Malacca Littéra-Tour (3/5)

Il est temps maintenant de pénétrer dans les ruines de la plus vieille église catholique d’Extrême-Orient, Notre Dame de l’Annonciation, construite par les Jésuites que la lettre du Père Christophe d’Acosta écrite le 11 janvier 1569, au père Général de la Compagnie permet de dater très précisément (Recueil des plus fraîches lettres, écrites des Indes Orientales, par ceux de la Compagnie du nom de Jésus, qui y font résidence, et envoyées l’an 1568-69 et 70…) :

« Le bâtiment de notre église est parachevé cette année, et est fort beau et ample, tant par la façon, que pour la situation. Car il est au meilleur et au plus haut endroit de la ville, d’où l’on découvre grand pays de mer et de terre. Pour faire le dit bâtiment, et pour nous entretenir, on fait toujours quelques aumônes. Or parce que c’est par notre maison que passent tous ceux qui vont et viennent aux Moluques, Japon, et la Chine, je vous écrirai ce que nous savons des nôtres qui sont par delà. »

Pierre tombale du second évêque jésuite du Japon.

La vieille église servit aussi de cimetière. Les tombes ont été relevées et alignées le long des murs au début du XXème siècle pour les protéger. Il faut s’enfoncer dans le chœur et se tenir devant la pierre tombale du second évêque jésuite du Japon, mort en mer au large de Singapour en 1598, pour comprendre la description de Gabrielle Wittkop, venue à Malacca au milieu des années 1980 (Carnets d’Asie). C’est en Malaisie que la romancière a puisé l’inspiration pour écrire Les Rajahs blancs (les Brooke, fabuleuse dynastie anglaise à l’origine du Sarawak) et Les derniers secrets de Mr T. (Jim Thompson, disparu mystérieusement dans les hauteurs de Cameron) :

« Malacca. Mon désappointement devant le filet de pêche, le râtelier sans mâchoire, le squelette sans crâne qui, stupide, isolé, gribouillé de reliefs, las de toutes les tombes musulmanes et de toutes les pierres de mosquée dont il fut construit, fait le beau contre son gré. Porta de Santiago, veuve de ses murailles, veuve d’A Famosa, veuve d’Albuquerque, veuve de sa propre gloire. Gorgée de népenthès, la Chersonèse des Anciens tousse et somnole, son or depuis longtemps envolé, ses épices réduites en poussières. »

Il est une autre pierre devant laquelle j’aime m’attarder, située aujourd’hui dans la sacristie que Roland Bradell, né à Singapour, fils de juriste, et avocat lui-même, évoque au début des années 1930 (The Lights of Singapore) :

« A chaque fois que je vais à Malacca il y a un pèlerinage que je fais toujours. En soirée quand le soleil prépare sa sortie, je grimpe au sommet de la Colline et m’assieds avec Frances Barber.
Qui est-elle ? Eh bien, elle a été une de mes amoureuses depuis très longtemps, et elle fut, du moins je le crois, la première femme anglaise à être enterrée en Malaisie. En fait elle était « la plus pieuse des épouses » du Capitaine James Barber, et elle est morte en couche le 10 septembre 1695, alors qu’elle accompagnait son mari de l’Ile de Bombay vers la Chine. La pierre tombale ne dit pas qu’elle était Anglaise, mais je sais qu’elle l’était, et je sais à quoi elle ressemblait, à quoi elle pensait, et en fait je sais tout sur elle, et je vais vous dire comment je le sais…
Frances n’était pas une de ces femmes aux cuisses épaisses, à la poitrine profonde, aux hanches fortes, à la bonne santé paysanne ; ou bien serait-elle morte en accouchant ? Non, monsieur, c’était un petit bout de femme, une de ces petites femmes au courage d’acier et au cœur de lion ; ou bien comment aurait-elle autrement bravé les mers inexplorées, une cabine sans confort, la gêne et le danger d’un voyage depuis Bombay pour être avec son mari ? Ses cheveux étaient la couleur du blé mûr et ses yeux couleur de La Manche ; sa main était ferme et fraîche, je le sais, car souvent elle reposa dans la mienne. Sa voix était claire et douce, tous devaient l’aimer, même l’impassible Hollandais, car sa pierre ne dit-elle pas combien ils ont peiné et lutté pour sauver sa vie, ces Batavi, genus hospitale ? »

Tiziano Terzani

Quand le soleil se couche, la sacristie est pratiquement plongée dans l’obscurité. C’est le moment d’écouter Tiziano Terzani, journaliste italien basé en Asie du Sud-est. En 1976, à Hong Kong, un diseur de bonne aventure l’a averti : « Surtout ne prenez pas un avion en 1993». Cette année là il entreprend donc un voyage terrestre… (Un devin m’a dit).

« Il faut attendre la nuit tombée et, en silence, longer les murs, gravir une des collines, s’asseoir sur les vieilles pierres ou regarder sans bruit l’eau qui coule sous le pont de fer. On l’entend. Ce n’est pas un bruit assourdissant : elle est discrète, elle est légère, presqu’un murmure, un souffle. On entend la voix de l’histoire. Malacca est un de ces lieux plein de morts. Les morts chuchotent. Ils chuchotent en chinois, en portugais, en hollandais, en malais, en anglais. Certains chuchotent aussi en italien, d’autres dans des langues qu’on ne parle plus, mais peu importe : les histoires racontées par les morts de Malacca ne semblent plus intéresser personne.
Malacca… est une ville chargée d’histoire, gorgée de sang, semée d’ossements ; une ville extraordinaire, où les races du monde entier se sont rencontrées, combattues, aimées, mêlées ; où plusieurs religions se sont affrontées, tolérées, agrégées ; où les intérêts de grands empires se sont heurtés ; où maintenant la modernité sans foi et le progrès sans nationalité ensevelissent sous leurs impitoyables coulées de béton, toute diversité, tout conflit, pour créer cette uniformité sans style que la plupart des gens semblent apprécier. »

< 2  –  3  –  4 >