Voilà une semaine que s’est achevée la cinquième édition du George Town Literary Festival, une édition marquée par la présence d’un nombre record de participants, avec près d’une cinquantaine d’écrivains du monde entier invités à échanger sur le thème « We are who we are / Are we who we are? ». L’identité, ou plutôt les identités, ont donc été au cœur du débat, toujours passionnant, toujours érudit, et toujours loin des clichés et des idées préconçues. Année après année, le GTLF continue d’élargir nos horizons, de débroussailler pour nous de nouvelles pistes de réflexion, d’éveiller les consciences et, on le souhaite, de susciter des vocations.

Zunar (© GTLF)
Parmi les invités de marque de cette année, l’écrivain et activiste Marina Mahathir et le dessinateur Zunar ont reçu un accueil particulièrement chaleureux de la part du public. La première, présente lors de plusieurs discussions ayant trait aux évolutions de la société malaisienne, a rappelé que définir une identité malaisienne unique était du domaine de l’illusoire, que la diversité des expériences était telle que la quête d’un dénominateur commun requérait une introspection de tous les instants et un vrai désir de s’ouvrir aux autres, concluant que le jour où la définition du mot « Malaisien » serait fixe et absolue, il y aurait beaucoup de soucis à se faire pour l’avenir du pays. L’identité d’un pays est un constant « work-in-progress », et Zunar, en tant que caricaturiste politique, a aussi son mot à dire dans ce débat d’idées. Face au marasme actuel et aux scandales politiques à répétition en Malaisie, Zunar a choisi l’humour et la raillerie, histoire de rappeler aux gouvernants qu’eux-mêmes n’étaient pas au-dessus des lois. Son activisme lui vaut aujourd’hui d’être dans le collimateur des autorités et de faire face à une peine possible d’emprisonnement de 43 ans ! A Penang, ses livres, normalement interdits de distribution, étaient en vente libre dans la galerie où il exposait plusieurs de ses dessins. Petit par la taille, Zunar est grand par son sourire et sa gentillesse, et immense par le combat dans lequel il s’est engagé : faire tomber les masques au plus haut niveau de l’Etat malaisien, quitte à en payer le prix de sa liberté.

Wajahat Ali (© Hasnoor Hussain)
L’actualité internationale brûlante du moment a bien sûr eu un écho lors du festival, avec notamment des interventions remarquées de la part de Wajahat Ali, auteur et journaliste américain d’origine pakistanaise, dont le visage sera peut-être familier des habitués de la chaîne d’information Al-Jazeera. D’une grande éloquence, il a convaincu l’auditoire du danger de la dérive autoritaire dans laquelle s’embarquent bon nombre de pays occidentaux en réponse aux attaques de Paris. Citant HL Mencken, journaliste américain de la première moitié du XXe siècle (« Les gens préfèrent se sentir en sécurité plutôt que libres« ), il a fait part de sa propre expérience de musulman américain suite aux attentats du 11 septembre, dénonçant les mêmes manœuvres politiques actuellement privilégiées par les gouvernements occidentaux en place. Le cycle semble se répéter sans que d’autres alternatives soient étudiées, laissant présager encore d’autres replis identitaires et de lendemains bien sombres. Heureusement, pour contrebalancer ce triste mais nécessaire état des lieux, d’autres interventions plus réjouissantes ont aussi porté sur des sujets pourtant pas faciles. Lors du débat sur « Le souterrain peut-il nous parler ? » sur l’usage du langage pour décrire la Terre et ses composantes, l’écrivain allemande Anja Utler a décrit son processus de descendre au niveau le plus microscopique possible de la langue pour former ses textes. « Au ras des brins d’herbe », selon elle, pour construire et élever ses textes de la manière la plus organique possible, mot à mot, phrase par phrase. Sa lecture – à la vitesse du son – d’un de ses textes à la frontière entre prose et poème a démontré la richesse et l’originalité de son monde intérieur. Une belle leçon de courage littéraire pour les écrivains en herbe de Malaisie.

Bernice Chauly – Hanne Ørstavik (© Choo Choo May)
Autre écrivain européenne, autre grand moment du festival : lors de la discussion intitulée « Shame on you! », la norvégienne Hanne Ørstavik s’est dressée sur scène pour montrer ce que la honte de soi pouvait engendrer, physiquement, sur nos corps. Les épaules rentrées, recroquevillée sur elle-même, elle s’est petit à petit ouverte, telle une jolie fleur, afin d’illustrer la nécessité d’écrire sur les choses qui nous font mal au plus profond de nous-mêmes. Elle a alors traduit dans l’instant un poème d’une de ses compatriotes et amies, retranscrit approximativement ici : « Un jour, un mot nous emprisonne / Un jour suivant, on parvient à le dire / Un autre jour, il est dans le vent qui souffle. » Là encore, des paroles qui pèsent et qui font prendre conscience de l’importance capitale de la littérature dans l’émancipation de l’esprit et dans la chute des murs qui nous séparent. Toujours dans cette quête d’aller au plus près de la vérité à travers les mots, une autre discussion passionnante : « The Pain of the Memoir », avec l’auteur canadienne d’origine chinoise Judy Fong Bates et l’écrivain américain Robin Hemley. Dans leurs écrits biographiques respectifs, ils choisissent courageusement d’en dire le plus possible, tout en passant certaines choses sous silence, mais toujours pour le bien de l’histoire et sans intention de (se) mentir ou de (se) cacher des vérités peu reluisantes. Un exercice de mise à nu presque totale, qui impliquait leurs proches et pour lequel ils ont donc dû obtenir l’assentiment préalable de ceux-ci. Beaucoup d’honnêteté, beaucoup d’humour aussi, au sujet d’un genre littéraire encore peu pratiqué ici en Asie, hormis pour les soi-disant « mémoires » de personnalités politiques souhaitant laisser une trace magnifiée de leur héritage politique…

Pontianak
Côté malaisien, hormis Marina Mahathir et Zunar, de nombreux auteurs du cru ont aussi participé à l’événement, à l’image de Chuah Guat Eng. Parmi eux aussi, le très rare Lim Swee Tin, poète d’origine chinoise à la longue crinière argentée, et qui a la particularité d’avoir opté pour la langue malaise. Né au Kelantan, contemporain d’Anwar Ridhwan et de Muhammad Haji Salleh (qui a d’ailleurs traduit plusieurs de ses poèmes en anglais), on le sent imprégné de l’expérience du kampung malais et sa lecture de ses textes, tout en délicatesse, aura transporté, le temps de quelques instants, le public sur la côte est malaisienne. Plus percutants, mais non moins poétiques, les artistes de spoken word Melizarani T. Silva (qui lançait son recueil Taboo pour l’occasion) et Omar Musa (Australien dont le père est du Sabah) ont ravi les plus jeunes par leur phrasé cadencé et chaloupé, marqué de commentaires sociologiques très acérés. Toujours dans la tendance spoken word, la troupe d’artistes menée par la Britannique Elaine Foster et composée de Sheena Baharudin, Nor Huda Mohd Izam, Ilya Sumanto, Melizarani T. Silva and Nabila Najwa, a revisité les mythes traditionnels malais des pontianak, hantu tetek et autres penanggalan, tous des formes de fantômes féminins bien connus (et toujours craints) en Malaisie. Parées de superbes sarongs et saris, dans le cadre – inquiétant à souhait – d’un vieux temple chinois, elles ont chacune dressé le portrait de femmes fortes mais assujetties à la culture patriarcale de la Malaisie traditionnelle. Un texte superbe, légèrement revu et corrigé une semaine plus tard à Langkawi dans le cadre du festival Suatukala, pour cette fois faire la part belle au mythe local de Mahsuri. Quant à la très attendue Shirley Lim Geok-lin, elle n’aura malheureusement pas pu faire le déplacement, retenue à Malacca par une vilaine grippe intestinale.

Being Faust – Enter Mephisto (© Goethe Institut Malaysia)
Autre événement se déroulant en partenariat avec le George Town Literary Festival : Being Faust – Enter Mephisto, un jeu grandeur nature et interactif permettant de redécouvrir l’œuvre de Goethe par le biais des nouvelles technologies. Développé par le Goethe Institut en Corée du Sud en collaboration avec le dramaturge allemand Benjamin von Blomberg, il aura rassemblé plusieurs groupes de joueurs curieux dans le grand hangar du Hin Bus Depot sur toute la durée du week-end. Un projet vraiment innovant, pour lequel il vous est demandé de télécharger une application sur votre smartphone et qui a pour but de vous faire réfléchir aux questions universelles : « Qu’est-ce qui compte pour moi dans la vie ? Quelles sont les valeurs auxquelles je m’identifie ? Quel prix suis-je prêt à payer pour obtenir satisfaction ? ». Une immersion totale dans l’univers faustien, dont on ressort la tête remplie de citations et avec une furieuse envie de (re)lire le texte d’origine ! En résumé, cette année encore, grâce à un savant mélange de valeurs sûres et de jeunes auteurs, d’écrivains du cru et d’autres venus de loin, la curatrice Bernice Chauly aura réussi son pari de titiller l’imagination des visiteurs et de les inciter à explorer de nouveaux sentiers littéraires. Avec un œil sur le passé, grâce notamment à des auteurs comme Salma Khoo ou Anthony Milner, mais aussi sur l’avenir, avec toute une nouvelle génération de poètes de Penang présentés sous l’égide de Ksatriya. Et toujours, un ancrage dans le présent, le réel, le quotidien, qu’il soit devant nos portes et dans notre langue natale, ou sous d’autres horizons et transmis à nous par la grâce de la traduction. Pour que toutes les identités, sans censure ni discrimination, aient droit de cité. En Malaisie comme ailleurs.
C’est un impression ou le festival a donné une part plus large à des auteurs étrangers cette année?
Comme à chaque édition, c’est très éclectique, mais c’est vrai que le nombre d’auteurs étrangers était particulièrement conséquent cette année. Le festival grandit d’année en année et le casting s’internationalise, mais les auteurs malaisiens continuent d’être bien représentés.
Merci !
A reblogué ceci sur Voyage intemporel.
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