Zhang Guixing, lauréat du prix Newman 2023

Le 4 mars dernier, un jury international a remis au romancier sinophone Zhang Guixing (張貴興), né au Sarawak, le huitième prix Newman de littérature chinoise. Parrainé par l’Institut pour les questions sino-américaines de l’université d’Oklahoma, le prix Newman est décerné tous les deux ans en reconnaissance d’une œuvre exceptionnelle en langue chinoise, en prose ou en poésie, qui rend le mieux compte de la condition humaine. Tout auteur vivant écrivant en chinois est éligible.

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Un jury composé de cinq éminents experts littéraires avait désigné cinq auteurs au printemps 2022 et a choisi le lauréat à l’issue d’un vote transparent le 26 octobre 2022. Zhang Guixing s’est ainsi vu décerner 10 000 dollars, une plaque commémorative et un médaillon en bronze. Il avait été nominé pour le prix par le professeur E.K. Tan (de l’Université Stony Brook). Les autres nominés et jurés étaient :
– Dorothy Tse, nominée par Frances Weightman (Université de Leeds)
– Zhuo Kai, nominé par Ou Ning (Université de Columbia)
– Yu Hua, nominé par Sabina Knight (Smith College)
– Bi Feiyu, nominé par He Ping (Université normale de Nankin).

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Zhang Guixing est né en 1956 au Sarawak, sur l’île de Bornéo. Son œuvre aborde les luttes culturelles, ethniques et politiques de la communauté chinoise de Malaisie. Il a quitté la Malaisie en 1976 pour Taïwan afin d’étudier à l’Université nationale normale de Taïwan et il réside toujours à Taïwan. Ses romans les plus connus sont sa « Trilogie de la forêt tropicale », qui se déroule à Bornéo et comprend La Traversée des sangliers (paru en français aux Éditions Philippe Picquier, traduction : Pierre-Mong Lim), Népenthès et Ma Belle endormie des mers du Sud, qui ont tous fait l’objet de discussions approfondies à Taïwan et au sein des études littéraires sinophones.

Zhang - La Traversee des sangliersE.K. Tan souligne que « les trois romans abordent le thème du retour physique et spirituel à la forêt tropicale comme un voyage nécessaire pour découvrir un secret de famille du personnage principal malaisien sinophone, secret qui traverse plusieurs générations. À travers le voyage du personnage, des aspects localisés de l’identité et de l’expérience de la Malaisie sinophone sont décrits et inscrits comme une réaction pour circonscrire une histoire et une identification ethniques représentatives de la communauté diasporique chinoise à Bornéo (…) Le caractère unique de l’écriture de Zhang Guixing réside dans sa fusion d’esthétiques littéraires et de styles narratifs de l’Orient et de l’Occident : sa description des plantations de Bornéo se lit comme une transplantation du Sud américain de Faulkner dans l’archipel malayo-indonésien, et son style narratif de flux de conscience traversant la psyché du personnage et le cadre de la forêt tropicale insuffle à la littérature de langue chinoise une expérience sensorielle unique, similaire à celle du réalisme magique de Gabriel García Márquez. En un sens, il n’est pas du tout exagéré d’affirmer que l’écriture de Zhang peut être lue comme une branche unique de la littérature chinoise en tant que littérature mondiale ».

Parmi les précédents lauréats du prix Newman figurent les romanciers de Chine continentale Mo Yan (2009), Han Shaogong (2011), Wang Anyi (2017) et Yan Lianke (2021). Le poète taïwanais Yang Mu et la romancière et scénariste Chu Tien-wen ont remporté le prix respectivement en 2013 et 2015, tandis que l’écrivaine hongkongaise Xi Xi, décédée en décembre dernier, l’a remporté en 2019.

Discours de Zhang Guixing, le 4 mars 2023 à l’université d’Oklahoma :

« C’est seulement mon deuxième voyage aux États-Unis. La première fois, j’ai séjourné à Boston. Bien qu’on soit déjà en avril, il faisait encore assez froid lorsque je suis arrivé et une fine couche de neige recouvrait l’aéroport. Quand je pense à Boston, je pense à deux choses : aux oies sur la Charles River… et aux crocodiles. En effet, M. Wang Der-wei, professeur au département des langues et civilisations de l’Asie de l’Est à l’université de Harvard, m’avait invité à dîner et il avait commandé un plat de viande de crocodile. C’est étrange de dire cela, mais j’ai vécu deux décennies de ma vie à Bornéo, une île dont les eaux sont infestées de crocodiles, j’y ai mangé de la viande de serpent, de singe, de lézard et même — je m’en excuse — de chien, mais je n’avais encore jamais mangé de crocodile. Je ne savais pas quel goût cela pouvait avoir avant d’arriver à Boston.
Je suis né sur une île tropicale d’Asie du Sud-Est qui s’appelle Bornéo. C’est la troisième plus grande île du monde et elle en abrite la deuxième plus grande forêt tropicale. Chaque année, la moitié du commerce mondial de bois tropical est exportée depuis Bornéo. Cette grande île se découpe en trois pays : l’Indonésie, la Malaisie et Brunei. La composition raciale de l’île est également très complexe et rassemble des Malais, des Indonésiens, des Indiens, les peuples indigènes de l’île, ainsi que des Chinois et même des Blancs.
J’ai vécu au nord de Bornéo, dans un endroit appelé Sarawak, qui compte environ 2,8 millions d’habitants. C’est l’un des treize États de Malaisie. C’est un endroit peu peuplé, avec beaucoup de faune et de flore. Il m’arrivait souvent, certains jours, de voir plus de singes que d’humains. En 1841, le Sarawak était un territoire colonisé au sein du sultanat de Brunei. De 1841 à 1941, il a été gouverné par la dynastie des Brooke, comme une sorte de protectorat britannique. Puis il a été occupé par les Japonais de 1941 à 1945 avant de devenir une colonie britannique après la Seconde Guerre mondiale. En 1963, la Péninsule malaise, Singapour, Sarawak et Sabah ont formé la nation malaisienne. Après le retrait de Singapour et son indépendance en 1965, la Fédération de Malaisie s’est retrouvée avec ses treize États actuels. Les raisons pour lesquelles la Malaisie a été créée en tant que nation et celles pour lesquelles Singapour s’en est retirée sont très complexes. Je voudrais évoquer brièvement les raisons pour lesquelles Singapour est sortie de la Malaisie.
Après l’adhésion de Singapour à la Fédération de Malaisie en 1963, le dirigeant de Singapour, Lee Kuan-Yew, a scandé la proposition et le slogan politiques suivants : « Une Malaisie malaisienne ». Qu’est-ce que cela signifiait ? En d’autres termes, cela voulait dire que, peu importe que vous soyez Malais, Chinois, Indien, autochtone ou même blanc, tant que vous étiez citoyen malaisien, vous auriez eu le droit de diriger le pays. Cependant, les Malais, qui constituent la majorité de la population et concentrent le pouvoir politique en Malaisie, ont quant à eux appelé à une « Malaisie malaise ». En d’autres termes, cette majorité envisageait plutôt une Malaisie où seuls les Malais pourraient diriger le pays. Lee Kuan-Yew était un politicien talentueux et, du temps où il étudiait au Royaume-Uni, on dit qu’il avait formulé le vœu suivant : « Lorsque je reviendrai à Singapour, j’en chasserai les Britanniques. » Ce qu’il fit. Votre ancien président Nixon a dit un jour : « Lee Kuan-Yew est un tigre enfermé dans une cage, et lorsqu’un tigre sort de son antre, il ne peut que renverser les montagnes et les mers. » Dans la Malaisie des années 1960, la population chinoise, y compris celle de Singapour, n’était guère moins nombreuse que la population malaise. Cependant, aux yeux de la majorité malaise, la proposition politique de Lee Kuan-Yew équivalait à une rébellion. En 1965, la Malaisie a donc expulsé Singapour de la Fédération, et Singapour est devenu l’État indépendant que nous connaissons aujourd’hui. Normalement, un pays devrait se réjouir de son indépendance, mais Lee Kuan-Yew a quitté la Fédération les larmes aux yeux, car son rêve de voir la Malaisie rester un grand pays venait d’être brisé. Il est donc resté enfermé dans une petite cage, et on peut dire que c’est cette même cage qui reflète la situation à laquelle sont confrontés encore aujourd’hui la plupart des Chinois de Malaisie.
Je raconte cette période de l’histoire principalement pour que tout le monde comprenne que la Malaisie est gouvernée par les Malais et que, par conséquent, les Malais y sont prioritaires. Aux États-Unis, un Afro-Américain peut devenir président, de même qu’une personne d’origine chinoise, asiatique ou latino. En Malaisie, cela n’est qu’un fantasme.
Je suis né en 1956 dans une ville pétrolière du nord du Sarawak, à l’époque où le Sarawak était encore une colonie britannique. Lorsque je suis entré à l’école primaire en 1963, le Sarawak venait de rejoindre la Fédération de Malaisie et d’en devenir un État. À l’époque, la population du Sarawak s’élevait à environ un million d’habitants, dont quelque 300 000 Chinois. L’immigration chinoise en Asie du Sud-Est remonte au début de la dynastie des Han. Toutefois, après la seconde guerre de l’opium, la dynastie Qing a ouvert les vannes et les Chinois ont commencé à émigrer vers l’étranger à plus grande échelle. Mes grands-parents ont immigré du Guangdong à Bornéo dans les années 1920 et s’y sont enracinés. Je suis aujourd’hui la troisième génération de ma famille née à Bornéo.
Quand j’étais à l’école primaire, bien que le Sarawak ne soit alors plus sous domination britannique, le système éducatif était encore très marqué par le moule de la période coloniale antérieure. Grâce au travail acharné et à la persévérance des Chinois locaux, l’éducation en Malaisie repose sur une base assez complète d’enseignement du chinois. Mon école primaire était une école de langue chinoise et, bien que nous ayons un cours en anglais, toutes les autres matières nous étaient enseignées en chinois. Il y avait ensuite une école secondaire indépendante, où là encore toutes les matières étaient enseignées en chinois sauf une, mais cet établissement ne recevait pas de subventions du gouvernement et était trop éloigné de mon domicile. J’ai donc dû aller dans une école de langue anglaise. Dans cette école, nous avions cinq cours de chinois par semaine, tandis que toutes les autres matières étaient enseignées en anglais. Bien que le Sarawak ne soit plus colonisé à cette époque, l’enseignement n’était pas encore indépendant. Les examens de mon école secondaire étaient basés sur le système britannique de Cambridge, de sorte que nos examens étaient envoyés au Royaume-Uni pour que des éducateurs britanniques les corrigent, y compris nos examens de chinois. S’il était important d’obtenir d’excellentes notes en anglais, je n’avais aucun problème à étudier assidûment même ce qui était « moins important ». Bien que mon école soit de langue anglaise, les cinq cours de chinois hebdomadaires m’ont ainsi permis d’aborder tous les sujets, de la poésie classique chinoise aux grands romans classiques, en passant par la littérature moderne du Mouvement du 4 mai.
Outre l’école, il y a eu une autre part essentielle de mon éducation. À l’époque, bien que la population chinoise du Sarawak ne soit que d’environ 300 000 personnes, la vente de journaux chinois y était très dynamique. Au plus haut, il a existé jusqu’à sept journaux différents en langue chinoise. Ces journaux fournissaient un supplément littéraire quotidien gratuit dans lequel été publiées les œuvres de jeunes écrivains locaux et pour lequel la demande était très forte. J’ai moi-même contribué dès le lycée à ces suppléments littéraires et j’y ai publié de nombreux textes bien souvent immatures et naïfs. En 1976, je suis parti étudier à Taïwan et j’ai gardé de cette période l’habitude d’écrire des œuvres littéraires en chinois. Sans la persistance des Chinois locaux, combinée à mon éducation en langue chinoise en primaire, puis aux cinq leçons de chinois par semaine au secondaire et à la publication de mes premiers écrits dans ces journaux, je n’aurai probablement jamais été capable d’écrire des œuvres littéraires en chinois, ni même de parler chinois correctement. Si je mentionne ce processus, c’est pour rappeler à tous que, bien que j’aie grandi dans un pays non-chinois, grâce à l’obstination et à la dignité de mes grands-parents, je me suis tout de même formé dans une société chinoise typique et j’étais fier d’écrire en chinois.
Suite à mon arrivée à Taïwan en 1976, je suis devenu citoyen taïwanais en 1982. Je suis donc depuis longtemps un Taïwanais à part entière. Cependant, les Taïwanais pensent toujours que je suis malaisien et les Malaisiens semblent me considérer comme un Taïwanais. Dans les années 1990, lorsque je suis retourné à Bornéo pour rendre visite à ma famille, j’ai constaté que les vendeurs de rue locaux me saluaient en japonais, comme si j’étais originaire du Japon. En 2002, j’ai bavardé avec un jeune Malais à un arrêt de bus et il m’a demandé en anglais : « Êtes-vous coréen ? » Je lui ai répondu : « Non, je viens de Taïwan. » Le Malais m’a alors répondu : « Oh, fabriqué à Taïwan ! » En 2010, lorsque je suis de nouveau retourné à Bornéo, les habitants me regardaient comme un Chinois du continent. Avec l’essor économique du Japon, puis de la Corée et de la Chine, on m’a constamment pris pour un ressortissant d’une autre nationalité. La plupart du temps, je ne m’en souciais guère et, à certains moments, je trouvais même cela un peu drôle.
Je viens de mentionner que j’écrivais en chinois depuis que j’étais au lycée, mais ce qui est étrange, c’est que c’est d’abord la littérature occidentale qui m’a fait découvrir ce qu’est la littérature et qui m’a incité à écrire plus sérieusement. Lorsque j’étais au lycée, afin de préparer l’examen du diplôme de Cambridge, l’école usait de diverses méthodes pour renforcer notre niveau d’anglais. L’une d’entre elles était justement l’enseignement de la littérature anglaise. En première année de lycée, nous devions lire des œuvres d’écrivains britanniques avec l’aide d’un professeur, notamment Chambre avec vue et Route des Indes d’E.M. Forster, Sa Majesté des mouches de William Golding et Macbeth de Shakespeare, entre autres romans et pièces de théâtre. Je ne comprends toujours pas pourquoi l’école nous a laissé lire Shakespeare. Pour une personne dont les bases d’anglais ne sont pas très bonnes, si elle lit trop Shakespeare, je crains que son anglais ne se détériore de plus en plus… J’ai appris plus tard que cette lecture était en fait seulement optionnelle dans le cadre du diplôme de Cambridge. À l’époque, des troupes de théâtre britanniques jouaient une pièce de Shakespeare à travers Bornéo : Henri V. On jouait cette pièce dans un endroit où il y avait plus d’animaux que d’êtres humains. J’ai regardé Henri V avec mon cœur grand ouvert, pour m’imprégner autant que possible du spectacle. C’est par le biais de ces œuvres que je suis entré en contact avec la littérature étrangère, en particulier Shakespeare. J’ai lu certaines de ses pièces importantes jusqu’à six ou sept fois. Grâce à ma rencontre avec la littérature étrangère, ma vision littéraire s’est encore élargie, ce qui m’a permis de rejoindre certains de mes prédécesseurs à Taïwan et de poursuivre des études plus approfondies et une carrière créative.
Si j’étais resté à Bornéo jusqu’à la fin de ma vie, j’aurais peut-être abandonné la littérature depuis longtemps. J’ai quitté Bornéo à l’âge de 20 ans et j’en ai aujourd’hui 66. J’ai passé plus des deux tiers de ma vie à Taïwan. Bien que la plupart de mes romans se situent dans le Nanyang, je peux continuer à créer aujourd’hui grâce à l’environnement et au soutien de Taïwan. J’ai dit un jour que si je mourais, j’aimerais laisser mon cœur à Taïwan et faire que mon corps retourne à Bornéo. Comme Chopin, j’aimerais que mon cœur reste dans ma patrie — mais dans mon cas, ce n’est qu’une métaphore.
Taïwan est une très petite île et, aux yeux de certains, elle n’est même pas considérée comme un pays. Il y a tant de talents exceptionnels dans ce pays. Parce que Taïwan est si petite, elle n’est pas assez estimée et n’obtient pas assez de reconnaissance. J’espère qu’en plus du prix Newman pour la littérature chinoise, il y aura encore d’autres prix étrangers qui récompenseront les écrivains taïwanais.
Bien que j’aie remporté quelques prix littéraires à Taïwan et à l’étranger, le prix Newman de littérature chinoise revêt une grande importance pour moi en raison du mot « chinois » (华语). Les juges du prix littéraire Newman n’ont pas lu des traductions de seconde main, mais mes œuvres originales en chinois. Bien que mon anglais ne soit pas très bon, je peux occasionnellement exprimer mes réflexions en anglais. Mais quand je réfléchis à la signification de l’écriture en langue chinoise, c’est toujours en chinois que j’ai envie de parler. Je voudrais remercier Taïwan, où je vis depuis 46 ans, ainsi que les juges professionnels et très respectés du prix Newman et, bien sûr, la famille Newman, dont la dotation a permis de créer ce prix de littérature chinoise. Je ne peux pas nommer tout le monde ici, mais je vous remercie tous. »

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