Malacca Littéra-Tour (6/6)

Juste en face une maison en bois sur pilotis marque l’entrée d’une enclave malaise : Kampung Ketek. Munshi Abdullah y a vécu. Le Munshi ou « professeur de langue », qui enseigna le malais à Raffles et aux missionnaires anglais. Il est considéré comme le père de la littérature malaise moderne. Il fut le premier à écrire à la première personne et à publier dans le but de vendre son livre (Hikayat Abdullah). Né à Malacca, musulman d’ascendance arabe et tamoule, c’est un Peranakan Jawi. Nous sommes devant sa maison en 1843 :

« Je vais maintenant évoquer la chapelle, c’est-à-dire, le lieu de culte des hommes blancs, à Malacca. Le site sur laquelle la chapelle était construite était à l’origine appelé Kebun Ketek. Il touchait ma maison sur deux côtés et avait été possédé du temps de mon père par un Malais nommé Enche Tahie. Il le vendit à un Indien appelé Tambi Muhammed Sayyed, qui à son tour le vendit de mon temps à un Arabe nommé Shaik Ali, un khatib de la mosquée indienne. Le khatib souhaitait maintenant vendre le terrain. Il faisait environ quarante mètres de largeur et un peu plus en longueur.
Le terrain se trouvait en face du bâtiment dans lequel les Chinois gardaient leurs images et c’était la raison pour laquelle ils désiraient autant l’acquérir. De plus c’était la coutume des Chinois de situer leurs temples, quand cela était possible, face à la Chine. »

Depuis les Chinois ont acquis le terrain, démoli la chapelle et Tan Jiak Kim, un riche Baba, a offert la scène de l’opéra chinois que l’on peut toujours voir aujourd’hui.

Jean Cocteau.

Si M. Yeo est maintenant décédé, ainsi que ses dernières clientes, ses fils continuent à fabriquer les Lotus d’Or en souvenir d’une époque révolue. Jean Cocteau, touche-à-tout de génie, a accepté pour Paris Soir de se lancer sur les pas du héros de Jules Vernes (« Mon premier voyage, Tour du monde en 80 jours »). Le 28 avril 1936, l’escale de Malacca est une déception :

« Rares sont encore les vieilles femmes qui marchent encore sur des moignons : plumes d’oie au bec retroussé, trempées dans des encres de couleurs vives.
Savez-vous pourquoi la Chine casse les pieds de ses femmes ? Vous me répondrez : la mode. Mode bien longue. Du reste, la mode elle-même a des sources inattendues. Un chauve lance la perruque, un boiteux le sous-pied, une princesse couverte de boutons rouges : la mouche, une impératrice enceinte, la crinoline, etc. Bien des infirmités cachées furent à l’origine de modes singulières.
L’origine du moignon des femmes de Chine est différente. Une race de bourreaux ne conçoit pas l’amour sans souffrance. Un pied brisé reste sensible à l’endroit de la fracture. Cet endroit, il suffit qu’on le touche pour le torturer. C’est le vrai motif de cette coutume qui intrigue et qui cesse avec d’autres raffinements. Plus la Chine nous imite, plus elle abandonne ses privilèges mystérieux. L’érotisme retourne à la grossièreté d’Europe.
Recettes de cuisine et recettes d’amour se perdent ou deviennent du folklore. Les jeunes épouses chinoises n’auront plus à craindre la manœuvre conjugale qui leur arrachait, au bon moment, spasmes et cris de douleurs. »

Terminons cette promenade dans la rue Hang Jebat (ancienne Jonker Street), devenue aujourd’hui l’axe du développement touristique, avec trois journalistes. Gilles Pudlowski, d’abord, s’y promène pour Le Point en 2005 (« Retour à Malacca ») :

« La plus fameuse rue de la ville ancienne, l’ex-Jonker Straat, est rendue aux piétons les samedis et dimanches soir. Les étals de brocante, souvenirs, épices se disputent les faveurs des touristes redécouvrant l’ex-reine du détroit. Bref, on se dit qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que l’exquise Malacca redevienne à la mode. »

Marie-Christine Morosi, également pour Le Point, au même endroit dix ans plus tard (« Kaléidoscope malaisien ») :

« Cité au charme irrésistible, Malacca est unique. D’abord par son histoire. Celle d’un port qui a donné son nom au détroit le plus fréquenté du monde… Ville mythique Malacca garde les traces de son métissage culturel. Il y aussi des galeries d’art et des échoppes où l’on trouve des mules brodées de perles assorties aux kebayas, ces tuniques seyantes que portent les femmes. »

Cuisine nyonya.

Et puis, comme tout se termine à table, même les promenades littéraires, concluons avec Michel Clerget, de L’Humanité, en 2001 (« Une indolence tropicale ») :

« Descendants de Chinois et de Malaises, les Babas, souvent de riches marchands, ont au XIXème siècle développé une culture originale, en mêlant celle de leurs parents. Souvenir de ce passé : la cuisine nyonya, à base d’épices et de noix de coco, que l’on peut savourer dans bien des restaurants de la ville. C’est un autre exemple de ce métissage qui a façonné cette cité décidemment hors du commun. »

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