Geneviève Fauconnier, de Charente en Malaisie (2/2)

Mariages en Malaisie

Le 1er août 1914, c’est la guerre, la France mobilise et les hommes rentrent faire leur devoir. Les femmes restent en Malaisie. Tous les hommes vont partir au front, sauf René Van den Berg qui est belge. Début 1914, les trois femmes, Mélanie et ses deux filles sont revenues pour le mariage de Marie avec Charles Parant. Le jeune couple s’installe à Tennamaram, plantation de cocotiers acquise par Henri pour sa sœur. Madeleine, la sœur de Jean Meslier, est du voyage. Et les quatre femmes vivent à Rantau Panjang.

Pendant que les hommes sont dans les tranchées, les femmes prennent soin du bungalow. Elles plantent de la pelouse. Les barbadines montent à l’assaut du bungalow, avec leurs grosses courges pendantes. Les balsamines, les cannas, les hibiscus triomphent. Les palmiers à huile sont merveilleux, élancés. Les calaos s’y donnent rendez-vous. Les fêtes au temple sur la plantation se succèdent. Geneviève aime les fêtes tamiles, les voix roulantes, l’odeur chaude de l’huile de coco sur les chevelures, les agapes bruyantes…

L’endroit qui remporte tous les suffrages, mais où l’on ne va pas aussi souvent qu’on le souhaiterait car les deux bungalows sont trop souvent complets, est le mieux décrit par Geneviève dans une lettre à Henri : « Le Gap n’a pas pu te donner une idée des splendeurs de Bukit Kutu (la colline de la puce). C’est l’Orient et c’est l’Occident dans toutes leurs beautés confondues – les roses sous les fougères arborescentes, les chèvrefeuilles et les hibiscus, les gardénias, les bougainvilliers, les dahlias, les lys, le soleil d’août, la fraîcheur d’avril, l’immensité des plaines dominées comme de la poupe d’un fantastique navire, le choc des monts en demi-cercle se heurtant comme des flots et dressant leurs crêtes sur le ciel. Et quelle forêt de rêve ! Plus fantastique que les rêves d’enfance, plus opaque d’ombres, plus pénétrée de rayons. Des arbres comme nos géants d’ici n’en donnent pas une idée – des lianes, des mousses, des fougères phosphorescentes dans la fraîcheur des ombres. Et l’air – si doux, si pur. »

Et ce qui devait arriver, arriva : René van den Berg demande Geneviève en mariage. Au début du mois de mars 1915, Geneviève confie son bonheur à son frère : « Voilà où nous nous sommes aimés. C’était vrai depuis longtemps mais il fallut cela pour que de si haut les obstacles disparaissent. Nous venions de nous promener, de boire dans des feuilles fraiches de bananiers l’eau délicieuse d’un torrent, quand il m’a dit… tout ce que nous savions déjà. » Détruite pendant l’occupation japonaise, la station d’altitude de Bukit Kutu est abandonnée au profit de Bukit Fraser (la colline de Fraser). Aujourd’hui, seule une cheminée solitaire monte la garde sur le Mont de la Puce et accueille les randonneurs au terme de quatre heures d’ascension.

Bukit Kutu

La mère et la grand-mère de Van den Berg sont opposées au mariage et Geneviève ne veut pas se marier sans leur consentement. Elle a le soutien d’Adrien Hallet et puis elle demande aussi à Henri d’écrire à Mme Van den Berg. Madeleine, la première rentre en France. Geneviève ronge son frein. Elle lit Les guerres des Indes au XVIII siècle et L’histoire d’Assurbanipal, roi d’Assyrie. Finalement quelques mois plus tard Mme Van den Berg consent au mariage. La cérémonie a lieu le 20 mai 1915 à Kuala Lumpur, au nouveau Couvent des Sœurs, installé au pied de Bukit Nanas (la colline aux ananas). Parce que leur retraite favorite, Bukit Kutu, affiche complet, c’est à Jeram, la plage des planteurs du district de Kuala Selangor que notre jeune couple passe sa lune de miel.

Jeram, c’est une hutte près de la mer et dans les cocotiers. C’est vivre en sarongs et passer des heures sur la mer. Jeram, c’est ses petits canards, ses îles au loin, ses jonques sur le couchant. « Bangsal Hati Senang (la cabane du bonheur), mon petit lelaki (mari) est parti chasser le crocodile. Il ne revient pas – peut-être parce que la grande marée me coupe du reste du monde… La brise, le vent entre à flot. Par les portes dont les tentures volent je vois la mer toute remuée qui se jette jusque sous nos pilotis et dont les facettes se renvoient le soleil. C’est un tel flamboiement blanc que j’en reste aveuglée. Une sorte de yucca que nous avons mis près de notre seuil est tout ce que je vois en premier plan sur la mer – longues griffes cassées… La lampe de cuivre à cinq becs répand une odeur de kelapa (noix de coco) comme dans les temples – et aussi l’encens dans les petites coupes d’argile… Nous allons dans la vase jusqu’aux barques de pêcheurs acheter à même le filet les poissons d’argent. Le soir la lune se répand sur les cocotiers mais l’heure la plus belle peut-être est celle où le couchant s’allume au ciel et dans la vase. Il semble que ce miroir d’acier lisse est là exprès pour doubler et exalter la splendeur du soir. Des hérons restent piqués en extase. Des aigles planent. Hier soir nous sommes partis en prao sur la Sungei Buloh (en pirogue sur la rivière des bambous) pour une chasse au crocodile », écrit Geneviève.

Le jeune couple s’installe dans une nouvelle plantation, Alagoo Malai (devenue Myniak Estate). Mélanie rentre en France à son tour le 26 mai pour se rapprocher de ses deux fils, surtout du plus jeune Charles. René finit par s’engager dans l’armée belge. Le 30 août 1915, c’est le départ : « Et voilà nous partons. Nous avons laissé notre maison haute, nos montagnes, notre jungle. Nous laissons là ces trois premiers mois de notre vie ensemble… et nous allons vers l’inconnu, sans peur. » Geneviève écrit à bord du Krian, le petit vapeur qui l’emmène vers Singapour : « Là-bas des montagnes transparentes, sans poids, sur une mer de métal, solide, massive, pleine. La Malaisie s’efface. Nous avons laissé sur le quai de Port Swettenham des amis bien gentils. Encore, encore, encore on agitait les mouchoirs, les voiles, les ombrelles. » Ils embarquent pour Marseille le 6 septembre. Marie qui ne veut pas rester seule, rentre avec eux, elle ne reverra jamais la Malaisie. Après la guerre, René est de retour en 1919, sur la plantation de Sungei Rambai, d’abord seul, puis Geneviève et leurs trois enfants sont venus le rejoindre.

Geneviève et René en 1915.

Naissance d’une écrivaine

En 1920, les cours du caoutchouc s’effondrent. René Van Den Berg va définitivement abandonner le métier de planteur et la famille rentre en France au printemps 1922 avant la naissance d’un quatrième enfant. La famille s’installe à Fontenay-aux-Roses, au sud-ouest de Paris. René ouvre une librairie au 120 Boulevard du Montparnasse. Il édite également des livres, d’art et de poésie notamment. Il accueille dans sa librairie les surréalistes où se rencontrent Jean Cocteau, Max Jacob, ou bien encore le jeune Gaston Bonheur. C’est sans doute là qu’Yvan Goll a découvert Malaisie en 1930, source possible et vraisemblable d’inspiration à ses Chansons malaises publiées en 1935. Si René Van den Berg apprécie et participe activement à la vie intellectuelle de la capitale, Geneviève préfère la province et la campagne.

Née à Barbezieux dans la Charente, en 1926 elle se retire sur les terres familiales du Crû à Saint-Palais-de-Négrignac (en Charente, hier inférieure, aujourd’hui maritime) avec ses quatre enfants (le dernier est encore à naître). Elle commence par écrire pour les enfants. C’est en 1927, Les trois petits enfants bleus qui s’échappent chaque nuit des rideaux en toile de Jouy de la chambre à coucher, (c’est le prétexte à la découverte de la campagne charentaise par trois petits citadins) et Micheline à bord du Nibong, qui nous raconte la traversée d’une famille française vers la Malaisie. Une mère et ses trois jeunes enfants vont rejoindre le père qui est planteur. Roman qu’elle a écrit dès son retour de Malaisie en 1910, pour ses nièces, mais qui n’est publié qu’en 1932, illustré par sa sœur Marie.

Claude, prix Femina 1933.

Claude, un portrait de femme, qui évoque une enfance provinciale au début du siècle. Où Marc n’est autre que Jacques Chardonne, l’ami d’enfance. Si le groupe de Barbezieux (sans maître, ni règles) est une création de MM. Lagarde et Michard (dont Le Bonheur de Barbezieux de Chardonne est sans doute à l’origine), mieux que les Delamain (lui parle aux oiseaux et elle traduit l’anglais), Chardonne (devenu plus Parisien que Charentais), ou son frère Henri (exotique Malaisie !), c’est Geneviève la plus enracinée. Un bel exemple prouvant qu’il n’y a point d’universalité sans un profond ancrage. Le roman est couronné par le prix Femina en 1933.

Suivront quatre autres romans et des nouvelles. Entre autres, « Electuaire Malayou » (antidote malais) est une nouvelle publiée en 1935 que nous n’avons pas pu consultée (y a-t-il un lien avec l’obat Melayu de « Péninsule » ?). Les étangs de la Double, un polar en pays charentais est également publié en 1935. Puis suivent Pastorale en 1942 et Christine et les Micocouliers en 1948. Dans Les enfances du Christ en 1956, elle retrouve l’enfance, mais pas n’importe laquelle, celle du plus célèbre des hommes. Son dernier livre, en 1960, est un recueil de dix nouvelles : Évocations est largement un retour sur les jeunes années où l’on retrouve le voyage en Malaisie.

Dans « Printemps, au pays sans printemps », une toute jeune fille s’en va vivre avec son père, planteur en Malaisie (ce pourrait aussi être son frère Henri). Elle devient très vite le centre d’attraction des jeunes assistants du district. La nouvelle se termine sur une plage ressemblant fort à Jeram, où Geneviève passa sa lune de miel avec René.

« Péninsule » – « décochée comme une patte griffue, par l’énorme Asie qui dort d’un œil » – est largement autobiographique. Femme de planteur, elle est infirmière pour les coolies indiens de la plantation et règne sur les boys chinois du bungalow. Elle se souvient, si Ceylan c’est l’Inde, Singapour c’est la Chine. Elle y a passé de longs mois pendant la convalescence de sa sœur Marie en 1911 « surprise d’apercevoir si peu de Malais dans Singapour, énorme cité sur un minuscule îlot projeté à la pointe d’une Malaisie où Malacca n’est plus qu’une bourgade… » Le Malais brûle la forêt puis se retire dans son kampung. Et puis il y a le bungalow et sa ménagerie, la plage la plus proche, la piqûre d’un poisson venimeux et l’obat malayou (médecine malaise) de Bakar le guérisseur. Enfin l’Eden, c’est une station d’altitude, au bout d’une longue route sinueuse, que l’on atteint dans des fauteuils en rotin. Bukit Tinggi n’est autre que Bukit Kutu (la Colline de la Puce). Au-delà, dans la forêt profonde vit l’Orang-outane des malais, il ne s’agit pas ici du grand singe roux, mais du véritable homme de la forêt qui n’est autre que le Sakai d’hier, l’Orang Asli d’aujourd’hui.

« Traversées » est le récit du voyage en bateau de Marseille à Singapour. Si Geneviève prend le prétexte de la première traversée de son frère Henri en 1905 que celui-ci a raconté en détail dans sa correspondance à sa famille, elle y ajoute le souvenir de ses traversées. À Singapour s’opère la transmutation. Le rêve de Bornéo devient Chersonèse d’Or. La nouvelle se termine par un retour en Asie, 52 ans plus tard, cette fois le Japon remplace la Malaisie où Henri et René sont retournés en 1957, invités par la SOCFIN. Le voyage se fait en avion et l’on découvre les affres du décalage horaire.

On retrouve brièvement les traversées de Geneviève dans « Darling Pets ». Ce sont les oiseaux bleus de Socotra, les hirondelles épuisées s’abattant sur le bateau. Ce sont aussi les chats siamois et les poissons de Malaisie.

Geneviève Fauconnier, par Anne van den Berg.

Dans une lettre à son frère Henri, elle écrit : « J’aime tout, les beaux arbres, les races brunes ou jaunes, le ciel, les mers, j’aime profondément ce pays, je suis en amour avec l’arbre des dourians et les arbres de noix de coco, les vergers et la forêt profonde. » Geneviève Fauconnier s’est éteinte en 1969.

À lire :
Fauconnier Geneviève, Claude, Paris, Stock, 1933
Fauconnier Geneviève, Évocations, Paris, Stock, 1960
Fauconnier Geneviève, Micheline à bord du Nibong, Paris, J. de Gigord, 1932

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