par Serge Jardin
Deuxième partie : La femme et l’écrivaine
Des vacances à la Belle Epoque
Le voyage en Malaisie pour les Fauconnier c’est d’abord et avant tout des retrouvailles familiales. Il s’agit aussi de présenter pour Henri d’un côté, et de l’autre chez Mélanie de vérifier, l’état des lieux. Les deux jeunes sœurs se promènent dans un rêve éveillé et tout les émerveille. Pour les nouvelles arrivantes, la Malaisie, c’est d’abord le bungalow, une grande chambre sans plafond, un grand lit, une grande salle de bains, une grande véranda avec chaise longue, canapé et table. Le service est assuré par trois Chinois et un jeune garçon malais. Pas besoin de commander, tout arrive à l’heure. À 7h00, on prend le petit-déjeuner, du lait et du café, du pain de seigle et du beurre, des gâteaux, des ananas et des bananes. C’est le meilleur repas. Habituellement, les repas sont constitués de cinq ou six plats, les fourchettes sont changées avec chaque plat : « C’est tout à fait anglais, je ne m’attendais pas à tant de confort », souligne Mélanie.

Un bungalow de planteur.
Et puis au-delà ? Nous ne nous promenons pas seules à l’extérieur du bungalow. Pour les sorties nous utilisons la voiture, mais la grande est hors d’usage depuis notre arrivée. La première sortie a sans doute été consacrée à la visite de la plantation. Nous sommes parties à 5h00. Le pont sur la rivière Selangor n’a pas encore été construit, il faut donc traverser en barque, ce qui n’est pas très rassurant car un crocodile y vit. Mélanie n’en dit mot, mais le grand spectacle promis par Henri a sans doute eu lieu, à savoir l’embrasement de 150 acres à Rantau Panjang. C’est la première étape d’une plantation. C’est un moment important qu’Henri à chaque fois mentionne dans sa correspondance. Chaque parcelle gagnée sur la forêt n’est pas encore une catastrophe écologique et c’est une victoire du planteur.
Par contre, les femmes évoquent les fêtes auxquelles elles ont assisté. Au plus près du bungalow, les deux communautés sont la Malaise dont les villages bordent la rivière Selangor et l’Indienne qui vit sur la plantation. Ce fut d’abord une grande fête malaise. Ils ont mis deux jours à construire la scène écrit Mélanie, ils ont dansé, ils ont chanté, ils ont bu… Nous avons à peine dormi cette nuit-là. En 1917, Madeleine (qui sera devenue la femme d’Henri) nous donne sa version où l’une des deux danseuses professionnelles est ivre. Beaucoup de bière, de cigarettes et de gâteaux circulent. Les hommes sont habillés comme des Européens. Henri reviendra sur le ronggeng dans Malaisie. Plus tard Marie évoquera également les pétards de la fin du Ramadan, mais en 1910, elles n’ont pas pu les entendre, le Ramadan ayant eu lieu en septembre et octobre.
Si elles sont arrivées trop tard pour le festival indien de Pongal, en janvier, il est fort probable qu’elles aient été invitées à un mariage tamoul dont Marie évoque les cadeaux, les danses, la musique, la lutte et le duel au bâton, le rouge de la mariée et le blanc du marié. Geneviève décrit un accueil fait de danses et de tam-tam où Henri porte un énorme collier de fleurs ou bien, un peu plus tard, « L’autre soir nous avons été au temple sur la plantation pour la clôture d’une série de fêtes… Tu sais comme nous aimons les fêtes tamoules. Les voix roulantes, l’odeur chaude de kelapa (noix de coco) sur les chevelures. Les agapes ont été fort bruyantes autour des petits dieux tapis sous les fleurs. »
« Notre visite est un événement, écrit Mélanie, beaucoup de gens viennent nous rendre visite. » Hier, le médecin anglais et sa femme. On va prendre le thé ou jouer au tennis dans les bungalows voisins. Le Club de Kampung Kuantan et son golf de neuf trous ouvrira juste après leur départ en 1910. C’est le centre de la vie sociale pour les Européens du district, qu’évoque Madeleine en 1917, et que l’on retrouvera plus tard dans Malaisie.
La première grande excursion hors du district a sans doute été consacrée à Kuala Lumpur que Mélanie a appréciée. Le voyage a été délicieux, la route serpente à travers cocotiers et palmiers, à travers les montagnes et les villages chinois. On voit beaucoup d’enfants. Kuala Lumpur est très animée, on rencontre surtout des Chinois et des Malais, à part quelques Anglais à l’hôtel (soit l’Empire, soit le Grand Oriental) où l’on déjeune avec un officier belge (oncle de De Burlet, assistant à Sungei Rambai). La conversation a porté sur les coolies, ils sont bien malheureux, on les bat avec une baguette de rotin quand ils sont paresseux ou quand ils s’échappent. C’est le seul moyen, paraît-il. Henri est sévère mais juste. « Le gouvernement doit protéger les coolies parce que nombre de planteurs sont cruels », écrit Mélanie.
Le missionnaire français de Kuala Lumpur est venu leur rendre visite, il en a profité pour bénir la maison. Il visite régulièrement la plantation voisine de Sungei Rambai car certains Tamouls sont catholiques. Kuala Lumpur revient souvent au programme. Elles sont invitées pour le dimanche des Rameaux par les Dames de Saint-Maur (ou Sœurs de l’Enfant-Jésus). Le couvent est alors installé à Brickfields, il ne déménagera sur Bukit Nanas qu’en 1912. C’est la première fois que les sœurs reçoivent la visite de dames françaises. Elles visitent les salles de classe, l’orphelinat et la crèche. Puis elles font une excursion à la source d’eau chaude de Dusun Tua, située dans la montagne tout près de la rivière Langgat. Bain et thé à la Resthouse puis en rentrant sur Kuala Lumpur on visite une maison chinoise où un jeune couple de Français vit. Grandes pièces, des meubles incrustés de nacre, autel avec une statue de Bouddha… Dîner à l’hôtel et retour au couvent en pousse-pousse. Nous reviendrons à Kuala Lumpur la semaine prochaine pour Pâques.
Qu’en est-il des excursions mentionnées par Henri qui n’ont pas été réalisées ? Le Gap, les grottes de Batu, Morib, Pulau Angsa. Si les trois femmes n’y sont pas allées lors de ce premier séjour, par faute de temps, de disponibilité, de moyen de transport ou par prudence eu égard à Mélanie, les plus jeunes y sont allées et les ont évoquées plus tard. En particulier, Charles et Henri aiment le Gap et les grottes de Batu.
L’excursion à Malacca était prévue. Henri s’est rendu à Malacca pour visiter une plantation. Les trois femmes devaient prendre le train de sept heures, pour aller le rejoindre, arrivée prévue à midi. Elles ont raté le train ! Singapour a été visitée. Le bateau de retour est prévu pour le 8 mai, mais les trois femmes quittent Rantau le 3 mai pour passer quelques jours à Singapour que Charles Parant, une relation familiale de Limoges et qui travaille à la succursale de Singapour de la Banque d’Indochine, doit leur faire visiter. Il va bientôt demander Marie en mariage.

Geneviève et sa mère en Malaisie.
Il faut ajouter un autre endroit cher aux Fauconnier qu’aucun guide ne mentionne. Il s’agit de Kuala Selangor. Il faut évoquer ici le récit de l’intrépide voyageuse anglaise, Isabella Bird, qui débarque à Klang en 1879 qu’elle trouve « triste et délabrée ». Elle mentionne Kuala Lumpur mais n’ira pas, ce n’est encore qu’un camp de mineurs chinois. Elle rendra visite au sultan du Selangor à Langgat mais surtout elle fait escale à Kuala Selangor. « Un endroit sordide, d’un côté un village de pêcheurs au-dessus de la boue de la mangrove, de l’autre une rue de boutiques chinoises avec son tripot. » Des marches taillées dans la terre lui permettent de grimper jusqu’au fort hollandais. Si l’on en croit Ambrose Rathborne, un ingénieur australien, les choses n’ont guère changées en 1898. Douze ans plus tard, on déjeune à la Resthouse située sur la colline, avec vue sur la mer et ses jonques. On se promène à pied jusqu’au phare où Geneviève se souvient des semnopithèques à coiffe et de leurs petits de couleur orange. Charles écrit à ses sœurs qu’il les imagine au milieu des palmes et des vieux canons savourant de gros dourians.
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