Henri Fauconnier, de l’aventure à la littérature (1/2)

L’installation à Rantau Panjang

À quoi ressemble sa nouvelle vie ? Il se réveille à 5h00, puis après l’appel du matin et avoir distribué le travail à chaque équipe de coolies, il rentre au bungalow pour le bain et le petit-déjeuner. La salle de bain est un enclos de palmes, avec une moitié de barrique pour garder une eau opaque, où nage des poissons et des sangsues, et une moitié de noix de coco pour s’asperger. À 6h30 il retourne sur la plantation. Jalan Acob est une nouvelle plantation qui vient juste d’être brûlée et plantée depuis un an. Dans six ans les arbres seront prêts à être saignés. À 11h30, il rentre au bungalow pour le tiffin (déjeuner). Les cuisiniers sont chinois. Au menu il y a des œufs, de la viande, des légumes, et du pain de riz et de copra. L’eau doit être filtrée. Puis il retourne sur la plantation, le travail prend fin à 16h00. Après, il s’adonne à l’apprentissage du malais qu’il juge « idiot et simple » et du tamoul, « difficile et intéressant ».

Avant la nuit, c’est souvent une chasse au pigeon et exceptionnellement une chasse au gros, il voit son premier sambar, Cervus unicolor. Il semble qu’Henri n’a pas partagé le goût des Européens de Malaisie pour un des sports favoris de ce temps-là, la chasse. En tout et pour tout il n’évoque qu’une chasse au gaur, Bos gaurus, avec son futur beau-frère, Jean Meslier, en 1909. Il rencontre son premier cobra, les crocodiles sont nombreux dans la rivière Klang. Des éléphants, il n’en voit que les énormes bouses. La tenue du soir, c’est gilet de flanelle ou gaze indienne selon la température, sur un sarong. Il se couche à 21h00 sous une moustiquaire. Les renards volants, Pteropus vampyrus (la plus grande chauve-souris au monde dont l’envergure dépasse un mètre et demi) font des ravages dans les arbres à dourian, les crapauds ronflent. Au-delà dans la jungle, les chiens sauvages pleurent et les éléphants barrissent.

Côté santé, il rassure sa famille, il y a la visite mensuelle du docteur, l’hôpital de Klang est à 16km, et le sanatorium de Penang est à 36 heures de bateau. Henri a confiance, il aime la chaleur. Il y a peu de différence de température et il y a deux saisons des pluies : avril et mai, et puis octobre et novembre. Ce sont deux brèves périodes entre les deux moussons, l’été et l’hiver, relativement plus sèches sur la côte ouest de la péninsule malaise. Très vite il demande qu’on lui envoie sa raquette de tennis.

Mais là encore, il ne s’agit que d’une étape, d’un moyen. Henri Fauconnier n’est pas venu en Malaisie pour travailler chez les autres, il est venu faire fortune. La recherche de terre vierge est d’autant plus urgente que le gouvernement, face à la demande, ne peut qu’augmenter les prix.

Il commence à demander de l’argent à sa famille en allant jusqu’à promettre de payer un intérêt de 40% par an tellement il est certain du résultat ! Il utilise ses loisirs à explorer la forêt vierge à la recherche d’un terrain propice. Il doit chercher de plus en plus loin, toutes les bonnes terres du district de Klang sont déjà prises. Un jour, après trois jours d’exploration en compagnie de Posth qui est finalement arrivé en Malaisie, se nourrissant de conserves et de chocolat, ils traversent pour la première fois la rivière Selangor et s’enfonce dans la forêt vierge. Le sol s’élève, les arbres deviennent plus grands, il y a moins de broussaille, la boue disparaît « et de temps en temps on s’aplatissait pour humer la terre à plein nez. Ça puait bon », écrit Henri Fauconnier. Nous sommes le 7 août 1905, l’endroit s’appelle Rantau Panjang (la grande courbe), ils viennent de découvrir leur terre promise. Il faut faire la demande au gouvernement, l’objectif est de s’installer « chez soi » au début de l’année prochaine. Plus que jamais il demande de l’argent à sa famille. Il ne promet plus que 5%, à mettre la barre trop haut, il craint d’effrayer une famille inquiète, plutôt frileuse aussi. Il suggère d’hypothéquer la maison familiale de Musset tant il est sûr de lui. Sa mère Mélanie, lui fait confiance et finit par accepter. Elle ira même jusqu’à vendre les Emprunts russes, qu’elle gardait pour doter ses deux filles.

En 1906, les trois amis sont propriétaires de six-cents hectares de forêt à une vingtaine de kilomètres de la mer. Ce sont des pionniers, personne avant eux n’avaient osé traverser la rivière Selangor. Henri s’installe comme directeur, avec Posth comme assistant dans une hutte à Rantau Panjang en attendant la construction d’un bungalow. Audoin reste pour l’instant chez W.W. Bailey sur la plantation de Sungei Kapar. Posth achète une moto avec une remorque et Henri achète un char à bœufs. On commence par défricher et brûler soixante hectares. Au printemps de 1906, on fait une escapade (infructueuse) dans le Johor, près de Muar, toujours à la recherche de nouvelles terres. Au retour on en profite pour visiter Malacca et les mines d’étain de Sungei Besi au sud de Kuala Lumpur. Henri fera une autre tentative, dans le Pahang cette fois, sans plus de succès, mais découvre au passage la fraîcheur des hauteurs de la chaine de montagnes Titiwangsa qu’il faut traverser. La Resthouse du Gap, située au col, à 800 m restera un de ses lieux préférés de villégiature.

En octobre, les pluies arrivent, les plants poussent et la rivière monte. Le bungalow se construit « mais avec des Malais sait-on quand il sera fini ? Avec les Malais il est impossible de ne rien prévoir ». Les hévéas atteignent un mètre, il est temps de les transplanter des pépinières vers le premier bloc. Déjà on prépare un second bloc de quatre-vingts hectares. Au printemps 1907 le bungalow est finalement prêt. Très vite la maison ressemble à une ménagerie. On y trouve une chienne, un singe, un écureuil volant et un écureuil argenté, une perruche et un porc-épic à longue queue. A la fin de l’année, les arbres ont trois mètres. Il est temps de brûler un troisième bloc de quarante-huit hectares.

L’organisation d’une nouvelle plantation n’est pas une mince affaire, déjà on brûle un nouveau bloc de cinquante hectares. Que font nos planteurs du peu de loisir qu’il leur reste ? À Rantau Panjang, on joue aux échecs et au poker. On lit les auteurs populaires de l’époque comme Jacques Dhur, Émile Faguet, Auguste Gilbert des Voisins ou bien encore Michel Morphy aujourd’hui largement oubliés. Mais aussi Gabriele d’Annunzio dont Henri n’appréciera sans doute pas quelques années plus tard l’éloge de la guerre, et sera sûrement plus sensible à l’humanisme pacifique de Romain Rolland. Henri s’amuse à écrire un polar avec Posth. On jardine, on plante des graines de radis et de petit-pois Vilmorin, reçues de France. On s’adonne au canotage sur la rivière Selangor. On trouve le temps d’aller dîner à Kuala Lumpur. Les cours du caoutchouc baissent.

De la Société Fauconnier et Posth à la SOCFIN

Rantau Pajang n’est qu’une plantation, les fonds sont limités. Tim Bailey a expliqué à Henri le mode d’emploi. On crée d’abord une plantation avec son capital, ensuite une société par actions, pour continuer avec l’argent des autres et le propriétaire devient un directeur. Si la première bonne fée de nos jeunes planteurs s’appelle Tim Bailey, la seconde s’appelle Adrien Hallet. Il s’agit d’un ingénieur agronome et banquier belge. Il a des intérêts dans des plantations au Congo et à Sumatra. Descendu à l’hôtel de l’Europe à Singapour, il entend parler de Français vivant dans le ulu (amont) de la rivière Selangor et plantant du caoutchouc. Il décide de leur payer une visite de courtoisie, le courant passe, il les invite à ne pas l’oublier lorsqu’ils seront prêts à créer une société. Il en profite pour créer sa société, la Compagnie du Selangor et achète Sungei Rambai, une plantation située en aval de Rantau Panjang.

Il est temps pour Henri Fauconnier de rentrer. Le 13 juillet 1908, en Malaisie depuis trois ans déjà, il prend à Singapour le bateau qui le ramène en France. Il multiplie les allers et retours entre Paris, Londres et Bruxelles. Finalement la « Société Anonyme des Plantations Fauconnier et Posth » est constituée le 9 janvier 1909, avec des actions au porteur de 100 Francs. Les retrouvailles familiales sont brèves. En février, il est à bord du Néra des Messageries Maritimes. Henri ne peut rester éloigné de la plantation trop longtemps. La remise en état demande beaucoup de travail, il faut lutter contre le lalang, Imperata Cylindrica, une mauvaise herbe envahissante dont il est extrêmement difficile de se débarrasser. Et puis on va bientôt commencer à saigner les hévéas et l’usine de traitement est en construction.

Les cours du caoutchouc remontent. Posth remplace sa moto par une automobile, Henri Fauconnier achètera bientôt une Brasier. Henri dessine les plans d’un nouveau bungalow, le second, dont la construction commence le 6 septembre 1909 sur une colline près de la rivière, entourée d’arbres fruitiers et de fleurs. Au-delà de la rivière, trois-cent-quarante hectares d’arbres bien alignés, et au-delà, la jungle immense et profonde. Il rêve de se construire un petit ermitage en bordure de jungle, ce sera la « Maison des Palmes » de Rolain dans Malaisie. Ce projet restera un rêve. Il a acheté un piano qu’il installe temporairement à Kempsey, le bungalow de Murray qui dirige Sungei Rambai assisté de De Burlet et de Ruelle. Kempsey, le bungalow, et surtout son tennis sont le rendez-vous de nos planteurs. C’est le bon moment pour inviter ses sœurs en vacances. Elles arriveraient juste à temps pour mettre la dernière main au bungalow en construction. Au programme, excursion, tennis et rigolade… Nous retrouverons plus loin la famille Fauconnier en vacances en Malaisie à la Belle Époque.

En 1911 Henri accompagne Adrien Hallet dans une tournée à Sumatra. Celui-ci est impressionné par le développement et le rendement d’un palmier africain, produisant de l’huile là-bas et arrivé jusqu’ici comme arbre décoratif. Hallet va ouvrir la première plantation de palmiers à huile (Elaeis guineensis) en Orient. Henri fait expédier des graines à Rantau Panjang qui deviendra la pépinière de la future richesse agricole de la Malaisie. Au printemps 1917 Henri fait transplanter les palmiers, âgés maintenant de six ans à Bukit Nyior (en malais) et Tennamaram (en tamil), la noix de coco, en face de Batang Berjuntai, de l’autre côté de la rivière Selangor. Henri a en effet, fait l’acquisition de cette plantation de cocotiers, pour sa sœur Marie et son beau-frère Charles Parant où ils vivront quelque temps, après leur mariage en 1914. Cette plantation de cocotiers est devenue ainsi la première plantation de palmiers à huile de Malaisie.

En 1912 Henri part en Inde pour recruter des coolies. Il ne s’étend guère sur les conditions de vie et de travail de la main d’œuvre tamoule. Il ne fait qu’une brève allusion à l’existence de conflits sociaux dans sa correspondance, en avril 1913. Il s’agit d’une grève à Sungei Tinggi, où tout rentre dans l’ordre après « l’expulsion des socialistes ». La même année, il met en chantier un troisième bungalow à l’emplacement où la Maison des Palmes tombe aujourd’hui en ruines. C’est le boum du caoutchouc, l’aventurier a fait fortune, mais le 31 juillet 1914 Jean Jaurès est assassiné et le 1er août la France mobilise. Les planteurs doivent quitter leur terre promise.

Henri et Madeleine, le mariage.

Après la guerre plus rien ne sera plus comme avant. Il y a ceux qui comme Posth n’en reviendront pas. Et puis la saison des mariages verra bientôt s’éparpiller le groupe des amis qui restent. Henri s’est marié en 1917 avec la sœur de son ami Jean Meslier, Madeleine. C’est bien sûr en Malaisie qu’ils ont fait leur voyage de noces. Après avoir été démobilisé, Henri est de retour en Malaisie pour un an. Il faut réorganiser les plantations, mais surtout de grandes manœuvres se préparent. En effet, Adrien Hallet acquiert la Société Financière des Caoutchouc en 1919. La SOCFIN a été créée par deux puissantes familles belges d’Anvers, Bunge et Grisar, en 1909. Un autre poids lourd fait son entrée dans le capital en 1919, c’est le groupe français Rivaud, propriétaire d’une banque et de plantations en Indochine. La SOCFIN devient une holding franco-belge chapeautant les plantations Fauconnier, Hallet et Rivaud en Malaisie. Les acquisitions vont se multiplier, du Kedah au Johor, du Selangor au Pahang, la SOCFIN deviendra l’une des plus importantes sociétés de plantations de la Malaisie britannique. Aussi en 1919 Henri Fauconnier devenu directeur, vit à Kuala Lumpur, où le quartier général de la SOCFIN est installé, sur la plantation de Bungsar (contraction des noms de Bunge et Grisar), sur des terres qui dit-on appartinrent autrefois à Yap Ah Loy, le fondateur chinois de Kuala Lumpur. Mais, en 1920, les cours du caoutchouc s’effondrent. C’est en 1921 qu’Henri passe ses derniers bons moments en Malaisie, en compagnie de son frère Charles sur la plantation de Penyabong, acquise deux ans plus tôt, située au bord de la mer de Chine du sud dans le Johor. Quand il quitte Singapour en juin 1922, avec sa femme et leur premier enfant, Hélène, il sait qu’il ne pourra plus vivre en Malaisie.

Charles et Henri à Penyabong (Johor), peints par Henri Camus.

Après, ce ne seront plus que des séjours annuels, trop rapides à son goût, où il doit partager son temps entre l’Indochine et la Malaisie. En 1925, les cours du caoutchouc sont remontés, il s’installe à Radés en Tunisie, un compromis climatique entre la France et la Malaisie, un compromis pratique aussi, entre Madeleine et lui. Il effectue son dernier voyage en 1927. Au retour d’Indochine, début 1928, il en profite pour prendre quelques vacances avec son frère Charles sur une plage qui n’est pas encore fréquentée par les touristes, Batu Ferringhi, au nord de l’île de Penang. Une dernière fois il retrouve la Malaisie des cocotiers, des maisons malaises, de la mer et des sarongs. En tout, il aura effectué dix-huit traversées, aller et retour et vécu une douzaine d’année en Malaisie entre 1905 et 1922. Quels souvenirs a-t-il ramené de Malaisie ? On sait qu’il avait préparé pour ses sœurs des petits paniers triangulaires tressés de fibres végétales, des écrans chinois représentant un monstre qui lance le tonnerre, des petits plateaux d’étain de Seremban. Il a ramené en France sa collection de vieux cuivre et de vieil argent malais.

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