Le voyage au Sarawak avec Adolphe Combanaire

Toujours en compagnie de notre guide Serge Jardin, nous bouclons par cet article notre parcours dans l’espace et le temps, tout autour du Sarawak. Après Ida Pfeiffer, Alfred Russel Wallace ou encore Edmond Cotteau, nous vous invitons cette fois à marcher dans les pas du Castelroussin Adolphe Combanaire, ingénieur aventurier en quête de gutta-percha, qui traversera plus d’une contrée en apparence hostile pour en ramener un livre : Au pays des coupeurs de têtes

C 1 Adolphe CombanaireAdolphe Combanaire est né à Châteauroux, dans le centre de la France. Ses parents, hôteliers, l’envoient étudier à Londres où il apprend l’anglais. On le retrouve à New York où il devient ingénieur électricien, mais il rentre en France pour un service militaire de cinq ans. Brièvement représentant de commerce et metteur en scène de théâtre, il entre dans une compagnie d’électricité à Paris, tout en suivant des cours à l’école des Arts et Métiers. C’est là qu’il découvre l’importance de la gutta-percha, utilisée pour recouvrir les câbles sous-marins. Depuis la pause du premier câble en 1851, la demande explose. L’essentiel de la gutta-percha (et la meilleure) est extrait des feuilles et du tronc du Palaquium gutta qui ne pousse qu’à Bornéo, sur la Péninsule malaise et à Sumatra. Pour l’extraire, on abat l’arbre (le rendement est d’environ deux kilogrammes par arbre), aussi craint-on une pénurie rapide.

Adolphe Combanaire redouble d’activité, tant en voyageant en Asie du Sud-Est qu’en ouvrant des usines d’extraction en France (comme celle de Chécy en 1894, à côté d’Orléans). Si la Péninsule malaise est un fief anglais, où d’autres planteurs français comme Joseph Donadieu ou Léopold Chasseriau l’ont devancé, et l’île de Sumatra est contrôlée par les Hollandais, Bornéo lui semble être le maillon faible et la page blanche où peu d’Européens ont encore pénétré à l’intérieur de l’île. C’est seul qu’il va tenter l’aventure, il n’est pas reconnu et ne reçoit aucune aide, il n’est pas invité à la Société de géographie, il ne reçoit pas de mission officielle du ministère de l’Instruction publique comme Xavier Brau de Saint-Pol Lias, John Errington de La Croix ou Joseph Montano.

Adolphe Combanaire a sans doute lu les ouvrages présentés dans nos articles précédents. Les lecteurs français ont déjà pu découvrir le Kalimantan hollandais avec Carl Bock dont la traduction Chez les cannibales de Bornéo est paru en 1887. Mais c’est sûrement A travers Bornéo. Aventures de quatre déserteurs de l’armée indo-hollandaise à travers Bornéo, du colonel M.T.H. Perelaer traduit du néerlandais en 1891 qui a le plus retenu l’attention de notre explorateur, on y mentionne en effet dans les montagnes au cœur de l’île, tout prêt de la ligne équinoxiale, la meilleure espèce de gutta-percha.

C 2 Astana Kuching

L’Astana de Kuching.

Adolphe Combanaire débarque au Sarawak venant de Singapour, au mois de mai 1899. Il nous décrit la ville de Kunching (Kuching) dont le second rajah, Charles Brooke a fait une capitale coloniale très anglaise. Au cœur, le Palais de justice, qui est également le centre administratif, surmonté d’un clocheton et de son horloge. Derrière se trouve l’esplanade, avec à l’ouest le poste de police et à l’est le dispensaire (le Pavillon) et dans son prolongement le temple protestant (église St Thomas). Devant le Palais de justice, au bord de la rivière, s’élève la prison (la Tour carrée). En amont de la rivière se trouve la mosquée et les maisons des Malais, en aval les commerçants chinois. De l’autre côté de la rivière, se trouvent d’autres villages malais, la caserne et ses canons (aujourd’hui le Fort Margherita) et l’Astana qui est la résidence du rajah, où celui-ci accepte de recevoir Adolphe Combanaire. Outre l’antimoine et l’or dont les mines sont dans la région de Bau, le Sarawak tire ses revenus du sagou, extraite du Metroxylon sagu, dont il est le plus gros producteur mondial (et qu’un jeune Français, nommé Henri Fauconnier rêvera de venir exploiter à Bornéo dans quelques années).

Adolphe Combanaire en effet souhaite exposer au rajah son projet, à savoir traverser le Sarawak pour gagner la rivière Kapuas en territoire hollandais, à la recherche de la gutta-percha. Charles Brooke demande – en français – à notre explorateur qui l’accompagne et quelle est son expérience de la jungle. A la première question, il répond : « personne » (c’est peu), et à la seconde : « cinquante jours » (entre Sumatra et le Pérak). « Oh ! Ces Français » de conclure le rajah.

C 7 Extracting gutta-percha

Extraction de la gutta-percha.

Il descend la rivière Sarawak dans un prao malais. Il emporte une batterie de cuisine, huit costumes, six paires de souliers, des conserves en abondance. Outre le vin, la bière, le cognac et les liqueurs, il emporte deux caisses de quinquina, d’anisette et d’absinthe. Il faut encore ajouter du tabac, et du gin pour les Dayaks, une trousse de pharmacie, un fusil à deux coups, deux revolvers et cinq cents cartouches. La première journée se termine dans un village de pêcheurs au pied du mont Santubong. Le lendemain le bateau file sur la mer vers l’ouest. L’étape suivante est l’île de Talan où l’on récolte les œufs de tortues qui figurent bien sûr au menu du dîner (aujourd’hui, les îles aux tortues de Satang et Talang sont un parc national). Le lendemain on entre dans la rivière Lundu que l’on remonte jusqu’à la maison du résident située au pied du mont Brooke (aujourd’hui Mont Gading, également parc national). Celui-ci, son épouse suisse et leur bébé de trois ans l’accueillent, le temps de recruter les porteurs qui vont l’accompagner, en effet les piroguiers rentrent à Kuching. La ville de Lundu se compose d’un côté de maisons malaises enfouies sous la végétation, et de l’autre d’une rangée de maisons également en bois, précédées d’un passage couvert, ce sont les boutiques des Chinois. A propos des Chinois, il écrit : « L’effroyable mépris qu’ont tous ces gens-là pour les Dayaks qu’ils volent sans l’ombre de scrupules. » Plus loin, « la bonté et la bienveillance étant toujours considérées, par les Célestes comme un signe de bêtises ou de faiblesse ». Adolphe Combanaire pressent l’avenir : « La trop grande liberté laissée à l’immigration chinoise peut devenir, par la suite, une grave source de préoccupations. » Il épilogue sur la paresse des Malais : « Les jeunes gens travaillent en attendant que le mariage leur donne le droit de ne rien faire. »

La forêt commence à quelques mètres des habitations. Il ne trouve que douze porteurs dayaks, ce qui l’oblige à offrir ses quinze bouteilles de Champagne au résident. Il a un serviteur malais, Ismail, qui parle anglais, mais pas de cuisinier. Il a appris le premier jour à cuire le riz : à peine un doigt d’eau au-dessus de la surface des grains. Il voyage léger.

Après avoir marché dans une plaine inondable, ils entrent dans la grande forêt de diptérocarpées. Cette forêt est loin d’être impénétrable, sous les géants où la lumière est rare le sous-bois est moins dense, et puis surtout les rivières forment le réseau de communication de l’île. La forêt est loin d’être aussi vide qu’on l’imagine, elle est peuplée de nombreuses tribus dayaks, de Chinois, de Malais, sans compter les aventuriers comme lui. La forêt est aussi fort bruyante.

C 3 Intérieur d'une maison longue

Intérieur d’une maison longue.

Dans l’après-midi, ils font une pause dans une plantation de poivrier (Piper nigrum) qui appartient à un Chinois. « Le poivre de Bornéo est de toute première qualité et rivalise avec les meilleurs », écrit Adophe Combanaire. Ils s’arrêtent dans un campong (village) dayak pour la nuit, composés d’une vingtaine de familles. Il découvre autour de la maison longue, les greniers à riz familiaux dont les pilotis sont garnis de larges rondelles pour les protéger des rongeurs. Dans le village suivant il fait connaissance avec ses premières têtes coupées qui pendent dans la galerie. Baignade dans la rivière. Chasse aux papillons. Soirée agréable. Il offre une bouteille de gin. A l’étape suivante, il prend le temps de décrire le village dayak. Il s’agit d’un village-maison, en bois, construit sur pilotis de trois à quatre mètres de hauteur, toujours à proximité d’une rivière. Le bâtiment couvert, tout en longueur, est divisé en deux parties, d’un côté une succession de portes derrière lesquelles se trouvent les cellules familiales, séparées les unes des autres par des cloisons, de l’autre une partie commune qui est tout à la fois « le promenoir du campong et la véritable place publique où l’on travaille, fume et devise. » Sous le toit la réserve et dehors une vaste terrasse ouverte, où l’on met à sécher. L’arrivée en territoire hollandais est accompagnée d’un bel orage. Il s’agit de la division de Sambas.

C 4 Fête chez les Dayaks

Fête chez les Dayaks.

Puis la progression dans la grande forêt se poursuit vers l’est, tantôt en pirogue, tantôt à pied, utilisant le plus souvent le campong comme auberge. Les découvertes se succèdent, le vin de palme et le vin de riz, le rotin, la chasse aux crocodiles, les moustiques, l’arbre à miel (Koompassia excelsa, le géant de la forêt que l’on ne coupe pas car c’est l’arbre favoris des abeilles), le calao (qu’il appelle à tort toucan), la roussette de Malaisie (Pteropus vampyrus, la plus grande des chauves-souris) et l’ours malais (Helarctos malayanus), les piqûres des fourmis, la rencontre avec l’orang-outang (l’homme de la forêt, Pongo pygmaeus), le durian (Durio zibethinus) « qui rappelle le goût du fromage de Roquefort », le nasique (Nasalis larvatus) en malais Orang Belanda (le Hollandais), le rhinocéros de Bornéo (Dicerorhinus sumatrensis harrissoni)… Traversant des terres hostiles, il usurpe le titre d’ambassadeur du rajah de Sarawak pour sauver sa vie. Il devient aussi un Orang Didon (de Dis-donc !, nom donné aux ex-Communards de 1871, qui se sont engagés comme mercenaires dans l’armée hollandaise). Il sera médecin ou bien fonctionnaire hollandais selon les besoins. Il entend parler d’un Européen devenu le chef d’une tribu dayak (préfiguration de L’adieu au roi de Pierre Schoendoerffer).

C 5 Capture d'un orang outan

Capture d’un orang-outan.

Il traverse l’amont de la rivière Sadong et l’amont de la rivière Lupar. Zone de contact entre les autorités anglaises et hollandaises, il est chez les « Dayaks indépendants » qui ne reconnaissent ni l’une ni l’autre, et où règne une insécurité permanente. Nous sommes pendant la saison la plus sèche (l’été) et les Dayaks brûlent les essarts avant de repiquer le riz. C’est en passant plusieurs jours dans un campement de chercheurs dayaks de gutta-percha qu’il comprend que le semeur naturel de graines est la chauve-souris. Finalement, la colonne pique plein sud vers la rivière Kapuas. En chemin ils font étape dans un camp de Chinois chercheurs d’or et chez un commerçant chinois sur la rivière Blitang (Belintang, un affluent du Kapuas) qui achète les produits de la jungle aux Dayaks et leur revend ce dont ils ont besoin, où l’on voit resurgir le mythe de l’homme-à-queue et où il assiste à la distillation du riz fermenté que l’on appelle arak. C’est aussi là qu’il fume une pipe d’opium : « C’est écœurant, et ça me donne envie de vomir », écrit-il.

Il descend la rivière Blitang, puis le Kapuas avant de remonter la rivière Sapouk (Sepauk), puis à pied vers la rivière Pinoh qu’il remonte également. C’est sur la chaine de montagne qui est la ligne de séparation des eaux entre le nord et le sud de l’île que pousse la qualité de gutta-percha qu’il cherche, dont il veut ramener les graines et les jeunes plants pour planter en Indochine. Sa mission accomplie, il décide de poursuivre vers le sud et de traverser Bornéo au lieu de rebrousser chemin. C’est le fleuve Pembuang qu’il descend vers la mer de Java. Il ne précise pas la date, mais il doit être de retour à Singapour à la fin de l’année.

C 6 Adolphe CombanaireSon livre est un succès. Le titre, Au pays des coupeurs de têtes, volontiers racoleur, laisse présager le pire, mais si c’est un aventurier, il ne faut pas oublier qu’Adolphe Combanaire est également un ingénieur. Il est prudent et il sait éviter les situations conflictuelles. Il a préparé son voyage et son itinéraire avec soin. S’il n’échappe pas aux clichés de son temps, il fait montre d’une grande honnêteté avec les gens qu’il rencontre.

C 8 Réédition 1993Après Bornéo, on le retrouve en Indochine. Si la gutta-percha l’intéresse encore, la demande va décroître jusqu’à disparaître tout à fait avec le développement de la télégraphie sans fil. C’est un touche-à-tout qui multiplie les affaires (guano, huîtres perlières, nids d’hirondelles, teck…). A la déclaration de la Grande Guerre, il s’engage comme volontaire, il a cinquante-six ans. Blessé sur le front, où il perd un bras, il rentre dans son Berry natal. Vieillissant, il est tenté par la politique, mais sans succès. Il refuse le poste de gouverneur du Cameroun qu’on lui propose et il écrit ses mémoires. Il meurt en 1939.

Combanaire (Adolphe), Au pays des coupeurs de têtes. A travers Bornéo, Singapour, Editions Pagodes, 1993 (première édition Plon, 1902).

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