Malacca Littéra-Tour (2/5)

Le Stadthuys (1848).

On traverse la place (devenue rouge au début du XXème siècle) pour emprunter le monumental escalier qui mène à l’entrée du Stadthuys. Sur la façade occidentale se trouve la galerie sur laquelle ouvrait la chambre qu’Isabella Bird occupa lors de son séjour à Malacca au début de l’année 1879 en rentrant du Japon (The Golden Chersonese and the Way Thither). Voyageuse victorienne extraordinaire, elle fut la première femme à être admise dans la très masculine Société Géographique Royale.

« L’Hôtel de Ville, qui se tient sur une pente de la colline, et qui est le bâtiment le plus important de Malacca, est aujourd’hui utilisé par le Trésor Public, le Bureau des Postes, et de façon générale les bureaux du Gouvernement.
Il y a de grandes salles de réception, dont une salle de bal, et des suites d’appartements… L’Hôtel de Ville, côté colline n’a qu’un étage, mais confinant à la ville il en a trois et même quatre. La partie supérieure est construite autour des trois côtés d’un jardin hollandais. Une galerie sous la véranda couverte de tuile court tout autour. Une volée de jolis escaliers du côté de la mer mène sur la colline couverte de gazon vers la cathédrale, et les bungalows du Gouverneur et de l’aumônier colonial… Il doit y avoir plus de quarante chambres dans ce vieux bâtiment, sans compter les grands couloirs voûtés, et toutes sortes d’escaliers bizarres et de recoins. Le carrelage hollandais, de formes et de tailles variées, abonde.
Ma chambre ouvre, d’un côté sur une belle volée d’escaliers sous la véranda, et de l’autre sur un passage et un escalier avec plusieurs chambres avec des portes communicantes, et avec des fenêtres ouvrant sur les galeries extérieures. Comme la plupart des maisons européennes de la Péninsule, ma chambre possède un escalier qui conduit de la chambre vers une pièce en dessous, quelque peu sinistre. Elle est pavée de briques, et contient un grand baquet, ou baignoire, en poterie de Shanghai, dans laquelle vous ne devez absolument pas vous baigner, car l’expérience prouve que de prendre la grosse louche et de vous verser de l’eau d’une certaine hauteur, a un impact bien plus rafraîchissant que l’immersion quand l’eau est à 30° et l’air à 33°. »

Le vieil hôtel de ville hollandais est resté centre administratif jusque dans les années 1980. Après restauration, il abrite aujourd’hui un ensemble de musées (ethnographie, histoire) et de galerie (Zheng He).

En grimpant sur la colline de Malacca, on est accueilli par la statue du Saint, l’Apôtre des Indes, François-Xavier que présente François Thibaux en 1980. Son roman, La pérégrination de Fernao Mendes Pinto a été réédité sous divers titres : L’homme de Malacca d’abord, et puis ensuite Le Marchand et le Saint.

« Au milieu de l’année 1545 débarqua à Malacca un homme dont les gens raisonnables, c’est-à-dire les fonctionnaires, les pirates, les marchands et les prêtres, disaient le plus grand mal. Élevé à la dignité de nonce apostolique par Sa Sainteté le pape, cet homme arrivait de Goa. Il n’avait pour tout bagage qu’une soutane de laine, un chapeau noir à large bord, une clochette, une paire de sandales de rechange. Il ne possédait rien d’autre et n’avait aucune attache en ce monde, hormis la compagnie qu’il avait fondée onze ans auparavant à Paris avec un petit groupe de compagnons dirigés par un seigneur espagnol nommé Ignace de Loyola. On appelait cette compagnie la «Compagnie de Jésus»… Il était petit, vigoureux. Ses cheveux noirs, coupés courts, s’harmonisaient avec son teint mat et la couleur sombre de ses yeux. Il avait un visage rond, de larges pommettes, une bouche très mince. Tel était François de Jassu y Azpilcueta, seigneur de Xavier, fils d’une noble famille du royaume de Navarre, ami des pauvres et serviteur de Dieu. »

L’ascension de la colline vaut d’abord et surtout pour sa vue. Ainsi Jean Orizet, poète français et écrivain voyageur dans son recueil de poèmes (Le voyageur absent) face à la mer, en 1980.

« L’heure du kriss
Voici Malacca et son ancienne forteresse portugaise dominant la « Porte de Santiago ».
La rivière irrigue le brun-rouge des églises et la polychromie des temples…
A l’horizon, lent défilé des pétroliers, ombres de la démesure sur le ciel devenu violet.
Dans la Malaisie d’hier, c’était l’heure ondulante où le kriss volait du fourreau. »

Ce détroit incontournable, entre océan Indien et océan Pacifique, entre Inde et Chine, entre Moyen et Extrême-Orient, entre quatre des pays les plus peuplés du monde : Inde, Indonésie, Japon et Chine… Un bateau toutes les 7 minutes, 200 bateaux par jour, 70,000 bateaux par an, le passage maritime le plus fréquenté du monde, avec la Manche…

Un des plus grands romanciers du XXème siècle, Stefan Zweig, en 1938, décrit dans sa biographie (Magellan) l’approche sur Malacca par l’armada portugaise en 1511.

« À distance déjà on peut constater que le brave Varthema n’a pas menti ni exagéré quand il disait « qu’il abordait dans ce port plus de navires qu’en aucun autre endroit du monde ». Grands et petits bateaux, blancs et multicolores, jonques et praos d’origine malaise, chinoise et siamoise se pressent voile contre voile dans la rade immense. La Chersonèse d’Or, le détroit de Malacca, doit à sa situation géographique d’avoir été choisie pour être le grand marché de l’Orient. Tout vaisseau qui veut aller de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud, de l’Inde en Chine, des Moluques en Perse est obligé de passer par ce Gibraltar oriental. Il est donc normal qu’on échange dans cet entrepôt toutes les marchandises imaginables, les clous de girofle des Moluques et les rubis de Ceylan, la porcelaine de Chine et l’ivoire du Siam, les cachemires du Bengale et le bois de santal de Timor, les lames damasquinées de l’Arabie, le poivre de Malabar et les esclaves de Bornéo. Toutes les races, toutes les couleurs et les langues se mêlent, en une confusion babylonienne, dans ce centre commercial qui compte, estime-t-on (avec quelque exagération sans doute), deux cent mille habitants et au centre duquel s’élèvent, au-dessus d’un amoncellement de cabanes, les silhouettes majestueuses d’un palais éclatant et d’une mosquée de pierre. »

C’est sur cette même colline, en 1980, que Claude Ollier, compagnon de route du « Nouveau roman » achève son périple en Malaisie, commencé à Penang et poursuivi à Kota Baru (Mon double à Malacca).

« On les voit de loin en mer, ces vestiges fameux, séculaires, lépreux.
Un champ de paix, havre désert…
Je m’y trouvais soudain, sans phrase, de plain-pied, colonial déchu traînant dans les parages, visage pâle en mal d’Orient…
Pas de maquis sur cette grève, pas de conflits, ce territoire est hors présent, cette colline, les couches superposées des frasques d’Occident s’y donnent à contempler telles quelles, palimpseste enragé de conquête, querelles à nu, rapines datées, signées, éternisées de moiteur…
Cul-de-sac inouï, crépusculaire: ici vient achopper l’histoire…
Écueils de lucre et de l’orgueil, vanité spadassine, mercantile, éperonnée de soleil et de touffeur diluvienne. C’est à croire qu’un charme agit sur ce rivage, un sortilège de climat, Portugais, Hollandais, Anglais en font les frais. Une œuvre de magie, ou de malédiction; l’étrange est qu’elle se joue sur un théâtre sans grandeur, un littoral vaporeux, monotone. Mais un mirage s’y joue, le Blanc s’échoue, y laisse vie, hanté des sonorités belles des syllabes, chant transi de sirènes, la Melaka d’Asie, gouffre du songe. C’est l’histoire d’une séduction, l’attrait d’un nom, d’une illusion, nul ne résiste à son emprise: l’idée de suprématie s’y brise, vole en éclats dans la splendeur des palmes et des récits tronqués. Un sursaut bref et le Chrétien désarçonné s’enlise sous l’œil des Chinois qui ne le regardent même pas; se discrédite, ridiculise, narcissique éperdu dans le tourbillon des moustiques. Un frère attardé d’Europe lui règle son compte, Chrétien lui aussi. Fanatisme, forfanterie. L’intolérance s’épuise en délire d’épices et soierie fabuleuse sur les vaisseaux d’exploitation et de rapine. Suffisance, mépris – un demi-millénaire sur cette terre d’Asie…
Un mirage s’y joue, le lac à magie, gouffre du songe: le temps de Melaka se meurt. »

< 1  –  2  –  3 >