Entretien avec Sophie Lemière

Misplaced Democracy, ou la démocratie égarée… C’est le titre de l’ouvrage que vous avez dirigé et qui rassemble une quinzaine d’essais universitaires sur diverses questions d’ordre politique en Malaisie. La démocratie a un jour eu sa chance en Malaisie, mais traverse depuis plusieurs années une crise de confiance. Quels sont, en résumé, les facteurs qui sèment le doute sur l’avenir démocratique de la Malaisie, et quelles sont les raisons, s’il y en a, qui poussent à l’optimisme ?

Sophie Lemière - Misplaced Democracy

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La Malaisie est une démocratie d’apparat. L’illusion tient au fait que le régime a su peindre et maintenir les contours d’une démocratie comme le multipartisme, la séparation des pouvoirs, les élections, etc. Cependant, observées de plus près, ses trois « réalités » montrent des aspérités grossières : le même parti est au pouvoir depuis plus de 50 ans, de nombreuses fraudes électorales lors du scrutin et pendant les campagnes ont lieu, le système judiciaire est corrompu et les lois autoritaires subsistent comme l’ISA (en dépit de sa réforme esthétique) ou le Sedition Act. A l’heure de la réalisation de cette interview (9 septembre 2014), l’un des mes amis et collègue dont les travaux figurent en bonne place dans cet ouvrage est accusé de sédition. Pour son engagement intellectuel et politique, Azmi Sharom, professeur de droit à l’Université de Malaya à Kuala Lumpur, risque jusqu’à 3 ans d’emprisonnement. Ce type de pratique ne peut subsister dans un pays moderne qui se targue d’être une démocratie. Les écrits d’Azmi sont consultables sur son blog Brave New World.
L’optimisme repose justement sur les individus qui comme Azmi Sharom ont décidé de partager leurs idées et encouragent l’esprit critique de manière saine et légitime. La multiplication des sources d’informations alternatives a permis une maturation de la conscience citoyenne qui est le facteur essentiel du changement de comportement électoral observé depuis 2008. Depuis une dizaine d’année, la presse alternative en ligne comme Malaysiakini ou The Malaysian Insider mais aussi certains blogs comme celui d’Azmi Sharom, Disquiet de Malik Imtiaz ou The People’s Parliament du célèbre et controversé Haris Ibrahim, offrent une autre vision de la politique malaisienne en publiant des analyses originales et en relayant des informations de première main ou d’agence internationale. Tandis que la presse papier, propriété des membres des partis de la coalition au pouvoir, reste le champ de propagande du gouvernement. Ainsi, certains observateurs s’évertuent encore à faire le distinguo entre l’électorat de la Malaisie rurale par opposition à la Malaisie urbaine. Mais cette analyse est un peu désuète. Le hiatus a été reporté sur l’accès à la technologie, à l’information ; la différence se fait aujourd’hui entre l’électorat connecté, et non connecté. De ce fait les électeurs deviennent plus exigeants, plus critiques. La multiplication des initiatives citoyennes à travers différents mouvements d’expression constitués en ONG ou plus informels, en est le corrélat. Le débat politique aujourd’hui n’est plus confiné à quelques aires réservées à une élite et de plus en plus de citoyens se l’approprient. Pourtant en Malaisie, la légitimité de l’expression citoyenne flirte dangereusement avec l’illégalité.

Une étude sur la culture cinématographique locale, une autre sur l’urbanisme, d’autres encore sur la piraterie, le système judiciaire, la littérature ou l’activisme islamique parmi les étudiants… En quinze chapitres, vous approchez la Malaisie sous l’angle de l’interdisciplinarité, ce qui permet de mieux saisir les nombreux enjeux actuels auxquels elle fait face. Quels liens forts établissez-vous entre chacune de ces études ?

Toutes ces études visent à appréhender au mieux les facteurs qui ont mené à la Malaisie d’aujourd’hui. L’interdisciplinarité permet une analyse riche et originale qui résonnera en chacun en fonction de ses propres affinités intellectuelles. Les chapitres de cet ouvrage se font écho, et dans un même chœur disent les réalités et les égarements de la démocratie telle qu’elle se vit en Malaisie.

Votre propre étude porte sur le militantisme dit de connivence et pointe le doigt sur différentes sortes de gangstérisme à la disposition des partis politiques pour sous-traiter l’affirmation de leur pouvoir. Dans quelles conditions s’est déroulée votre enquête, qui a duré six années et a débouché sur un doctorat soutenu en 2014 ?

Logo PekidaCette recherche a été très longue. J’ai d’abord commencé mes recherches sur les ONG islamiques, dans le prolongement de mon sujet de mon master (Sciences-Po, 2006). Mon ambition était alors de me focaliser sur trois ONG islamiques et islamistes dont Pekida. J’ai commencé à nouveau mes recherches en Malaisie en septembre 2008. Je dois avouer qu’au bout de trois ans, je pensais être prête à rédiger ma thèse mais il me semblait impossible de faire une analyse cohérente de ces trois entités : Pekida sortait toujours du cadre, et l’organisation me semblait très floue. Je décidais alors de me focaliser uniquement sur Pekida. Je reportais ma rédaction et retournais sur le terrain – je ne l’ai d’ailleurs jamais abandonné. J’ai enfin accepté l’idée que la vérité de Pekida se situait très au delà de ses apparences. J’ai fait table rase de tout l’appareil théorique qui m’empêchait de véritablement voir et comprendre la nature de mon objet d’étude et de ses acteurs et prolongé l’enquête de terrain, les observations et les entretiens.
J’ai eu la chance de pouvoir construire un réseau au sein des chapitres gris de l’organisation et de rencontrer de nombreux individus : des membres auto-proclamés de gangs liés de près ou de loin à Pekida et des politiciens de toutes obédiences. Tous ont accepté de répondre à mes questions en échange de leur anonymat. Ces recherches sont difficiles mais je suis très redevable à mes interlocuteurs de la confiance qu’ils m’ont accordée, et me renouvellent régulièrement. C’est finalement dans le milieu académique ou dans la presse que je rencontre les plus vives critiques, bonnes ou mauvaises, et les menaces. L’existence de gangs en Malaisie et leur participation politique n’est pas nouvelle ; le phénomène plus large, que j’appelle « militantisme de connivence », s’observe sur de nombreux autres terrains, et sur tous les continents. Mais le sujet est tabou et ébranle les consciences.

Les ouvrages critiques dans les domaines politique, économique, social, religieux, etc. publiés en Malaisie sont rares, et le SIRD, associé à sa structure de distribution Gerakbudaya, comble en partie ce manque pour l’anglais. Comment s’est passée votre collaboration ? Y aurait-il des sujets sensibles que le SIRD lui-même s’interdit d’aborder dans les livres qu’il publie, sous peine de censure ?

Visitez le site de l'éditeur.

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J’ai eu de nombreuses expériences avec des éditeurs français et anglo-saxons qui se sont révélées le plus souvent intéressantes mais parfois aussi parfois très frustrantes. Le travail de recherche est une forme d’engagement politique et social qui ne doit pas se limiter à une « élite » intellectuelle mais doit s’adresser au plus grand nombre. Etre engagé et courageux, sans être militant, est un rôle difficile à trouver que chercheurs et éditeurs oublient parfois en pratiquant une forme d’autocensure ou en se protégeant derrière les remparts du jargon scientifique. Cette démocratisation des écrits scientifiques ne doit pas non plus être synonyme d’un sacrifice qualitatif. Aussi j’insiste sur la fait que ma collaboration avec SIRD et son équipe solide et très professionnelle a été une très belle aventure. Ma première ambition était que cet ouvrage puisse être accessible aux Malaisiens, c’est alors très naturellement que je me suis tournée vers SIRD qui est l’un des éditeurs les plus reconnus pour les sciences sociales en Malaisie mais aussi dans toute la région. Bien que l’ouvrage ait mis un peu plus de temps à sortir que ce que nous avions initialement prévu, le résultat est à la hauteur de nos attentes. C’est un livre de qualité écrit par des chercheurs pour un public large, et à un prix abordable. A aucun moment il ne m’a été demandé d’omettre des choses dans l’ouvrage, Chong (directeur de SIRD) est un éditeur comme il y en a peu : un professionnel audacieux.

Comment se sont passés vos échanges avec Zunar, le caricaturiste politique le plus connu de Malaisie et ayant eu lui-même maille à partir avec la justice malaisienne ?

ZunarZunar est un ami de longue date. En dépit de sa popularité il demeure un homme modeste et très généreux. J’ai beaucoup d’admiration pour ses talents et son engagement reconnus internationalement et pour lesquels il a reçu de nombreux prix. J’ai été correspondante de Reporters Sans Frontières en Malaisie pendant plusieurs années et je suis très sensible aux coups portés à la liberté de la presse et d’expression. En outre je crois que le support d’analyse qu’offre Zunar trouve parfaitement sa place dans la ligne de cet ouvrage. La réalisation d’un livre sur la Malaisie ne pouvait se faire sans son regard unique et son crayon affûté, cela a fait partie des premières conditions de collaboration avec SIRD. J’aimerais voir ce type de collaboration entre chercheurs et dessinateurs de manière plus fréquente, cela participerait aussi d’un effort de démocratisation des écrits scientifiques.

Sur quel(s) projet(s) travaillez-vous actuellement, et la Malaisie reste-t-elle votre pays de prédilection pour vos recherches ? Intéresse-t-elle selon vous un nombre croissant de jeunes chercheurs francophones, dans diverses disciplines ?

Logo New MandalaJe suis maintenant basée au Robert Schuman Center for Advanced Studies (RSCAS) de l’Institut de l’Université Européenne (EUI) à Florence. Je poursuis mes recherches sur le militantisme de connivence dans une dimension comparative. Je pars le mois prochain en Tunisie pour la campagne législative. En parallèle, je travaille à une adaptation de mon manuscrit de thèse pour un ouvrage qui sera publié en anglais en 2016. Mais avant cela une série d’articles sur ce sujet et plus particulièrement sur les gangs en Malaisie sortira à l’automne dans le journal en ligne New Mandala, édité par ANU (Australian National University). J’encourage d’ailleurs vos lecteurs à le consulter régulièrement, le journal publie d’excellents articles de chercheurs sur toute la région et surtout accessibles à tous.
Quant à l’état des études malaisiennes en France ? L’intérêt porté à la Malaisie demeure encore très timide, pourtant le pays demeure un objet politique fascinant. Nous sommes quelques jeunes malaisianistes qui œuvrons pour une meilleure connaissance de ce pays comme Delphine Allès ou Eric Frécon qui ont participé à cet ouvrage.

Pour nos lecteurs qui s’intéressent à la société malaisienne contemporaine, à son histoire et ses évolutions possibles, quels ouvrages conseilleriez-vous, qu’ils soient en anglais ou en français ?

J’aurais pour eux de nombreuses recommandations. Il s’agirait dans un premier temps de jeter un œil aux références bibliographiques citées dans cet ouvrage par nos auteurs. Ensuite, parmi les quelques auteurs incontournables qui me viennent en tête, je dirais : Clive Kessler, Norani Othman, Sumit Mandal, Farish Noor, Joseph Liow, Cheah Boon Kheng, Leonard et Barbara Andaya, K.S Jomo mais il y en a beaucoup d’autres. Aussi il ne faut pas hésiter à chercher sur des moteurs de recherches comme Google Scholar pour trouver d’excellents ouvrages dans toutes les disciplines, et se rendre dans les bonnes librairies comme Kinokuniya à Kuala Lumpur mais aussi directement chez les éditeurs comme SIRD, à Petaling Jaya, qui propose une large gamme d’ouvrages de qualité.

Retrouvez l’ouvrage de Sophie Lemière sur le site de l’éditeur SIRD.

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