Interlok, le livre qui a créé la polémique en Malaisie

À l’approche d’élections législatives qui s’annoncent déterminantes pour l’avenir politique de la Malaisie, nous reproduisons un article du Los Angeles Times paru en 2012 au sujet du roman Interlok, de l’auteur malais Abdullah Hussain. Publié en 1971, ce roman a récemment fait couler beaucoup d’encre et mis en lumière la grande susceptibilité malaisienne au sujet des relations interethniques. Un article de Dustin Roasa et traduit par nos soins.

Abdullah Hussain - InterlokÀ la publication de son roman Interlok en 1971, l’écrivain Abdullah Hussain ne pouvait pas prévoir l’impact qu’il aurait sur la Malaisie, son pays d’origine, à dominante musulmane. À l’époque, peu de lecteurs s’attardèrent sur ce livre en langue malaise, qui dépeint les vies entrelacées de familles malaises, chinoises et indiennes dans la Malaya britannique sur le chemin de l’indépendance.

Mais quatre décennies plus tard, Interlok fait de nouveau parler de lui. Il cristallise aujourd’hui le ressentiment indien — une communauté majoritairement pauvre du pays et traditionnellement connue pour sa passivité politique, mais qui s’oppose aujourd’hui vigoureusement à la description faite de ses membres dans les pages du livre. Le paysage politique national s’en retrouve aujourd’hui modifié, à l’approche d’élections dont les résultats sont attendus comme les plus serrés depuis de nombreuses années.

En l’espace d’un an, au fil d’un débat ponctué de menaces de mort et d’une couverture médiatique incessante, le livre aura rouvert les blessures anciennes mais familières de l’ethnicité. En 1969, la Malaisie connaissait de violentes émeutes raciales et encore aujourd’hui, la majorité malaise musulmane et les minorités chinoise et indienne coexistent difficilement, seulement tenues par la coalition autoritaire du Barisan Nasional.

« C’est l’un des seuls romans qui a tenté d’adresser les complexités ethniques de la Malaisie contemporaine », explique Shamsul Amri Baharuddin, directeur de l’Institut des Études Ethniques de l’Université Nationale de Malaisie. Dans ses grandes lignes, le débat s’apparente aux affrontements culturels des États-Unis des années 1990, avec leur lot et d’accusations et de revendications religieuses et ethniques, exploitées par les élites pour leur propre bénéfice politique.

Interlok est réapparu sur le devant de la scène à la fin de 2010, lorsque le Ministère de l’Éducation l’a intégré au programme d’études des lycées de la zone de Kuala Lumpur. L’intrigue, située dans la première moitié du XXe siècle, suit trois personnages — Seman, Chin Huat et Maniam — dont les vies s’imbriquent depuis la période de colonisation britannique jusqu’à l’indépendance, en passant par l’occupation japonaise.

Dans un passage, l’auteur décrit la venue de migrants, dont certains appartenaient à la caste des parias, depuis la pointe méridionale du sous-continent indien. Les parents des étudiants indiens ayant lu le livre se sont dit outrés par l’usage du mot « paria » et par la caractérisation des personnages indiens selon la couleur noire de leur peau.

Manifestation anti-Interlok« Ce livre est fait pour endoctriner les jeunes indiens, leur rappeler qu’ils ne sont ici que des immigrants et qu’ils se doivent d’être reconnaissants aux Malais pour avoir accepté qu’ils restent », s’emporte Thasleem Mohamed Ibrahim, l’un des organisateurs du mouvement anti-Interlok, qui a récupéré quelques 50 000 signatures en faveur du retrait du roman du programme scolaire.

Face à l’ampleur grandissante des protestations, glanant au passage la sympathie des communautés chinoise et malaise, le gouvernement a commencé à faire marche arrière. Une version remaniée du roman fut d’abord publiée, avant qu’elle ne soit définitivement rayée du programme de l’année scolaire 2012 (NdT: l’année en cours).

Les activistes ont célébré leur victoire comme une étape importante dans la prise de conscience politique des Indiens. « Par le passé, nous n’avions jamais mené de tels combats jusqu’à leur terme. Mais aujourd’hui, nous avons accompli notre mission », se réjouit N.S. Krishna, un vidéaste qui a monté des courts-métrages ensuite mis en ligne sur YouTube pour soutenir la cause.

Cependant, le résultat ne satisfait pas tout le monde. « Aujourd’hui, vous empêchez la lecture d’un livre, mais demain, qu’allez-vous empêcher ? demande l’écrivain et universitaire indienne Ambigapathy Pandia. La communauté indienne devrait être suffisamment mature pour faire la part des choses ». D’autres font remarquer que des termes sensibles comme « paria » étaient d’usage à l’époque où se déroule l’histoire du livre, et que les comportements des personnages à l’égard des autres races sont historiquement exacts.

Abdullah HussainÀ 92 ans, Abdullah Hussain, aujourd’hui en fauteuil roulant, se dit consterné par la controverse qui entoure ce livre alors qu’il en a écrit une douzaine d’autres. Après s’être effondré en larmes lors d’un entretien avec un quotidien malaisien, il s’est depuis largement retiré de la vie publique. Dans un échange de courriels, il maintient n’avoir fait preuve d’aucune malice vis-à-vis des Indiens et que ses personnages sont basés sur de vraies personnes et sur de longues recherches. « Ils ont politisé mon livre », écrit-il.

Bien qu’Interlok ait finalement été retiré des lycées, la polémique traduit tout de même une résurgence des tensions ethniques en Malaisie au cours de la dernière décennie, incitée au moins partiellement par les politiques de discrimination positive censées aider au développement de la communauté malaise. Des centaines de milliers de Chinois ont d’ailleurs quitté le pays pour travailler à l’étranger, se plaignant de lois trop discriminatoires.

Avec des élections prévues en début d’année prochaine (NdT: cette année), Interlok a mis en lumière l’importance de l’électorat indien, qui pourrait jouer un rôle décisif dans la désignation du vainqueur. Le Barisan Nasional, au pouvoir depuis l’indépendance en 1957, a essuyé son plus lourd revers durant les élections de 2008. Il cherche à éviter toute récidive, d’après Bridget Welsh, experte de la Malaisie auprès de la Singapore Management University. « Ils s’accrochent désespérément au pouvoir et ont besoin du vote indien pour l’emporter. Tout le monde voit bien que le retrait d’Interlok n ‘est rien d’autre qu’un acte politique désespéré », explique-t-elle.

Alfian Saat - ParahLa controverse n’a pas empêché les artistes malaisiens de continuer à s’attaquer à des sujets sensibles. En 2011, la comédie Nasi Lemak 2.0, réalisée par un Malaisien d’origine chinoise et jouant avec provocation des préjugés racistes, a battu tous les records au box office.  En 2012, la pièce Parah, inspirée par la controverse d’Interlok, a fait salle comble à plusieurs reprises.

La metteur en scène Jo Kukathas explique que les artistes se doivent d’utiliser leurs œuvres pour rassembler plutôt que diviser, et ce malgré la tendance observée chez certaines factions politiques à faire de l’art un champ de bataille.

Dans sa pièce, les personnages principaux — un groupe d’amis indiens, chinois et malais — accomplissent ce que la Malaisie réelle semble encore avoir bien du mal à faire : trouver un terrain d’entente au travers d’un roman publié quarante ans plus tôt au sujet de communautés qu’en apparence tout sépare, mais que tout rassemble au final.

Source : LA Times.

Le livre de la discorde

Abdullah Hussain - InterlockS’il n’a été publié qu’en 1971, le roman Interlok a en fait été rédigé par Abdullah Hussain à l’époque où la Fédération de Malaya obtenait son indépendance du Royaume-Uni, en 1957. La structure en est relativement simple et l’intrigue, située durant la première moitié du XXe siècle, se concentre sur les vies de trois familles représentant les trois communautés ethniques principales de la nation en devenir — les Malais, les Chinois et les Tamouls. Les évènements décrits au fil du roman s’inscrivent ainsi depuis la fin de la Première guerre mondiale jusqu’à la date fatidique de 1957. Sur trois générations, ces trois familles cherchent chacune à leur façon à se faire une place sous le soleil de Malaya, en ces instants cruciaux et turbulents de l’histoire nationale. Écrit en malais, le roman a d’abord été publié par le Dewan Bahasa dan Pustaka, puis traduit et publié en anglais par l’ITBM en 2010.

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