B/ Du bon usage des guides de voyages
J’ai répertorié onze ouvrages qu’Henri Fauconnier a pu lire. Sept ont été publié avant le voyage de la famille Fauconnier, quatre, juste après. Neuf de ces guides sont plus précisément écrits pour le voyageur. En effet, le Handbook of the Federated Malay States écrit en 1902 par le Résident général du Selangor, Convey Belfied, est plutôt destiné au futur expatrié et Twentieth Century Impressions of British Malaya, une présentation exhaustive de près de mille pages, s’adresse aussi bien au futur voyageur qu’au voyageur en chambre. Les plus nombreux, huit, sont des guides anglais : rien de surprenant, mais grâce à l’attrait cosmopolite de Singapour, on en trouve également un français, un hollandais et un japonais.
Si les guides de voyage ont fait leur apparition avec l’avènement du chemin de fer en Europe, c’est au tournant du XXème siècle que sont écrits les premiers guides sur l’Asie du Sud-est. Le guide offre un double intérêt. D’une part, il se démarque de la présentation généraliste du livre d’histoire ou de géographie, dans la mesure où il doit offrir des renseignements pratiques, sur la manière de se déplacer ou bien sur les hôtels où il faut descendre. D’autre part, il doit décrire ce que l’étranger, le visiteur doit considérer comme intéressant à faire ou à voir.
Le Jennings’ Guide est publié à Singapour en 1900 par Frederick Jennings qui a fait sa carrière dans la police, prend sa retraite en 1899 et fonde The Passenger & Tourist Agency pour fournir guides et interprètes aux passagers débarquant à Singapour. Il propose ses services de Singapour à Penang, et au delà jusqu’à Bangkok et Batavia.
En 1902 avec son Guide du Voyageur : Indes, Indochine, Claudius Madrolle publie le premier guide en français sur la région. L’ouvrage est surtout consacré à l’Indochine, comme il s’agit d’accompagner depuis Marseille, le visiteur à l’Exposition qui se tient à Hanoi cette année-là. Toutes les escales possibles, de Port-Saïd à Bangkok sont décrites, avec une extension jusqu’à Canton. On notera que si 10 pages sont consacrées à Ceylan, 21 au Siam et 38 au Cambodge, la Péninsule malaise n’en mérite que 5. Dans sa préface, l’auteur résume le bien fondé d’un guide : « Arriver au pays étranger déjà fortement renseigné, aller droit au but, au lieu d’errer en perdant temps et argent. » La formule est rodée depuis de nombreuses années déjà (et pour au moins un demi-siècle encore), l’auteur se charge des renseignements pratiques et des itinéraires, il emprunte la partie scientifique aux spécialistes, des Langues O’, aux orientalistes et historiens de l’art. Si le port de Klang est mentionné, on n’y trouve pas un mot sur le Selangor.
« Le juif de Singapour a divers tours dans sa manche pour escroquer les étrangers », écrit un certain Monsieur d’Aranjo en 1890 dans l’introduction de son guide, sans cacher son antisémitisme. Il s’agit d’éviter de se faire voler par un cocher malhonnête qui fera un détour et triplera ainsi son prix. Aussi la moitié de The Stranger’s Guide est-elle consacrée aux distances et aux prix des courses.
Les guides de voyage doivent d’abord fournir des renseignements pratiques. Sur les transports d’abord. Bon an, mal an, une dizaine de compagnies maritimes assurent la liaison entre l’Europe et l’Extrême-Orient, dont deux françaises.
La Compagnie des Messageries Maritimes (qui sert du vin à table) avec un départ bimensuel, et Les Chargeurs Réunis avec un départ mensuel. Les compagnies françaises ne font pas escale à Penang, mais à Singapour seulement. Jusqu’au début des années vingt, avec la construction du Causeway en 1923, digue reliant Johore Bahru à Singapour qui permettra de remonter toute la péninsule en train, la desserte maritime est la plus pratique. The 1907 Handbook to Singapore informe le lecteur que The Straits Steamship Company assure un service quotidien des ports du Détroit de Malacca entre Singapour et Penang1.

Affiche des Messageries Maritimes.
Sur la tenue ensuite. Tout peut s’acheter sur place, à l’exception du casque colonial qu’il faut acheter à Port-Saïd. Tous les guides sont unanimes, le chapeau est indispensable, et le casque protège mieux que les chapeaux de paille ou de panama. Les femmes porteront des gants en chamois ou en daim et des ombrelles blanches pour se protéger du soleil. Le cuir est fortement déconseillé, les bottes et les malles s’abimeront très rapidement.
Du côté de la santé. L’eau ne doit être bue que filtrée et bouillie. Il faut éviter les crudités et manger le curry avec modération. Attention, la jarre dans la salle de bain n’est pas une baignoire, mais un réservoir d’eau où l’on puise pour s’asperger avec une louche en étain, deux fois par jour. Pour prévenir la malaria, il est conseillé de dormir sous une moustiquaire, de prendre un peu de quinine, d’utiliser des punkahs ou ventilateur à énergie humaine quand c’est possible et d’éviter de dormir près des villages indigènes.
Bien sûr l’hébergement n’est pas oublié. À Singapour, l’hôtel le plus cher est le Raffles, puis viennent l’Hôtel de l’Europe, l’Adelphi, l’hôtel de la Paix et le Van Wijk. La monnaie est le dollar des Détroits et le réseau bancaire est déjà dense à Singapour : ainsi la Banque de l’Indochine est présente, Henry Fauconnier y a son compte. Les services d’un serviteur bilingue ne sont pas indispensables, mais peuvent s’avérer utile. « Isles of the East » An Illustrated Guide, publié par la Royal Packet Steam Navigation Company hollandaise en 1912, se réjouit que l’escale de Singapour soit grandement facilitée, le passeport n’y est pas nécessaire et, comme c’est un port-franc, il n’y a pas de douanes (sauf pour l’alcool, les armes, l’opium, l’étain et le caoutchouc). Enfin, la mendicité y étant inconnue, il est conseillé de ne pas l’encourager.
Incontestablement, à cette époque, la bible du voyageur est An Illustrated Guide to the Federated Malay States. Il s’agit du premier ouvrage publié par l’Agence d’Information des États Malais fondée en 1910, dont le bureau est à Londres. Il s’agit de promouvoir la Malaisie britannique auprès des investisseurs, des mineurs, des planteurs et des touristes… L’éditeur du guide est secrétaire des Résidents britanniques du Selangor, il s’entoure de spécialistes, tous fonctionnaires comme lui. Il est réimprimé quatre fois, en 1910 et 1911, et à nouveau en 1920 et 1923. Malgré les quatre longues années de guerre, il est vendu à plus de 15,000 exemplaires. L’auteur, Cuthbert Harrison, est catégorique (tout autant que phallocrate), il faut « ne pas hésiter à amener avec soi son matériel féminin ». Les hôtels sont confortables et le pays est sûr, ce n’était pas le cas il y une trentaine d’années (assassinat de J.W.W. Birch, le premier Résident britannique du Pérak en 1875). En 1921, on recensera 1,900 femmes dans les États Fédérés Malais, sans compter les trois Établissements des Détroits. Oublié « le pays du kriss, du praho pirate et du Malais sanglant »…
Les guides de voyages sont bien sûr d’abord et avant tout une invitation au voyage. Alors, pourquoi venir en Malaisie britannique ? C’est sûrement le Pamphlet of Information for Travellers publié en 1914 par les Chemins de fer des États Malais Fédérés qui résume le mieux les attraits de la destination :

Affiche des Chemins de Fer des États Malais Fédérés.
« Un climat tropical uniforme et des paysages magnifiques, la chasse aux grands fauves et la meilleure chasse à la bécassine au monde, de grandes mines d’étain et de bons hôtels, des plantations de caoutchouc et des mers tropicales, des chemins de fer et un excellent service de navires à vapeur, des plantations de cocotiers et des temples chinois, plus de 3000 kilomètres d’un excellent réseau routier et des stations d’altitude pour les voyageurs. »
Les ingrédients sont prêts, il ne reste plus qu’à préparer le bon cocktail.