au programme à court et moyen terme. Vous pouvez également penser à la Chine. A tel point que certains parlent désormais de « consensus de Pékin » pour désigner la nouvelle combinaison d’autoritarisme, d’orientation politique de l’économie… et de croissance sans que l’on puisse dire le moins du monde que cette dernière est un pas vers plus de démocratie.
Et si nous revenons maintenant à la Malaisie, peut-on penser que la démocratie fait partie des intentions du pouvoir ? L’utilisation abusive du Sedition Act cette année et tout particulièrement autour des cérémonies de la commémoration de l’indépendance (Merdeka Day, 31 août) où l’on a procédé à des arrestations massives et à des condamnations en cascade ne témoignent pas d’un pouvoir soucieux de donner des gages sur ce plan. Quant au fait de savoir si la démocratie dessert ses intérêts (mais de quoi parle-t-on quand on dit « la démocratie » en général… autre question !), je crois surtout que, sur ce point, l’UMNO est totalement bloquée par une contradiction entre le maintien d’une politique pro-malaise issue de la NEP, qui est la justification interne actuelle la plus forte du pouvoir de l’UMNO (si l’on laisse de côté la préservation d’intérêts très personnels, ce qui est le propre de l’exercice du pouvoir quelque soit le parti), et l’ouverture démocratique qui risque de remettre en cause les privilèges pro-malais.
L’interdisciplinarité de votre étude permet de comprendre la complexité et l’originalité du développement malaisien. Mais la question reste posée : existe-t-il à proprement parler un modèle malaisien qui pourrait, à l’échelle du monde, servir de référence à d’autres économies en développement ? Ou bien, du fait de son communautarisme et d’autres facteurs, est-il fondamentalement unique et inexportable ?
La question du modèle mondial est-elle la bonne ? Pouquoi vouloir que tous se calquent sur un schéma ? Ce qui est reposant pour l’esprit (une seule forme à avoir en tête, un seul système à comprendre) n’est pas forcément désirable pour les sociétés ? Ensuite, vous le dites vous-mêmes, la Malaisie est sacrément singulière, et tellement compliquée à saisir en particulier pour les esprits cartésiens universalistes formés aux sciences sociales françaises. Et c’est pour cela qu’elle intrigue, irrite et passionne, sans aucun doute.
Sur quel(s) projet(s) travaillez-vous actuellement, et la Malaisie reste-t-elle votre pays de prédilection pour vos recherches ? Intéresse-t-elle selon vous un nombre croissant de jeunes chercheurs francophones, dans diverses disciplines ?
Très isolée par mon sujet de recherche (totalement marginal) en France pendant des années, j’ai pris ma place dans le paysage scientifique en tant qu’économiste institutionnaliste du développement : la Malaisie étant « ma petite spécialité ». Dans ce cadre, j’avais d’ailleurs fini par décider de passer à autre chose, et notamment à l’étude des raisons de l’oubli du magnifique « Plan Colombo pour la coopération et le développement asiatique ». Mais à peine avais-je commencé à investir le terrain des recherches sur Colombo (que je continue car c’est réellement passionnat du point de vue de l’histoire des idées et des institutions du développement) que mon livre est paru, fin 2012. J’ai mesuré alors combien mes connaissances sur ce pays étaient finalement rares et précieuses pour la France, sur le plan diplomatique et stratégique mais aussi sur le front plus strictement intellectuel des recherches en cours sur les capitalismes asiatiques : celles-ci se concentrent sur l’Asie orientale (merci au Japon et à la Chine qui aspirent tous les chercheurs !) et laissent de grands vides côté Asie du Sud-Est, notamment de ses moteurs économiques, Malaisie-Singapour. J’ai donc eu à partir de là l’opportunité de pouvoir poursuivre mes travaux sur la Malaisie contemporaine avec des appuis scientifiques et administratifs nouveaux, venant s’ajouter à la confiance et au soutien de ma propre université (Rennes 2).
J’ai la chance de travailler actuellement en Malaisie sous tutelle de l’IRASEC-CNRS (Bangkok), avec Nathalie Fau, géographe spécialiste des espaces maritimes en Asie du Sud-Est (Détroit de Malacca, de la Mer de Chine méridionale et mer de Sulu Sulawesi) et des processus d’intégration régionale, et avec David Delfolie, jeune chercheur en sciences politiques travaillant sur la politique intérieure et étrangère de la Malaisie qu’il aborde à partir de l’islam politique. Chacun de nous a une solide expérience de la Malaisie comme objet de recherche et nos travaux se complètent très bien pour analyser les changements – à la fois maritimes, politiques et économiques – qui s’opèrent en ce moment dans le pays dans le contexte de la rapide montée en puissance chinoise.
Pour nos lecteurs qui s’intéressent à la société malaisienne contemporaine, à son histoire et ses évolutions possibles, quels ouvrages conseilleriez-vous, qu’ils soient en anglais ou en français ?
En français, j’ai beaucoup aimé Malaysia – La dualité territoriale, l’ouvrage d’introduction de Rodolphe de Koninck aux éditions Belin (éditeur véritablement spécialiste des questions asiatiques), de lecture aussi agréable que rapide. Il fait le tour des questions essentielles à grande vitesse mais avec, selon moi, un jugement sûr. Mon propre livre fonctionne à peu près à l’inverse : très prudent, très argumenté, étayant longuement toutes les affirmations. Il permet d’aller plus en profondeur notamment sur les questions de la cohérence économique du fonctionnement du capitalisme malaisien. Mais il laisse de côté certains éléments géographiques que De Koninck, géographe, aborde avec brio. Pour longuement déprimer à Ipoh sous la pluie dans les années 1980, je voudrais aussi donner à lire la magnifique traduction de Preeta Samarasan : Et c’est le soir toute la journée (Actes Sud, 2011).
En anglais en revanche, il faut dire qu’on a l’embarras du choix : pour la partie historique, The History of Malaysia d’Andaya & Andaya, est la bible. Pour une lecture plus sophistiquée que les clichés habituels sur les différentes populations qui ont forgé et font aujourd’hui la société malaisienne, on pourra se plonger avec bonheur dans Leaves of the Same Tree: Trade and Ethnicity in the Straits of Melaka (2008) de L. Andaya.
Retrouvez l’ouvrage d’Elsa Lafaye de Micheaux sur le site des Editions de l’ENS Lyon.