Brève histoire de la littérature mahua

La littérature mahua (马华文学) est une littérature écrite dans leur langue maternelle par les auteurs malaisiens d’origine chinoise, dans un pays où la seule langue nationale est le malais. Cette langue maternelle est la langue chinoise, certes, mais enrichie d’une foule d’expressions locales et dialectales et souvent libérée des contraintes syntaxiques de la langue classique. Ce n’est donc pas une littérature chinoise stricto sensu, mais une littérature sinophone qui rejoint les littératures métissées sinophones de toute la diaspora du Sud-Est asiatique. C’est une littérature qui a déjà ses classiques, des auteurs anciens dont les œuvres font partie du patrimoine culturel de ce bout de terre multiethnique et multilingue qu’est la Malaisie, avec ses aborigènes, ses populations venues de toute l’Asie, sans compter les vagues de colonisation qui ont aussi laissé leurs marques. C’est une littérature, forcément, marquée par l’histoire.

Un article de Brigitte Duzan publié sur Chinese Short Stories

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La littérature mahua expliquée (éd. 2012).

Une littérature née de l’histoire et la reflétant

Bref survol historique : premiers contacts avec la Chine

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Sumatra et la péninsule malaise au 8e siècle, sous la domination de Srivijaya.

Sans vouloir remonter aux premiers peuplements et royaumes malais, ce qui est aujourd’hui la Malaisie a longtemps été un important centre d’échange et de commerce dans le sud-est asiatique, avec ce que les textes chinois nomment Funan (扶南), un ensemble de petits royaumes autour du bassin du Mékong. Les premiers contacts avec la Chine sont mentionnés très tôt dans les annales. Lors de son voyage de retour de son célèbre pèlerinage en Inde, le moine Fa-Hsien (Faxian 法显), est passé vers 413 dans le détroit de Malacca et au Nord-Ouest de Bornéo1. Puis, les annales historiques de la dynastie des Sui (《隋书》) mentionnent un ancien royaume nommé Chi Tu (赤土国), le « royaumes des Terres rouges », où fut envoyé un ambassadeur chinois en 607 et qui semble avoir été situé dans la région de Kelantan. C’est ce royaume qui aurait ensuite donné naissance à celui de Srivijaya.

Selon certains historiens, on peut voir une préfiguration de la Malaisie dans ce royaume de Srivijaya qui fut un important centre de diffusion du bouddhisme du 7e au 12e siècle. On en trouve une référence dans les écrits d’un moine chinois de la dynastie des Tang nommé Yijing (义净) qui s’y rendit en 671 et y resta six mois pendant lesquels il apprit des rudiments de sanscrit et de malais. De là il alla à Nalanda, en Inde, où il resta onze ans, s’arrêtant à nouveau à Srivijaya en 687 lors de son voyage de retour en Chine où il arriva en 695 après avoir terminé la traduction des quelque 400 textes qu’il rapportait.

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Statue du moine Yijing dans son temple du Shandong.

Son « Mémoire composé à l’époque de la grande dynastie T’ang sur les religieux éminents qui allèrent chercher la loi dans les pays d’Occident » a été traduit en français par le sinologue Édouard Chavannes, et publié par l’éditeur Ernest Leroux en 18942.

Srivijaya s’est enrichi dans un commerce très lucratif en particulier avec la Chine de la dynastie des Tang jusqu’à celle des Song. Au tout début du 11e siècle, l’alliance avec la Chine permit au maharadja de Srivijaya de sortir victorieux d’une guerre contre Java. D’après la « Description des nations barbares » (Zhu Fan Zhi 《诸蕃志》) écrite vers 1225, les deux plus grandes et plus riches puissances de l’archipel étaient Srivijaya et Java.

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Le Zhu Fan Zhi, édition moderne.

C’est à cette époque que l’empire Singhasari à Java établit sa domination sur le trafic maritime de l’Asie du sud-est et, à la fin du 13e siècle, l’empire Majapahit qui lui succéda finit de conquérir les territoires de Srivijaya. C’est alors qu’un prince de Sumatra alla se réfugier sur l’île de Temasek (aujourd’hui Singapour), puis au début du 15e siècle s’établit sur la côte ouest de la péninsule malaise où il fonda Malacca. Point de passage stratégique dans les échanges maritimes entre l’Inde et la Chine, Malacca est rapidement devenu l’un des ports les plus importants d’Asie du Sud-Est. Lors des sept expéditions qu’il mène vers l’Inde, le Moyen-Orient et l’Afrique de l’Est entre 1405 et 1433, le grand amiral chinois Zheng He (郑和) y fait plusieurs fois escale. Mais les souverains de Malacca se convertissent à l’islam et la ville va devenir l’objet de rivalités coloniales.

Colonialisme, indépendance, état d’urgence

En 1511, Malacca est conquise par le vice-roi des Indes portugaises Afonso de Albuquerque ; elle tombe en 1641 aux mains des Hollandais de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, mais en 1795 les Britanniques s’emparent du territoire ; en 1819, le lieutenant-gouverneur de Bengkulu Thomas S. Raffles négocie avec le sultan de Johor la cession de l’île de Temasek et y fonde un comptoir commercial pour lutter contre la domination néerlandaise sur le commerce de la région. En 1824, par le Traité de Londres, les Hollandais cèdent définitivement Malacca aux Anglais, ce qui consacre la division du monde malais en deux parties, Malaisie et Indonésie.

Les marchands musulmans disparaissent quasiment du commerce international au 19e siècle. À cette époque fleurit dans la littérature occidentale l’image du pirate malais, absent en revanche des sources malaises, et culminant dans l’incroyable personnage de James Brooke, promu Rajah de Sarawak qu’il gouverne jusqu’à sa mort en 1868 en luttant, entre autres, contre la piraterie ; idole de l’Angleterre, il a inspiré des personnages de fiction dont le Lord Jim de Joseph Conrad. Légende dorée que celle du pirate malais, mais qui apparaît comme un prétexte à la colonisation, les marchands réclamant protection.

Les tensions sont vives aussi, à l’époque, dans les États malais producteurs d’étain, où l’administration britannique peine à recruter des mineurs ; elle est donc obligée de recourir à de la main-d’œuvre immigrée pour exploiter les mines. Elle fait venir des milliers de coolies chinois qui viennent essentiellement des provinces méridionales du Fujian (福建) et du Guangdong (广东) et succèdent aux commerçants chinois qui les ont précédés dans les ports de la Péninsule, à Malacca dès le 15e siècle, puis à Penang et Singapour. Les Chinois eux-mêmes ouvrent des mines d’étain dans la Péninsule dans la seconde moitié du 19e siècle.

Dans le domaine agricole, avant l’arrivée de l’hévéa à la fin du 19e siècle, les Chinois avaient des plantations de canne à sucre, de poivre, de gambier et de manioc. Ils se lancent ensuite dans les plantations d’hévéas, mais de 1907 à 1922, les surfaces plantées en hévéas possédées par les Asiatiques (Chinois compris) restent inférieures à celles des Européens3.

Par ailleurs, pour travailler dans les palmeraies, les Britanniques font venir des Indiens, surtout du sud de l’Inde, des Indiens du nord de l’Inde étant employés dans l’administration et la police. Les Indiens du sud dominent également les chemins de fer, les travaux publics, les routes, les postes, l’électricité et le charbon, sans parler des changeurs et des prêteurs d’argent. C’est cette politique qui est à la source de la grande diversité ethnique de la Malaisie d’aujourd’hui. Des heurts se produisent, attisés par l’action des sociétés secrètes chinoises.

La Grande Dépression des années 1930 ne stoppent pas totalement ces flux migratoires, mais les régule, en imposant des quotas : arrêté restreignant l’immigration, puis arrêté concernant les étrangers. Pendant la Seconde Guerre mondiale ensuite, la Malaisie a été envahie et occupée par les Japonais, les troupes de l’armée impériale commettant des atrocités et faisant des dizaines de milliers de morts dans la minorité chinoise. En 1948, le Parti communiste malais qui avait été très actif dans la résistance contre les Japonais mène une insurrection pour libérer le pays de la tutelle britannique et prendre le pouvoir, mais elle est réprimée dans le sang. En même temps, les Britanniques se rapprochent des dirigeants malaisiens les plus modérés, mais ceux-ci élargissent leur base en jouant de la défiance raciale contre la minorité chinoise.

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Déclaration de l’indépendance de la Malaisie par Tunku Abdul Rahman, le 31 août 1957.

La Fédération de Malaisie est devenue indépendante en 1957, dans le cadre du Commonwealth, et en 1963 a absorbé les territoires britanniques de Bornéo devenus indépendants, Sabah et Sarawak. Le 9 août 1965, Singapour s’est retiré de la Fédération, permettant la création d’un Etat avec une population en majorité chinoise ; la Malaisie restait majoritairement peuplée de Malais musulmans, avec une forte minorité de Chinois, tandis que, avant 1965, les Chinois y étaient aussi nombreux que les Malais. Le retrait de Singapour a été motivé par la mésentente entre Malais et Chinois, mais aux tensions ethniques s’ajoutait aussi un désaccord politique : les Malais étaient favorables à un régime monarchique, les Chinois à un régime républicain. À Singapour, le dernier monarque étant mort cent trente ans auparavant, la vision politique était différente.

Tensions ethniques

Depuis 1948, la Malaisie a presque constamment été en état d’urgence. Un premier état d’urgence couvrant l’ensemble du territoire a été proclamé entre 1948 et 1960 pour lutter contre la menace communiste ; entre 1963 et 1966, nouvel état d’urgence pour lutter contre la menace indonésienne, puis entre 1969 et 1971 suite aux émeutes du 13 mai ; un nouvel état d’urgence a été décrété à la mi-janvier 2021 pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Une loi dite de sécurité interne a été votée par le Parlement malaisien en 1960 pour lutter contre le communisme ; permettant l’incarcération arbitraire des suspects sans limitation de durée, elle a été levée en 2012 mais les tensions sont restées vives.

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Célébration de l’indépendance par le Premier Ministre Najib Razak à Kuala Lumpur, le 16 septembre 2011.

Les Bumiputras ou « fils du sol », malais et non malais (pour 10 %), représentent aujourd’hui la majorité (62 %) des 33 millions d’habitants du pays (en 2021). La population d’origine chinoise représente une minorité de près de 21 %, les Malaisiens d’origine indienne comptant pour 6 %, le reste de la population étant constitué par les communautés autochtones et les étrangers4. Cependant, sans compter le phénomène d’émigration, la majorité malaise s’accroît peu à peu car le taux de natalité des Malais est supérieur à celui des autres groupes ethniques.

L’évolution démographique contrastée a créé des tensions raciales entre Malais et Chinois où les Indiens ont progressivement été entraînés, culminant dans les émeutes de 1969 et « l’incident du 13 mai » à Kuala Lumpur.

Survenues au lendemain des élections générales où les partis d’opposition ont gagné du terrain aux dépens de la coalition au pouvoir, les émeutes ont conduit à la proclamation d’un état d’urgence national avec suspension du Parlement et établissement d’un gouvernement provisoire. Événement majeur dans la vie politique malaisienne, il a entraîné la chute du Premier ministre et conduit à une nouvelle politique plus favorable aux Malais, avec la mise en place de la New Economic Policy (NEP).

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Annonce de la NEP par le Premier Ministre Abdul Razak Hussein, ici à côté de son prédécesseur, Tunku Abdul Rahman.

La plupart des victimes des violences étaient chinoises, comme dans les émeutes raciales précédentes qui opposaient aussi Malais et Chinois, celles de 1964 ayant mené au retrait de Singapour de la Fédération. La fureur de la population malaise en 1969 était provoquée en grande partie par les avantages dont jouissaient à ses yeux les Chinois dans le domaine éducatif, et par le contrôle qu’ils exerçaient sur l’économie, les Malais représentant la frange la plus pauvre de la population. La question de l’éducation était un problème majeur qui avait déjà entraîné des mesures correctives en faveur des Malais quelques années auparavant, mais 1969 marque un tournant à cet égard.

Le National Operations Council établi à la suite des émeutes promulgua un rapport qui ne reconnaissait aucun tort à la population malaise, mais soulignait au contraire, pour expliquer les violences, que les Malais se sentaient exclus de la vie économique et même menacés dans les postes qu’ils occupaient dans la fonction publique. La cause des émeutes était attribuée en partie à l’action du Parti communiste malaisien et des « sociétés secrètes » et à des « provocations intolérables ». Le résultat a été une nouvelle politique donnant la priorité aux Malais dans tous les domaines de la vie du pays.

NEP, langue officielle et enseignement

Adoptée en 1971 pour une période de vingt ans, la NEP n’était pas seulement un plan de développement économique, mais un programme d’action sociale doublé d’un programme culturel représenté par la National Cultural Policy (NCP). L’objectif proclamé était de promouvoir l’unité nationale par une plus grande égalité entre races ; elle visait en fait à une redistribution de la richesse nationale en faveur de la population malaise, les Bumiputras, « fils du sol ». La NCP redéfinissait la « culture nationale » comme culture « indigène » de la péninsule, avec une forte incidence du rôle joué par l’islam, les autres traditions culturelles (essentiellement nées de l’immigration) n’étant jugées acceptables que dans la mesure où elles pouvaient « raisonnablement » être intégrées dans la culture nationale.

À partir de 1981, le régime est devenu de plus en plus autoritaire, la croissance économique étant liée au contrôle des tensions raciales, elles-mêmes liées au problème religieux5. La NEP a continué bien après 1990, étant prolongée jusqu’en 2005 dans chacun des plans quinquennaux qui ont suivi sous l’étiquette de National Development Policy (NDP) ; en 2006, la même politique a été poursuivie sous le nom de National Vision Policy (NVP), adoptée jusqu’en 2020, mais reconduite jusqu’en 2030, ses objectifs n’ayant pas été atteints.

Or cette politique peut être considérée comme discriminatoire de fait. Dans l’éducation, en particulier, domaine particulièrement sensible, la NEP a instauré des quotas d’admission en faveur des Bumiputras dans les universités publiques, quotas toujours en place.

Cette politique dans le domaine éducatif a été renforcée par l’imposition du malais comme seule langue nationale officielle et unique langue autorisée dans l’enseignement primaire public, avec adjonction de l’anglais comme langue secondaire dans les établissements d’enseignement secondaire. L’anglais y a été réintroduit en 2003 pour enseigner les mathématiques et les matières scientifiques, puis supprimé en 2013. L’examen d’entrée à l’université nationale de Malaya, sur le seul campus de Kuala Lumpur après scission avec celui de Singapour en 1961, se fait exclusivement en malais. Les Chinois et les Indiens ont été autorisés à maintenir leurs propres écoles (privées), mais en respectant les nouveaux programmes nationaux, le malais étant obligatoire6. Ceci a entraîné une marginalisation des langues minoritaires dont les deux plus importantes, après l’anglais, sont le chinois et le tamoul ; mais le problème est aggravé pour le chinois, car, s’il est parlé selon les statistiques par 21 % de la population, ce chiffre est en fait éclaté entre divers dialectes, dont hakka, minnan, cantonais, et le mandarin, ce dernier n’étant maîtrisé que par 4 % de la communauté chinoise.

La polarisation raciale dans l’enseignement et la politique socio-économique a entraîné un sentiment de marginalisation chez les Chinois, suscitant leur départ à l’étranger et contribuant à un exode de cerveaux qui renforce encore la polarisation. À partir des années 1970, les Chinois ont ainsi considéré Taiwan comme destination rêvée où pouvoir recevoir un enseignement à la fois plus ouvert et plus proche de leurs racines, afin de développer leur propre culture et leurs talents personnels.

Cette histoire complexe se reflète dans le développement et les caractéristiques de la littérature sinophone mahua au 20e siècle.

La littérature mahua au 20e siècle

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1. Voir : Faxian, Mémoire sur les pays bouddhiques, traduit et annoté par Jean-Pierre Drège, Les Belles Lettres, coll. « Histoire », 2013, 346 p.

2. Il est conservé à la BnF et numérisé et disponible sur Gallica.

3. Selon Serge Jardin. Source : DJM Tate, The RGA History of the Plantation Industry in the Malay Peninsula, Kuala Lumpur, Oxford University Press, 1996.

4. D’après les chiffres du World Factbook de la CIA au 18 février 2022.

5. La religion d’Etat est l’islam sunnite, pratiqué par la majorité malaise, tandis que le bouddhisme est pratiqué par près de 20 % de la population, essentiellement au sein de la communauté chinoise ; l’hindouisme, n’est plus pratiqué que par les 6 % de la population que représente la communauté indienne. L’islam est considéré comme un composant de la culture nationale, au point que même un Malaisien d’origine ethnique mixte est automatiquement enregistré comme musulman et ne peut quitter l’islam sauf requête spéciale auprès de la Cour suprême, qui est rarement accordée et peut au contraire entraîner des poursuites.

6. Selon Serge Jardin, au niveau primaire, à côté des écoles nationales, existent des écoles publiques de ‘type-national’, héritières des écoles vernaculaires chinoises et tamoules de l’ère coloniale, où l’enseignement est dispensé en mandarin et en tamoul, plutôt qu’en malais. Source : Wan Mohd Zahid Mohd Noordin, ‘Primary and Second Education’ in The Enyclopedia of Malaysia, volume 11 Government and Politics (1940-2006), 2006.

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