Le début du XXe siècle a vu l’émergence de deux grands écrivains français qui eurent pour point commun de vivre en Malaisie à quelques années d’intervalle seulement et dont l’expérience malaisienne allait inspirer une partie de leurs œuvres respectives.
Le premier, Henri Fauconnier (1879-1973), part de Charente en 1905, à l’âge de 26 ans, avec l’objectif de faire fortune. Il s’arrête en Malaisie, alors en plein boom du caoutchouc, et décide de se faire planteur. Tout lui réussit très vite : après un stage où il apprend le métier et réalise quelques prospections, il ouvre la même année sa première plantation d’hévéas. Dès 1910, la fortune le comble grâce au doublement du cours international du caoutchouc et au triplement de la valeur des actions de sa société.
Il ne s’arrête pas là pour autant et, sur l’idée de son ami Adrien Hallet, importe de Sumatra quelques sacs de graines de palmiers à huile. La greffe prend aussitôt et la première des nombreuses plantations de Malaisie est ouverte en 1911 à Rantau Panjang, dans l’État du Selangor. La réussite matérielle n’est pas une fin en soi pour Fauconnier ; elle lui permet surtout de s’accorder du temps pour écrire un livre sur son bonheur de vivre en Malaisie. Mais la Première Guerre Mondiale interrompt ses plans : il s’engage et participe en tant que deuxième classe à plusieurs grandes batailles.
Son travail d’écriture reprend laborieusement en 1925, en Tunisie où il s’est installé, compromis de distance et de climat entre sa Charente natale et sa Malaisie de cœur. En 1930, la même année où paraît La Voie Royale d’André Malraux, le Prix Goncourt lui est attribué pour son livre Malaisie, roman poétique inspiré de ses années sur place. Ses livres suivants, dont le recueil Visions (1938), furent tous des succès d’estime, mais les menaces d’une nouvelle guerre détournèrent l’attention de ses lecteurs et le découragèrent définitivement.
Malaisie
« L’occasion se présenta. La guerre finie, je vins en Malaisie. J’y vécus trois ans sans retrouver l’homme qui m’avait donné le désir d’y vivre. Et voici que tout à coup, il était là devant moi, comme une incarnation des disparus que l’on commémorait ce jour-là. Il ne semblait pas me reconnaître et fit un mouvement pour sortir. Alors je courus : « Pardon, Monsieur… – Ah ! dit-il, c’est toi, mon petit gars. Comme te voilà cérémonieux… Appelle-moi « mon vieux » pour que je me sente jeune. » Il m’avait mis ses deux mains sur les épaules, et celle que j’avais tendue restait en l’air. »
« Smaïl, sais-tu pourquoi le chichak s’arrête avant de sauter sur la mouche ?
– Pour lui laisser le temps de dire sa prière à Allah, répond-il sans hésiter.
– Les bêtes prient Allah ? »
Il semble choqué de mon ignorance.
« Comment pourraient-elles ne pas prier ?
– Et le riz que tu vas faire cuire, est-ce qu’il prie aussi ?
– Le Tuan se moque de moi.
– Non, Smaïl. Je veux savoir ce que pensent les Malais. Est-ce que le Tuan Rollain ne te questionne pas aussi ?
– Les hommes blancs, dit Smaïl, font des questions comme celles des petits enfants. » Et il ajoute : « Nous mangeons le riz, nous ne mangeons pas l’âme du riz. »
Pierre Boulle (1912-1994) se retrouve, quant à lui, plongé dans la jungle tropicale de Malaisie en 1936, à l’âge de 24 ans. Il vien travailler en tant qu’ingénieur de la Socfin, société héritière des premières plantations créées par Henri Fauconnier trente ans plus tôt. Pendant trois ans, il trime d’arrache-pied pour assurer des revenus à sa mère, veuve et restée en Avignon. Il est alors confronté à la taylorisation des plantations et à la mesquinerie des expatriés européens qui vivent dans l’opulence grâce au dur labeur de coolies immigrés.
La Seconde Guerre Mondiale vient mettre un terme temporaire à son travail : il est mobilisé et envoyé en Indochine à la fin de 1939. Après plusieurs affectations, il retourne sur Singapour en 1941 et s’engage du côté de la France Libre. Après avoir sillonné les routes de Birmanie jusqu’au Yunnan chinois, il est fait prisonnier à Hanoï lors d’une mission incognito en Indochine et se voit déchu de sa nationalité française. Il s’évade de sa geôle saïgonnaise en 1944 et retourne à Paris en 1945 où il est décoré entre autres de la Légion d’Honneur.
Il retourne aussitôt en Malaisie où trois nouvelles années d’abrutissement suffisent à lui faire renier sa vocation de planteur au profit de celle d’écrivain. Après avoir vendu tous ses biens, il s’installe dans un hôtel parisien et se met à écrire. Après William Conrad, son premier roman, son expérience malaise transparaît dès son deuxième livre, Le Sacrilège Malais, publié en 1951 chez Julliard, une peinture ironique et sévère du monde des plantations de Malaisie. Cet ouvrage lui vaut un succès d’estime immédiat, rapidement suivi en 1952 par l’immense succès critique et commercial de son troisième roman, Le Pont de la Rivière Kwai. S’ensuivra une œuvre riche et intense, dans laquelle reviendra épisodiquement la Malaisie, terre de ses premières aventures extrême-orientales.
Le Sacrilège Malais
« Par un matin étouffant de décembre 1936, Maille, nouvelle recrue de Sophia, fut accueilli à la gare de Kuala Getah, capitale du Telanggor, par Reynaud, le secrétaire de la compagnie. Reynaud portait l’uniforme des gens de bureau : pantalon blanc, chemise à manches longues, col et cravate. Sa veste, immaculée, conservant encore les plis rigides donnés par le fer du blanchisseur, avait été déposée à plat sur les coussins, à l’arrière de sa voiture, pour servir en cas de nécessité. Maille avait mis le moins défraîchi de ses deux costumes blancs, achetés à Marseille en toute hâte avant le départ.
Reynaud ne s’y trompa pas et l’aborda, lui et pas un autre, parmi le groupe d’européens qui descendaient du compartiment des couchettes.
– Monsieur Maille, je suppose ?… »
« Il avait vu Ramasamy le saigneur tamil, il l’avait vu se présenter devant l’arbre dans des attitudes qui défiaient l’imagination la plus pervertie ; de profil, de dos, accroupi, à genoux, en faisant des pointes comme une danseuse ou bien les deux bras en l’air comme s’il avait été visé par une arme à feu. […] M. Bedoux poussait des exclamations désolées. Ramasamy prenait une mine contrite, levait les yeux au ciel, attestait en sa langue qu’il faisait tout son possible. Puis, par gestes, il tentait de suggérer au représentant de la firme « Ratio » que peut-être il n’avait pas très bien compris sa méthode et qu’une nouvelle démonstration serait souhaitable. »