« La carte d’un millier de vies »

Pour marquer les récents Printemps des poètes et Journée mondiale de la poésie, nous vous proposons la traduction d’un article de l’écrivain et intellectuelle malaisienne Pauline Fan sur la poésie malaisienne contemporaine. Après un retour sur la trajectoire historique particulière suivie par la Malaisie et sur le creuset de cultures qu’elle est devenue au fil des siècles, l’auteure nous présente les différentes branches du grand arbre poétique malaisien, d’une forme à l’autre, d’une langue à l’autre. Un article à retrouver dans sa version originale sur le site Lyrikline.org.

Tenter de retracer les origines et l’évolution de la poésie moderne de Malaisie met en lumière les processus historiques complexes et les interactions culturelles qui ont modelés la société malaisienne contemporaine. Pour parler de l’écriture poétique en Malaisie, il est nécessaire tout d’abord de comprendre – ou au moins d’essayer de s’imaginer – la nature essentiellement plurielle et polyglotte de son peuple et son paysage socio-culturel mouvant, duquel « émergera la carte d’un millier de vies » [selon la formule de T. Alias Taib dans son poème « Duniaku », NdT].

La Malaisie est un pays dans lequel prédominent quatre langues principales : le malais, l’anglais, le chinois et le tamoul, eux-mêmes jalonnés, selon les clans et les régions, d’une multitude de dialectes et de patois. Ce caractère multiculturel et multilingue de la population de la Péninsule malaise est manifeste au moins depuis le XVème siècle, époque où le sultanat de Malacca s’est développé au point de devenir l’un des ports-entrepôts les plus dynamiques d’Asie, attirant marchands, lettrés et émissaires de royaumes voisins comme lointains. Des vagues successives d’immigration en provenance de tout l’Archipel malais, de la Chine et de l’Inde – dont certaines se sont enracinées, se sont mélangées et ont formé des communautés et des cultures distinctes telles que les peranakan, ou nés du détroit – ont ajouté encore d’autres couches à l’inextricable diversité de la société malaisienne.

La conquête de Malacca par les puissances impériales portugaise (1511) puis néerlandaise (1641) a précédé au contrôle colonial des Britanniques et à l’occupation japonaise de la Péninsule malaise et des provinces septentrionales de l’île de Bornéo. Chacune de ces présences impérialistes a laissé son empreinte sur le paysage culturel de la Malaisie, et notamment sur la langue malaise dans le cas des Portugais, des Néerlandais et des Anglais, complétant une collection déjà vaste de mots d’emprunt pris de l’arabe, du persan, du sanskrit, du tamoul et du chinois. Pendant des siècles, la langue malaise a servi de lingua franca dans l’Archipel malais et elle forme aujourd’hui la base des langues nationales et standardisées de la Malaisie (Bahasa Malaysia) et de l’Indonésie (Bahasa Indonesia), mutuellement intelligibles malgré quelques différences de vocabulaire et d’orthographe.

Traditions orales et poètes pan-malais

Pantoun en Jawi

Pantun en Jawi

On retrace les origines de la poésie de langue malaise aux multiples traditions orales enfantées dans l’Archipel, ainsi qu’aux textes traditionnels malais connus sous le nom de hikayat et qui remontent au XIVe siècle. Parmi les formes traditionnelles de la poésie malaise, le syair, le pantun, le gurindam et le seloka se retrouvent aussi bien dans les littératures orales qu’écrites. Bien que traditionnelles ou classiques, plusieurs de ces formes sont intrinsèquement innovantes, encourageant l’improvisation et la spontanéité. Le pantun, par exemple, était souvent dit sous la forme de balas pantun, c’est-à-dire un duel ou un échange galant entre deux poètes, particulièrement observé lors des représentations de dondang sayang typiques de Malacca.

Les territoires à géometrie variable des anciens royaumes de l’Archipel malais ont longtemps signifié que les frontières linguistiques du malais étaient poreuses et fluides et ne correspondaient pas aux frontières des États-nations modernes. C’est ainsi que plusieurs pionniers de la littérature malaise sont originaires d’une province au nord de l’île de Sumatra, qui peut être vue comme une région pan-malaise bien qu’elle soit aujourd’hui indonésienne. Hamzah Fansuri, un écrivain soufi né à la fin du XVIème siècle et justement originaire de Sumatra, est souvent considéré, pour ses nombreux syair, comme l’un des fondateurs de la poésie écrite de langue malaise. La langue de ses syair est très proche du malais moderne ayant cours aujourd’hui.

Amir_Hamzah

Amir Hamzah

Au début du XXème siècle, un journal et un mouvement littéraire d’avant-garde du nom de Poedjangga Baroe exercèrent une influence déterminante sur la littérature malaise moderne à travers tout l’Archipel, y compris en Malaya britannique. Fondé en 1932 par les écrivains nord-sumatranais Amir Hamzah, Armijn Panee et Sutan Takdir Alijsahbana, Poedjangga Baroe figurait en première ligne de la littérature indonésienne de l’avant-indépendance et disposait de liens forts avec le nationalisme anti-néerlandais émergent.

Asas ‘50 et poésie de la période post-indépendance

Asas 50
En parallèle, les premiers frémissements d’une sensibilité poétique moderne se sont faits perceptibles avec la montée du nationalisme malais. Dans les décennies précédant l’indépendance de 1957, les auteurs malais ont cherché à galvaniser leurs compatriotes pour que ceux-ci se soulèvent contre le joug colonial et cultivent une conscience moderne d’appartenance à la Malaya. Le mouvement Angkatan Sasterawan 1950, plus connu sous le nom d’Asas ’50, devint ainsi le premier mouvement littéraire répertorié de Malaya. Défendant « l’art pour le peuple » plutôt que « l’art pour l’art », les écrivains et poètes d’Asas ’50 publiaient leurs œuvres dans des journaux et des magazines tels que Hiburan, Mutiara, Kencana, Utusan Zaman et Mastika. Le plus connu des poètes de langue malaise ayant emergé du mouvement Asas ’50 fut Usman Awang.

La Malaya obtint son indépendance des Britanniques en 1957 et, en 1963, fusionna avec les autres colonies de la Couronne Britannique du Nord-Bornéo (aujourd’hui, le Sabah) et du Sarawak pour former la Fédération de Malaisie. Singapour quitta cette Fédération en 1965. Cependant, l’euphorie ayant suivi la naissance de la nouvelle nation ne dura guère. Le 13 mai 1969, trois jours après des élections nationales, des émeutes raciales éclatèrent, opposant les communautés malaise et chinoise – le point culminant d’une série d’incidents de violences communautaires et de rivalités politiques acharnées. Les émeutes et leurs répercussions – défiance et répression politique – projettent toujours leur ombre sur la vie civile et politique en Malaisie.

Usman Awang

Usman Awang

Ces tensions sociales sous-jacentes furent souvent reflétées, directement ou indirectement, dans la poésie malaisienne de cette période. Les textes d’Usman Awang restent célèbres non seulement pour leur lyrisme, mais aussi parce qu’ils abordent constamment des sujets sociaux, conformes en ce sens aux principes d’Asas ’50. Cet engagement est illustré par une strophe de son fameux poème, « Sahabatku » (« Mon ami »), écrit pour son ami proche, le docteur et leader socialiste MK Rajakumar qui fut un temps détenu dans les années 1960 au nom de l’Acte de Sécurité Interne (ISA) :

 

Sahabatku


Suatu bangsa merdeka yang kita impikan


Terasa jauh dari kenyataan


Kemarahanku menjadi kepedihan


Bila kita dipisah-pisahkan


Jarak itu semakin berjauhan


Aku dapat gelaran ‘bumiputera’ dan kau bukan.


(Traduction littérale : « Mon ami / la nation libre dont nous rêvons / semble loin de devenir réalité / Ma colère devient tristesse amère / alors qu’ils nous divisent / Le gouffre se fait plus grand encore / Moi on m’appelle “fils du sol”, mais pas toi. »)

Latiff Mohidin - Le MékongUn autre poète d’une importance capitale dans la Malaisie de l’après-indépendance est Latiff Mohidin. Son premier recueil de poèmes, Sungai Mekong (1972), révélait une nouvelle voix forte de la poésie malaisienne et son influence reste prégnante encore aujourd’hui. La poésie de Latiff Mohidin se tenait à l’écart du contexte social immédiat pour libérer son expression, filer les métaphores et imposer un style résolument moderne. Ayant étudié les beaux-arts dans le Berlin des années 1960, Latiff Mohidin imprègne ses textes de traces de poésie européenne, dont celles des germanophones Rainer Maria Rilke et Georg Trakl et des symbolistes français Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud :

…qui évoquera encore pour moi
le mouvement des ombres sans nom 
évanouies dans la nuit, en silence ?

Tiré de « Siapakah Yang Akan Mengingatkan Aku », de Latiff Mohidin.

Parmi les femmes poètes de langue malaise de l’après-indépendance, les pionnières se nomment Anis Sabirin, qui a commencé à écrire dans les années 1960, et Siti Zainon Ismail, qui s’est fait connaître dans les années 1970. Le nombre relativement restreint de femmes poètes à cette période a néanmoins permis de défricher la voie pour les jeunes générations : aujourd’hui, les femmes poètes et écrivains de Malaisie sont nombreuses à écrire et à être lues.

Muhammad Haji Salleh

Muhammad Haji Salleh

D’autres poètes de langue malaise ayant acquis leur notoriété au cours des années 1970 sont T. Alias Taib, Muhammad Haji Salleh, A. Samad Said et Baha Zain – ces trois derniers ayant chacun reçu le titre de Lauréat National. Un aspect intéressant des travaux de Muhammad Haji Salleh est son recours délibéré à des traditions orales, tels que le pantun, les mythes et les contes folkloriques, et leur réinterprétation. Ainsi, dans Sajak-Sajak Sejarah Melayu (1981), ses poèmes inspirés des Annales Malaises, le légendaire mariage de la princesse chinoise Hang Li Po au Sultan Mansur Shah de Malacca se voit mis au goût poétique du jour :

ses yeux d’amande, comme d’un chevrotain,
mais élargis par le mascara noir
aussi sombre que ses longs cheveux
tombant raides sur ses épaules
noués maintenant pour le mariage.

D’autres langues

Wong Phui Nam

Wong Phui Nam

Les années 1960 virent aussi l’émergence de plusieurs poètes anglophones d’importance, dont Ee Tian Hong et Wong Phui Nam, tous deux peranakan ou Chinois nés du détroit. C’est l’avènement d’une génération ayant reçu son éducation en anglais, la langue coloniale. Comme pour Latiff Mohidin, la poésie de Wong Phui Nam marque une rupture de contexte, ouvrant de nouvelles voies d’expression poétique plus sophistiquée et sans intention de critique sociale.

 

Ma chair trouverait prolongement dans les ventres moites et salés
des femmes indigènes et abandonnerait, sécrétée dans cette colline,
une couvée d’ossements desquels aucune vie transfigurée n’éclorerait.

Tiré de “Bukit Cina 2” de Wong Phui Nam, in Neil Khor “Malacca Straits Chinese Anglophone Poets and their Experience of Malaysian Nationalism”, Archipel, Volume 76, Numéro 1 (2008).

D’autres poètes de langue anglaise à signaler sont Shirley Lim Geok-lin, dont le premier recueil de poèmes se vit attribuer le Prix de Poésie du Commonwealth en 1980 ; le « poète-avocat » Cecil Rajendra, dont les textes s’attaquent souvent à des questions touchant à l’environnement et aux droits humains ; l’écrivain, poète et enseignante Bernice Chauly ; et l’intellectuel, poète et traducteur Eddin Khoo.

Woon Swee Tin

Woon Swee Tin

On compte aussi plusieurs poètes malaisiens écrivant dans les langues vernaculaires chinoise et tamoule. L’ancienne génération des poètes de langue chinoise en Malaisie a été très largement influencée par les poésies classiques chinoise et occidentale. Parmi les poètes les plus connus, on peut citer Woon Swee Tin, Wong Yuen Wah, May Sook Chin, et Ai Wen. Dans l’ensemble, les poètes de langue chinoise en Malaisie restent peu connus en dehors de leurs propres cercles ; chose intéressante, certains d’entre eux sont même plus lus à Taïwan et en Chine que dans leur pays natal. L’esthétique imprévisible des poètes de langue chinoise de la nouvelle génération est manifeste dans ces quelques vers d’Ai Wen, dont les textes imagés révèlent une fusion de sensibilités classique et surréaliste :

Le chat pleure encore
À chaque écoulement de lune
Une mèche de longs cheveux sombres
Peigne l’eau du ruisseau.

« Chat » d’Ai Wen, in Ho Khai Leong “Modern Chinese Poetry in Malaysia”, Archipel, Volume 19, Numéro 1 (1980).

Pour les poètes de langue tamoule, l’écriture poétique a été encouragée par la publication de nombreux livres et magazines. La poésie tamoule de Malaisie a évolué par phases, depuis le classicisme formel de la poésie traditionnelle à la « Renaissance » poétique des années 1940, et jusqu’au vers libre des années 1960 qui exerce encore aujourd’hui une forte influence sur les poètes malaisiens de langue tamoule.

Sekuntum Pantun dan 99 Kelopak Cinta

Antologi Pantun Cinta Berahi

La poésie gagne de nouveaux publics parmi les jeunes générations de Malaisie. Ces dernières années, des rencontres de « spoken word » ont remporté un succès croissant auprès des jeunes urbains, principalement anglophones, de Kuala Lumpur et de Penang. On remarque aussi un intérêt grandissant pour la poésie écrite, particulièrement parmi les auteurs et lecteurs de langue malaise. Parmi ces jeunes poètes, on peut signaler Jimadie Shah Othman, Hafiz Hamzah, Shaira Amira et Pyanhabib. Plusieurs expérimentations créatives ont vu le jour parmi ces jeunes poètes malais afin de se réapproprier des formes traditionnelles de poésie, telle que la publication louable par Jimadie Shah Othman et Hafiz Hamzah d’une anthologie de pantun contemporains.

La poésie de la Malaisie reflète le paysage culturel pluriel et polyglotte de son peuple. Si les poésies de langues malaise et anglaise trouvent encore un lectorat assez large à l’échelle de la société malaisienne, celles écrites en langues vernaculaires (chinois, tamoul) restent méconnues du grand public malaisien. On peut espérer que des recherches plus poussées ainsi que des traductions en anglais et en malais permettront d’en apprendre davantage sur la poésie de ces autres langues qui existent en Malaisie, un pays dont l’histoire est ainsi faite de rencontres improbables et de découvertes inattendues.

Pauline Fan-2


Pauline Fan est l’éditrice malaisienne du site Lyrikline.org. Elle est écrivain, traductrice littéraire, directrice de l’organisation culturelle PUSAKA et co-fondatrice de la maison d’éditions Kala, dédiée à la traduction en malais de textes de la littérature mondiale. Elle a obtenu une licence d’histoire d’Asie de l’est de l’Université de New York ainsi qu’une maîtrise de littérature allemande moderne de l’Université d’Oxford. Parmi ses traductions de l’allemand au malais : des poèmes d’amour de Bertolt Brecht, un essai d’Immanuel Kant, des nouvelles de Franz Kafka et la poésie de Paul Celan.

Source : Lyrikline.

3 réponses à “« La carte d’un millier de vies »

  1. Dans le cadre d’une approche (à pas de loup) de la poésie
    je fais notamment écouter … reconnaître
    la poésie par l’oreille
    en donnant des extraits en d’autres langues que le français
    Où pourrais-je trouver quelques lectures à donner ainsi
    en rapport avec
    la poésie malaisienne contemporaine.
    Merci d’avance.

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