La lente traversée
D’abord, c’est l’installation dans la cabine, qui semble bien petite avec ses lits superposés et où l’on manquera vite d’air. La couchette du haut est la plus étouffante. Et puis on jette un œil rapide à la salle à manger, au réfectoire des enfants, aux salons, au fumoir… On aura tout le temps de la traversée pour s’y ennuyer. Une fois arraché du quai de La Joliette et puis abandonné par les remorqueurs, le navire s’élance seul vers le large. Devant, c’est la mer immense, derrière, la dernière image que le voyageur emporte du pays natal, c’est la « Bonne Mère ». Depuis la mer, la vue sur la basilique Notre-Dame-de-la-Garde, gardienne des marins, est admirable.
Selon les compagnies, le dîner a lieu à 18h00 ou 18h30. Les trois femmes ont embarqué sur l’Amiral de Kersaint des Chargeurs Réunis le 15 janvier 1910. Mélanie Fauconnier n’est pas impressionnée par les passagers qui l’entourent. Fervente catholique, elle se réjouit de la présence de missionnaires, en route pour l’Orient. Elle fait connaissance avec un ami de sa famille limougeaude. Il s’agit de Denis Moine-Comte qui dirige une des plus anciennes sociétés de négoce française installée à Singapour, Moine-Comte, y représentant, entre autres, les… Chargeurs Réunis. Jacques Audoin a insisté : pour éviter les ennuis aux escales, une femme doit descendre accompagnée d’un homme. Denis Moine-Comte sera le chaperon idéal qui accompagnera nos trois femmes dans les visites aux escales. Il les préparera à la Malaisie en apprenant aux deux sœurs les rudiments de la langue malaise. Il a sans doute servi de modèle à l’oncle bienveillant et érudit du roman de Geneviève, Micheline à bord du Nibong.
Les trois femmes se lèvent à 6h30 pour assister à la messe, puis c’est la toilette en attendant le petit-déjeuner à 8h00. Après quinze heures de navigation, on atteint la Corse, la patrie de Napoléon. On aperçoit les bouches de Bonifacio. De l’autre côté, c’est la Sardaigne. Entrer dans la mer Tyrrhénienne, c’est voyager dans le temps. Nos passagers se plaisent à évoquer la Méditerranée de l’Antiquité. La plus impressionnante des îles Lipari est le Stromboli qui est en éruption permanente, et c’est au crépuscule, voire la nuit, qu’on apprécie le mieux le passage. Ce sont aussi les îles éoliennes et ses cavernes, car c’est là où habitait Éole, le maître des vents. Vents qu’il gardait prisonnier dans des grottes et libérait à volonté. De l’autre côté, l’Etna, dont le sommet est couvert de neige en hiver, silencieux mais tellement plus dangereux quand le géant Encelade qui y dort se réveille. Et puis c’est Charybde et Scylla, l’écueil et le gouffre, on est dans le détroit de Messine entre Calabre et Sicile. Plus tard on aperçoit les cimes enneigées de la Crète, le Mont Ida où Rhéa accoucha et cacha Jupiter.
Puis c’est l’Afrique : Port-Saïd, ville construite par les Français au moment du percement du canal. La ville est monotone, et déçoit d’abord d’être trop européenne, mais peu à peu le pittoresque apparaît. Après le passage obligatoire à la poste pour voir si du courrier vous y attend, on part à la découverte du quartier arabe, et ce sont les premiers dromadaires, les premières mosquées, les premiers achats typiques. Claudius Madrolle est catégorique : il faut se méfier de toutes les maisons de jeux. Si le temps le permet, on peut faire une promenade à dos d’âne sur les rives du lac Menzaleh. L’escale ne dépasse pas cinq heures, c’est le temps de charger des milliers de sac de charbon, les hommes ressemblent à deux colonnes de fourmis, une montante et une descendante, couvrant le bateau d’une poussière noire.

Escale à Port-Saïd, par Marie Fauconnier.
Le canal de Suez, tant de fois commencé, tant de fois abandonné, est l’œuvre de Ferdinand de Lesseps, entrepris en 1859 et inauguré par l’impératrice Eugénie en 1869. Une centaine de mètres de largeur, dix mètres de profondeurs, 162 km de long reliant des lacs (lac Menzahleh, lac Timsah, lac Amer…) ou « garages » où les bateaux peuvent se croiser. La traversée dure une vingtaine d’heures. Il n’y souffle plus la moindre brise marine, la température augmente. De l’autre côté, Suez qui offre peu d’intérêt, et la Mer Rouge qui, à la grande déception des enfants, n’est pas rouge, mais bleue.
Entre Égypte et Sinaï, la Bible remplace les mythologies grecque et romaine, Moïse ouvrant les eaux vers la terre promise remplace les pérégrinations d’Ulysse. On passe devant Djeddah le port des pèlerins en route pour La Mecque. Et puis c’est la Porte des Lamentations (Bab-el-Mandeb), d’un côté Aden l’anglaise, de l’autre Djibouti la française. Les Fauconnier ne verront ni l’une ni l’autre à leur premier voyage. Henri à bord d’un navire de la P&O ne descendra pas à Aden, rocher désolé, il ne visitera pas la ville indigène ni ne fera l’excursion aux citernes. Il a sans doute vu le bateau entouré de pirogues creusées dans un tronc d’arbre d’où les enfants plongent pour récupérer les sous que leur jettent les passagers. Sa mère et ses sœurs ne s’arrêteront pas à Djibouti car l’Amiral de Kersaint s’échoue sur un banc de sable au large de l’île de Périm occupée par les Anglais. Il faudra trois jours pour décharger, afin de l’alléger, puis recharger le bateau. C’est l’occasion de décrire le rivage morne et désolé de la Somalie. Pour rattraper un peu de temps perdu, le capitaine annule l’escale du chef-lieu de la colonie, Djibouti et la promenade au jardin d’Ambouli est remise à la prochaine fois. Par contre, les enfants se pressent autour du bateau et plongent pour quelques sous et des oranges. Les passagers trompent leur ennui en faisant des achats : des plumes, des singes, et même… une gazelle !

Escale de Djibouti, par Marie Fauconnier.
Dans l’Océan Indien, la température monte, le personnel de cabine retire les couvertures des couchettes et ouvre les hublots, qu’il faut fermer pendant les tempêtes. Il est préférable de traverser en hiver où le mauvais temps est moins fréquent qu’en été. De temps en temps on aperçoit des poissons volants (exocet), une baleine, des dauphins ou bien des requins. Mais ce n’est pas suffisant pour lutter contre la monotonie du voyage.
Chez les enfants en particulier, à qui il faut proposer des activités en permanence, où alternent exercices physiques (quatre coins, course à pieds, cache-cache, colin-maillard…) et repos ludiques (concours littéraires, dessin et peinture, jeux de société…) au risque de les voir faire des bêtises et importuner les passagers adultes. Les enfants peuvent alors devenir une source de tensions entre les passagers. C’est sans doute pour cette raison qu’avec le temps, l’augmentation de la population qui voyage et de la taille des bateaux aussi, on verra naître des espaces réservés pour les enfants.
Du côté des adultes, les jours se suivent et se ressemblent également. Sur le S.S. Victoria en 1905, Henri Fauconnier joue au cricket. À son retour en Malaisie en février 1909 (après ses premières vacances en France) à bord du Néra des Messageries Maritimes, il joue au palet. Le jour, on joue et on lit. Le soir, on danse et on joue de la musique, on chante également. À la veille d’une escale on organise un concert et une tombola.
Après les antiquités grecques et les Écritures saintes, dans l’Océan indien, c’est l’évocation des grands voyages de découverte de Vasco de Gama, et les victoires d’Afonso de Albuquerque, Socotra, Ormuz, Goa… que chante le grand poète de la Renaissance portugaise, le Camoëns, dans ses Lusiades ! Route de la soie maritime, route des porcelaines, route des épices, et c’est Colombo ! Cette fois le bateau est entouré de pirogues à balancier et la même scène se répète. C’est le premier contact avec l’Asie, mais c’est aussi la dernière escale. La rencontre est délicieuse, écrit Mélanie Fauconnier. On se promène au choix, en voiture à cheval ou en pousse-pousse (rickshaw). On parcourt d’abord la ville européenne, le pont Victoria, le Musée, le Palais du Gouverneur, l’Hôpital, le Palais de justice…

Banyan à Colombo, par Marie Fauconnier.
Le dépaysement commence avec le jardin des canneliers et ses banyans géants qui sont une merveille. Mais la vraie découverte est dans la ville indigène, Pettah : le spectacle est dans le pittoresque de ses rues, le temple de Kelani, et son Bouddha couché, une caserne de Cipayes à hauts turbans roses. On prend le temps de déguster pour la première fois tous ces fruits inconnus qui feront bientôt le bonheur des petits-déjeuners : mangue, papaye, goyave, corossol, pastèque, mangoustan, jacque, sapotille, ananas, banane… Les enfants ont des yeux de gazelle, le sol est rouge, et puis la verdure, les fleurs… Des jongleurs et des charmeurs de cobra, et puis vite, vite, quelques achats de souvenirs… Si le temps le permet, on va prendre le café au Galle Face Hotel et se reposer à l’ombre de ses arcades ou bien on fait une promenade jusqu’au Mont Lavinia, à onze kilomètres, avec sa belle plage de sable rouge et ses palmiers.
Sur la gauche, c’est le golfe du Bengale avec les îles Nicobar et les îles Andaman, sur la droite Poulo Wehet la pointe d’Aceh, hollandaises. On embouque le Détroit de Malacca. La chaleur est supportable sur le pont, mais les cabines malgré les ventilateurs sont à peine habitables, la salle de bain est un hammam. On longe les côtes luxuriantes de Sumatra. En 1905, à bord du S.S. Victoria de la P&O anglaise Henri Fauconnier fait escale à Poulo Pinang, ou l’île du palmier aréquier (les compagnies françaises ne s’y arrêtent pas). Les Anglais l’ont rebaptisée l’île du Prince de Galles, et sa capitale est Georgetown. Henri Fauconnier ne nous dit pas s’il a trouvé le temps d’aller prendre un verre à l’Eastern & Oriental des frères Sarkies, qui s’enorgueillit de posséder le plus long front de mer à l’est de Suez.
Singapura : la ville du lion
La fin du voyage approche, on organise une tombola pour les marins, une fête avec des jeux pour les petits comme pour les grands. On assiste à une dernière messe sur le pont. C’est bientôt le dîner d’adieu et la remise des prix. Le navire longe Poulo Pangkor, l’embouchure de la rivière Pérak, Klang le port du sultanat du Selangor, Port Dickson. Et puis c’est Malacca, séparée en deux par une petite rivière, qui a gardé son cachet portugais décrit le Guide du Voyageur. Malacca, aujourd’hui déchue, qui donne aussi son nom à la péninsule que les anciens baptisèrent la Chersonèse d’Or, la presqu’île riche en or ! Le détroit se rétrécit. Et puis c’est Singapour ! Mais pour nos voyageurs en route pour la Malaisie, Singapour n’est qu’une escale de plus, avant le grand saut vers l’inconnu. Singapour est le carrefour où les routes se croisent et se séparent.
Singapour, c’est aussi et avant tout la découverte de la Chine et du Chinois, la tresse enroulée autour de son crâne nu, il est partout chez lui à Singapour. Singapura, c’est « la ville de l’escale » en malais, ou « la ville du lion » en sanskrit, écrit Claudius Madrolle dans son guide. Singapour c’est la porte de l’Extrême-Orient. C’est souvent à Singapour que l’on vient accueillir sa famille. On débarque tantôt en sampan quand le bateau reste en rade, comme Mesdames Fauconnier en 1910, tantôt par l’échelle de coupée si le bateau est à quai.
Le port est à deux kilomètres de la ville, et c’est en malabar (voiture fermée) ou jinrickshaw (pousse-pousse) que l’on s’y rend. Les hôtels sont nombreux, les plus confortables sont l’Hôtel de l’Europe, l’Hôtel de la Paix ou bien encore l’Adelphi et le Raffles. La communauté française est déjà bien représentée. Officiellement par son consul, religieusement par les Missions étrangères de Paris autour de la cathédrale du Bon Pasteur et commercialement avec Alfred Clouët, Moine-Comte, mais aussi Paul le coiffeur, Favre le confiseur, ou encore dans la banque, le cinéma, l’hôtellerie…

Chinatown à Singapour, par Marie Fauconnier.
Pour les planteurs, Singapour n’est qu’un passage d’une journée, d’une nuit tout au plus. On dépose ses bagages dans un hôtel et puis, la première fois sans doute, on s’élance pour un tour panoramique à la vitesse du tireur de pousse-pousse, on passe devant les curiosités qu’il faut voir, l’hôtel de ville, le musée, le jardin botanique, les parcs, la ville chinoise et la cité malaise. Mais surtout on en profite pour faire les achats indispensables, ses premiers sarongs en soie, chez John Little ou Robinsons. Mélanie Fauconnier se souvient d’un déjeuner à l’Adelphi « avec de drôles de mets », sans doute son premier tiffin.
Ils n’auront pas le temps de faire l’excursion à Johor. Une belle route d’une vingtaine de kilomètres permet de traverser l’île jusqu’au nord. Une chaloupe à vapeur (kapal api, en malais) vous emmène en vingt minutes à Johore-Bahru, la nouvelle capitale du sultan ; elle est enfouie sous la végétation. Le Radjah habite un grand chalet meublé à l’européenne, précédé d’un vaste hall pour les réceptions. À côté, dans la ville chinoise, on trouve les salles de jeu, le Monte-Carlo malais, écrit Claudius Madrolle, qui attire les riches marchands chinois et européens.
En fin de journée, au plus tard le lendemain, on embarque sur un petit vapeur de la Straits Steamship Co., pour remonter le détroit que l’on vient de descendre. Cette fois le cadre est plus rustique, mais ce n’est que pour une nuit, et puis les retrouvailles et de savoir le but du voyage tout proche font oublier le manque de confort du petit bateau. Deux courtes escales à Malacca et à Port Dickson, et puis c’est Port Swettenham !
C’est le nouveau port en eau profonde de la rivière Klang. Pour exporter l’étain, la richesse qui vit naître Kuala Lumpur, inaugurant l’apogée coloniale britannique, le gouverneur Frank Swettenham entreprit la construction d’une voie ferrée, d’abord jusqu’à Klang, puis elle atteignit finalement la côte en 1901. On construisit un nouveau port pour remplacer Klang, et on lui donna le nom du gouverneur partant à la retraite. Il sera rebaptisé Port Klang en 1972.
C’est là que commence l’aventure pour nos Français venus faire fortune en Malaisie. Au moins jusqu’en 1923, date à laquelle est inauguré le Causeway (la chaussée) qui relie Singapour à Johor. Le train offre alors une alternative qui permet d’arriver directement depuis Singapour jusqu’à Kuala Lumpur où la plus étonnante des gares a été reconstruite dans le style anglo-indo-mauresco-moghol en 1910 ! Les choses ne changeront pratiquement pas jusqu’à la veille de l’indépendance avec l’arrivée des premiers vols commerciaux à Kuala Lumpur sur l’aéroport de Simpang (appelé plus tard Sungei Besi) en 1952.
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