Escales dans les Détroits avec Jean Cocteau (suite)

Malacca est une déception

Le 29 avril, après avoir déjeunés à bord, nos deux voyageurs gagnent le débarcadère situé dans l’estuaire de la rivière. C’est en pousse-pousse qu’ils vont visiter Malacca. Celle qui fut autrefois la Reine des Détroits, où se faisait tout le commerce de l’Orient, à une époque où les épices valaient de l’or sur les marchés européens. La fondation des ports de Penang et de Singapour par les Britanniques sont les deux derniers clous sur le cercueil de Malacca. Au XIXème siècle, elle sombre dans l’oubli et devient un « véritable trou perdu », l’absence de port en eau profonde lui est fatale.

Comme à leur habitude, nos globe-trotters laissent les coolies courir au gré de leurs fantaisies. Il est aisé de reconstituer l’itinéraire choisi par les coolies pour plaire à des touristes européens. Derrière le débarcadère, dont le dernier vestige est aujourd’hui une vieille grue, se trouve la place que les Hollandais ont entouré de bâtiments solides et austères, et que les Anglais ont peint en rouge en 1911. Après en avoir sans doute fait le tour, ils se sont élancés sur Fort Road, cette promenade ouverte par les Anglais (après avoir détruit la forteresse au début du XIXème siècle), qui épouse le pied de la colline historique et qui longe la mer ; sur la gauche, de vieilles maisons hollandaises, et puis, sur la colline (sur laquelle ils ne grimperont pas), la masse sombre de la vieille église en ruines ; sur la droite, face à la mer, de vieux canons et des couleuvrines, vestiges d’une histoire tumultueuse.

Après avoir laissé à gauche le seul souvenir de la forteresse, Porta de Santiago, la course continue sur Bandar Hilir Road entre le Club de Malacca (qu’a décrit neuf ans plus tôt Somerset Maugham dans Les empreintes dans la jungle) où l’on ne s’arrête pas, et l’Esplanade, à la fois pelouse de sport et champ d’entrainement militaire, cœur de toute ville coloniale anglaise. Puis c’est le « Quartier latin », avec l’Institut Saint François des Frères des Écoles chrétiennes, le Couvent des Dames de Saint Maur et l’école publique anglaise (Malacca High School), avec ses fanfares qui s’exercent, ses boy-scouts et ses papeteries.

Le club de Malacca.

On tourne en direction de la Colline chinoise dont Jean Cocteau n’a pas vu le cimetière, mais les garages et les usines. Bref, la rive gauche est « très européenne et très élégante. La ville est une petite ville de province… » Ils sont revenus vers le centre par Wolferstan Road, le temps de se prendre en photo devant l’église des Français, Saint François Xavier1. Jean Cocteau, le peintre, remarque très justement que « le soleil mange les couleurs. Le soir elles ressuscitent ».

Ils ont sans doute traversé la rivière pour faire le tour de Chinatown au trot de leurs coolies. Jean Cocteau déplore la disparition des femmes aux pieds contraints (dont il attribue l’origine au besoin de faire souffrir dans l’amour chez les Chinois). C’est à Malacca qu’il découvre que la fleur d’hibiscus écarlate sert à teindre les socques en rouge, d’où son nom fleur de souliers. De retour sur la rivière, seules de « magnifiques jonques de bois précieux, avec un gros œil à la proue » et les mariniers qui se douchent, trouvent grâce aux yeux du poète.

Jean Cocteau à Malacca.

À décharge pour Malacca, un tour panoramique était sûrement ce qui convenait le moins et à nos voyageurs, si peu touristes, et à Malacca, une petite ville de province assoupie qui ne se révèle qu’avec le temps. Et puis surtout, l’heure, le moment était rédhibitoire pour nos oiseaux de nuit qui ont préféré les nuits fauves de Penang, Kuala Lumpur et Singapour à Malacca, où ils avaient peu de chance, au cœur de l’après-midi, de découvrir les fumeries, les tripots et les bordels florissant alors entre Bunga Raya et Java Lane, d’assister à une séance d’opéra chinois ou de regarder les professionnelles de ronggeng danser.

« Nous rentrons en hâte au bateau qui s’éloigne à sept heures. »

Satay à Singapour

Nos voyageurs retrouvent d’abord les pelouses et les parcs des escales précédentes, influence anglaise oblige, et la plus grande salubrité (déjà). Ils débarquent du Karoa le 30 avril, et doivent attendre le bateau en correspondance pour le Japon. Ils vont passer quatre nuits à l’Adelphi, un des meilleurs hôtels de la ville (après le mythique Raffles, mais les propriétaires sont les mêmes depuis 1903, les frères Sarkies) au cœur du quartier colonial, dont la terrasse de la chambre donne sur la cathédrale anglicane, Saint André. Bien sûr, ils vont poursuivre leur tournée des fumeries d’opium (ils fument trop sans doute, car « nous avons maigri de moitié. Nos costumes flottent », écrit Jean Cocteau) et faire des fêtes nocturnes avec leur coolies.

L’hôtel Adelphi de Singapour.

Mais ils font une découverte : le parc d’attractions (qu’ils auraient pu découvrir à Malacca : le City Park y a ouvert ses portes en 1932). À Singapour, il y en a deux (le troisième, le Gay World n’ouvrira qu’après leur passage). Accompagnés par l’agent des Messageries maritimes de Singapour, ils vont dîner dans le plus ancien, le New World dans un restaurant où ils dégustent un des grands plats de la cuisine chinoise : le canard laqué de Pékin. En prélude au dîner ils ont goûté le satay, une petite brochette que l’on trempe dans une sauce épicée, dans un étal en plein air où l’on paye à la fin en comptant les baguettes de bambou qui jonchent la table ; Jean Cocteau écrit : « Ce plat est le meilleur de ceux que j’ai mangés en Orient. » Ils découvrent l’opéra malais (bangsawan) et le théâtre chinois. Le parc d’attraction c’est aussi le coupon que l’on achète pour danser avec la ronggeng, et puis après la guerre, s’y ajouteront le striptease, le catch et la boxe… Mais les parcs d’attractions ne résisteront pas à l’arrivée des centres commerciaux et surtout à la généralisation de la télévision. Le New World a fermé ses portes en 1987.

Ils visitent en compagnie du directeur de la Banque d’Indochine le parc d’un riche chinois, marchand d’animaux, installé au bord de la mer. Ils sont tous là, l’orang-outan, le cacatoès, le crocodile, le python, l’ours, le tigre, le cobra, le chat doré… tous les hôtes de la grande forêt équatoriale, en cages et en caisses. En effet, depuis le début du siècle, la présentation d’animaux exotiques vivants, aussi bien dans les cirques que dans les zoos connaît une popularité croissante tant en Amérique qu’en Europe. L’apogée est sans doute marquée par le succès que remporte l’enclos animalier de l’Exposition coloniale de Paris en 1931 qui devient en 1934 le zoo de Vincennes. Les chasseurs et les collectionneurs font de Singapour le centre de ce trafic très lucratif.

Dans la moiteur des nuits équatoriales, dont le ventilateur ne suffit pas toujours à soulever la lourdeur, Jean Cocteau fait connaissance avec la veuve hollandaise, ce traversin que l’on serre entre les jambes et les bras, « comme un fantôme d’amour ». Dimanche 4 mai, ils traînent en ville puis, pour leur dernière soirée à Singapour, ils retournent au New World, où ils retrouvent le bangsawan, avant d’embarquer de nuit sur le Kashima-Maru.

Bangsawan.

Jean Cocteau note très justement que Singapour est une jungle domestiquée, « la force monstrueuse de la jungle » a été mise au pas, elle est devenue pelouses et parcs. Les arbres et les lianes sont devenus des villas et des hôtels, mais le soleil et les pluies qui fécondent le sol n’ont pas changé. On n’apprivoise pas impunément la forêt ou vivaient le cobra et le tigre ; derrière ses façades élégantes, Singapour continue à haleter comme un fauve. Avec le temps la domestication s’est amplifiée et systématisée. Les jardins et les réserves naturelles se sont multipliés. Ainsi le jardin botanique (aujourd’hui inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco) et la culture d’orchidées sont des fiertés nationales. Jardins suspendus, murs végétal et culture sur les toits, petit à petit la nature semble réinvestir Singapour. Hier les Anglais créaient des parcs et des pelouses donnant naissance à une ville-jardin, aujourd’hui Singapour s’évertue à mettre la ville dans un jardin.

Du bon usage du voyage selon Jean Cocteau

Ces « notes de voyages », comme les appellent Jean Cocteau sont dédiées à André Gide. « Le manque de laisser-aller est un reproche que vous ne pourrez plus me faire », écrit l’élève Cocteau, (qui rentre à Paris le 17 juin) au maître ès voyage, Gide (qui vient d’arriver à Moscou le 14 juin). Pas de programme de visite, surtout ne pas suivre les itinéraires que proposent les guides de voyage, à chacune des escales nos globetrotters laissent les coolies courir au gré de leurs envies. Pourtant, derrière ce désordre, cette improvisation apparente se cache une méthode. Quel est donc le « système » adopté par nos voyageurs ?

Jean Cocteau et André Gide en 1930.

Le temps est un facteur important du voyage. Il faut aller vite, les étapes sont souvent brèves, parfois très courtes même. Ce peut être suffisant pour se créer de nouvelles habitudes, et de citer Nietzsche : « J’aime les courtes habitudes et je les tiens pour des moyens inappréciables d’apprendre à connaître beaucoup de choses. » Quand ils restent quatre ou cinq jours au même endroit, ils peuvent passer une journée entière dans leur chambre. Avoir du temps à perdre est une des clés qui permet d’ouvrir une des portes de l’Orient où le temps (linéaire) est somme toute, une invention récente.

André Gide sur la Place rouge le 17 juin 1936.

Il importe également de brûler les lettres de recommandation, pour les consulats et autres ambassades. Le consul de France à Singapour, Paul-Arthur Ballereau, rencontré par hasard, reproche à Jean Cocteau sa façon de voyager. Ce à quoi ce dernier répond que s’il se présente au consul, celui-ci se sent obligé de l’inviter, invitation qu’il est obligé d’accepter, et « au lieu de vivre un jour du pays que je traverse, je vais vivre un jour d’Europe ; que dis-je, un jour officiel… un jour perdu ! » C’est la raison pour laquelle ils préfèrent dîner avec les coolies.

Il faut surtout ne pas tenir compte des conseils des gens bien intentionnés, basés sur l’expérience, qui vous invitent à faire attention. Oh que non, soyez imprudents au contraire, et vivent les coupe-gorges ! Où l’on vous offre son cœur en échange d’une cigarette. Jean Cocteau rirait bien à la lecture des conseils aux voyageurs que l’on trouve aujourd’hui sur le site du ministère des Affaires étrangères invitant le touriste à se méfier des chiens, des inondations, des moustiques, des orages, des sangsues, des serpents, des singes, des taxis et des varans. « Notre système de voyage est bon… Notre succès, c’est de réussir en quelques heures à pénétrer dans l’âme des villes, chez le peuple, et à nous faire estimer de lui. »

L’humilité que doit induire l’ignorance et le respect qui découle de la naïveté sont les qualités nécessaires au voyageur. « Le touriste inculte qui court le monde avec notre méthode doit savoir qu’il traverse un cérémonial auquel il ne comprend pas le premier mot. Que cette assurance le rende timide et lui ôte une fois pour toutes la désinvolture européenne. Que rien de ce qui le déroute ne le fasse rire ou sourire et qu’il respecte des signes qui perdent toute naïveté décorative aussitôt que notre esprit en pénètre le sens. »

Cette méthode comporte toutefois un inconvénient, celui de passer à côté des amis qui le lisent, et qui souhaiteraient le rencontrer aux étapes. Mais Jean Cocteau écarte l’argument : « L’admiration me laisse froid. Je veux des coups de foudre. La haine ou l’amour. » Nous conclurons avec Jean Cocteau que la clé d’un voyage réussi est de n’en rien attendre. La mère de toutes les déceptions est le désir, le souhait. Finalement, il est rentré à Paris un peu bouddhiste, notre Philéas Fogg.

1. En page 202 de l’Album Cocteau (2006) de la Bibliothèque de la Pléiade, « Pennang » est écrit avec 3 n et la photo prise à Malacca (devant l’église Saint François Xavier) est curieusement située à Penang. Même dans la Vénérable maison, les relecteurs ne sont plus ce qu’ils étaient.

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