Continuons à découvrir la communauté des Babas et des Nyonyas vivant dans cette rue avec W. Somerset Maugham qui a parfaitement saisit l’atmosphère du « trou perdu » qu’est devenu Malacca en 1927, qu’il nomme dans sa nouvelle « Tanah Merah », la terre rouge (Les empreintes dans la jungle) :
« Tanah Merah a une histoire et dans les vastes demeures dédaléennes des négociants Chinois, adossées à la mer de telle sorte que dans la fraîcheur du soir ils peuvent s’asseoir dans leurs loggias et profiter de la brise salée, vivent des familles établies dans le pays depuis trois siècles. La plupart ont oublié leur langue d’origine et communiquent entre elles en Malais ou en petit nègre Anglais. L’imagination s’attarde ici d’autant plus volontiers que dans les Etats Fédérés Malais, d’ordinaire, l’on ne remonte dans le passé que d’une génération par rapport aux vivants.
Tanah Merah fut longtemps le marché le plus actif de l’Extrême Orient et les navires se pressaient dans son port quand les clippers et les jonques sillonnaient encore les mers de Chine. Aujourd’hui il est mort. Elle a l’air triste et romantique de tous ces lieux qui ont eu de l’importance et vivent maintenant dans le souvenir d’une grandeur disparue. C’est une petite ville endormie et les étrangers qui y viennent, perdant leur énergie d’origine, imperceptiblement s’abandonnent à ses manières faciles et léthargiques. Les hausses successives du caoutchouc n’apportent pas la prospérité et les effondrements qui suivent accélèrent son déclin. »

La rue Tun Tan Cheng Lock.
Robert W. Foran, chasseur, journaliste et voyageur anglais décrit la même rue en 1935 (La vie en Malaisie). Il voyage en voiture avec chauffeur, mais il a lu le guide des Chemins de Fer cité plus haut :
« C’est dans Heeren-Street que se trouvent les maisons les plus belles et les mieux décorées des riches familles chinoises. La rue est longue, étroite et supposée droite, mais celui qui l’a tracée était sans doute atteint de troubles visuels. Elle est bordée, sur les deux côtés, de maisons aux façades étroites qui pourraient avoir été transplantées en bloc de Canton ou de Shanghai. Celles qui sont situées, sur le côté sud s’étendent jusqu’à la mer; quelques-unes sont bâties sur des pilotis enfoncés dans la vase.
On accède à chacune des maisons par une véranda de cinq pieds (1,50m), séparée de la porte voisine par un mur en brique percé d’une fenêtre ovale, ronde ou carrée; le porche repose sur des piliers en bois du même style que ceux des temples chinois. La façade des maisons est peinte et ornée de sujets en céramique dans ces teintes charmantes qui caractérisent les porcelaines chinoises. Malheureusement, cette rue – ainsi que Jonker-Street, sa voisine – se modernise rapidement, mais les constructions d’ancien style chinois conservent encore leur charme particulier.
J’ai parcouru bien des fois Heeren-Street d’un bout à l’autre, sans jamais voir deux maisons dont le plan et la décoration fussent semblables. Cette artère possède une originalité très marquée… Quand je passais par là, je ne manquais jamais d’examiner, par les portes grandes ouvertes, les intérieurs des habitations privées. Le luxe des boiseries et des meubles était ce qui me frappait le plus; ces derniers paraissaient bons et solides. J’étais saisi de convoitise à la vue de quelques-uns de ces écrans, de ces chaises, de ces tables et de ces buffets en vieux bois noir chinois, ornés de dragons ou d’autres symboles élégamment sculptés à la main. Le collectionneur de meubles chinois anciens trouverait ici une mine d’or, s’il avait le moyen de payer ces trésors.
Les pièces intérieures des maisons, qui contrastaient d’une façon marquée avec l’extérieur sobrement décoré, étaient charmantes. Le vestibule était séparé de la cour intérieure par des panneaux en bois noir ou en laqué finement travaillés. Quand je pensais qu’ils avaient été apportés de Chine depuis plusieurs siècles et que depuis ils avaient appartenu à la même famille pendant des centaines d’années, j’en avais l’eau à la bouche. Les cours étaient ombragées d’arbres et derrière elles se trouvaient les chambres à coucher de la famille. »