Nous accueillons aujourd’hui Serge Jardin, gérant de La Maison de l’Escargot, à Malacca, et des éditions The Lemongrass. Il nous propose une plongée passionnante dans l’univers de Lat, le dessinateur le plus connu de Malaisie et véritable ambassadeur de la culture malaisienne à travers le monde. Deux de ses ouvrages ont été traduits en français : si vous ne les avez pas encore lus, cet article extrait de Malaisie : un certain regard devrait vous y inciter !
Mais qui donc est Lat ? En Malaisie, tout le monde connaît Lat. Il est un peu à la Malaisie, ce que Plantu est à la France. Ce que Plantu fait dans « Le Monde », Lat le fait dans le « New Straits Times », un grand quotidien malaisien en anglais : commenter l’actualité en dessinant. Ils sont nés le même mois de la même année, et les deux dessinateurs se connaissent, en 1990, Lat a fait visiter la Malaisie à Plantu.
Lat est une institution. Ses bandes dessinées ont été traduites dans le monde entier, sont devenues des dessins animés. Il est entré au Musée National, il a peint les murs de la ville et les avions. Il a été anobli et a conquis le petit écran. Il est devenu tout récemment le héros d’une comédie musicale.
Lat est donc un phénomène malaisien, mais un phénomène discret, humble et provincial. De son vrai nom, Mohd Nor bin Khalid, c’est à partir du surnom qu’on lui a donné enfant : Bulat (le rond), qu’il a choisi son nom de plume (ou de pinceau plutôt).
Il est né en 1951 dans un petit village du Pérak, Kampung Kota Bahru. Ses premières lectures sont les bandes dessinées qui racontent les aventures d’Hang Tuah, elles accompagneront son enfance, et au-delà.
A onze ans, c’est le départ pour Ipoh, la capitale de l’état du Pérak, pour continuer ses études et c’est la découverte d’un nouvel univers, peuplé de Chinois, d’Eurasiens et d’Indiens.
A treize ans les journaux acceptent ses premiers dessins, mais il devra attendre encore quelques années avec la publication de Keluarga Si Mamat (la famille de Mamat – le nom de son petit frère) pour affirmer son originalité qui tient à son inspiration tirée de son environnement quotidien.
En 1970, ses études secondaires terminées, il monte à Kuala Lumpur, il loue une chambre dans le Kampung Baru (Nouveau village), où semble-t-il tous les Malais de province connaissent quelqu’un, et il entre comme pigiste au « New Straits Times », à la rubrique criminelle. Un épisode de sa vie qu’il racontera dans un roman en bandes dessinées en 1989 : Mat Som.
Les scènes de la vie quotidienne qu’il dessine chez des concurrents, sont remarquées par le directeur de son journal qui décide de l’employer à plein temps comme dessinateur, et qui l’envoie d’abord étudier le dessin à Londres. Au retour Lat commence ses dessins « politiques », tout en continuant à peindre les scènes de la vie malaisienne, et cela fait trente cinq ans que cela dure, pour Plantu aussi…
De la vingtaine de volumes qu’on lui doit à ce jour, deux ont été traduits en français. Ce n’est pas un hasard, ils échappent à l’actualité politique du moment, et sont profondément enracinés dans la réalité malaisienne. Bref ils sont une merveilleuse introduction à la Malaisie, tout à la fois légers et profonds, pleins d’humour et sérieux. Dans le premier, Lat nous raconte son enfance dans un milieu rural malais, c’est Kampung Boy, dans le second, Town Boy, c’est le temps des études secondaires à la ville, et l’immersion dans un milieu multiculturel.
« Au cœur de la plus grande région minière d’étain au monde… »
Nous sommes dans un petit village, dans la vallée de la Kinta, qui se trouve dans l’état du Pérak (dont le nom signifie argent en malais, mais c’est aussi la couleur de l’étain), sur la côte ouest de la péninsule malaise. Nous sommes dans un kampung, c’est-à-dire un village malais. Lat est l’aîné de quatre enfants, son père est fonctionnaire à Batu Gajah, le centre administratif du district.
La maison malaise figure sur la couverture, elle est au cœur de l’enfance de Lat. […] Elle est le cadre de tous les événements importants : de la naissance à la circoncision. Largement ouverte au moindre courant d’air, elle laisse cependant entrer la lumière avec parcimonie. Le mobilier est réduit : ni table, ni chaise, on déroule des nattes pour dormir et pour manger. Le sarong devient hamac où le bébé se berce tout seul. On remarque dans la cuisine le « kukur kelapa » qui sert à gratter la noix de coco et le « tudung saji » qui n’est pas un chapeau conique, mais un couvre-plat. Dans ces maisons qui ne possèdent ni cave, ni grenier, c’est sous la maison que l’on garde la volaille, que l’on range le bois, le mortier à riz ou bien encore la bicyclette. Le plus souvent c’est aussi là que l’on fait la sieste, c’est sous la maison que l’on passe les heures chaudes. Au pied de l’escalier, se trouve la jarre où l’on récupère l’eau de pluie qui permet de se laver les pieds avant d’entrer dans la maison.
Nous sommes dans le Pérak, et cela se reconnaît à la toiture en croupe, sous influence coloniale. Comme toutes les maisons malaises traditionnelles, la maison de Lat est tout à la fois modeste et élégante.
Héritage colonial, deux activités économiques dominent la vie du village : le caoutchouc et l’étain. Ces deux piliers de l’économie coloniale anglaise, ces deux richesses, l’agricole et la minière ont façonné la Malaisie contemporaine. Toutes deux sont pratiquées à des niveaux différents, artisanal et industriel, et Lat illustre parfaitement cette différence d’échelle.
Avec la tante Khatijah, petite exploitante, nous découvrons la méthode de fabrication artisanale. La « traite du jour » est mise à coaguler dans des bacs, on y ajoute de l’acide formique pour accélérer le processus. Une fois durci, on la foule aux pieds pour l’aplatir, avant finalement de l’essorer entre deux rouleaux. C’est cette « feuille blanche » ainsi obtenue que le petit exploitant va vendre au marchand.
En se rendant au bourg, à bicyclette, avec son père le jeune Lat traverse les grandes plantations, ces rangées d’arbres silencieux (Hévéa brasiliensis), au tronc marqué par les saignées de la traite, où est accroché un petit godet en terre pour recueillir le précieux liquide blanc. Apparaît alors un nouveau personnage, vêtu d’un sari et portant un bindi au front : l’ouvrière agricole tamoule.
Sur la marge on pratique aussi la pêche en rivière, tantôt à l’épervier, tantôt à la nasse, et parfois à la main. Les villageois ont aussi des vergers où règne en maître le durian, l’empereur des fruits.
La richesse en minerai d’étain des alluvions explique la présence d’un « monstre » dans les environs du village : la drague à étain. Les dragues se sont multipliées au début du XXème siècle avec l’arrivée des capitaux anglais. La drague opère sur une surface plane, marécageuse. On drague les alluvions d’un côté, que l’on rejette de l’autre, après les avoir tamisés et isolé la fameuse pépite de cassitérite.
Tantôt tolérés, tantôt pourchassés par la police, les villageois, utilisant une batée comme l’orpailleur, cherchent fortune dans les déchets rejetés par la drague. On reconnaît côte à côte, dans la boue et le sable, le sarong de la Malaise et le pantalon de la Chinoise.
Kampung Boy permet aussi de d’appréhender la culture malaise, entre autres, les rites de passage, profondément imprégnés d’Islam.
La naissance d’abord, avec l’appel à la prière que le père chuchote à l’oreille de son fils, puis la fête du quarante cinquième jour, qui marque la fin de la période taboue chez la femme et la cérémonie du rasage du crâne chez le bébé, accompagnée de chants religieux.
A six ans commence l’apprentissage de la lecture du Coran dans la véranda de la maison du maître, avec les autres enfants du village. Outre les cadeaux rituels, le père offre au maître une baguette de rotin qui symbolise une transmission de pouvoir fort intéressante. A neuf ans commence l’apprentissage de la prière, des ablutions rituelles…
A dix ans vient l’âge de la circoncision. C’est une fête pour tout le village dont les enfants à circoncire sont les rois d’un jour. Le circonciseur offre aux enfants une chique de noix d’aréquier dans une feuille de bétel, en guise d’anesthésiant. L’opération est précédée d’un bain dans la rivière, et suivie de deux semaines de régime cicatrisant…
On découvre aussi les jeux et les passe-temps des enfants du village, auxquels Lat a consacré tout un volume : Kampung Boy : Yesterday and Today, ou comment les enfants pouvaient-ils vivre avant la construction des centres commerciaux et l’invention des jeux électroniques… Lat sait se faire sérieux et s’interroge sur le devenir de notre société.
« A dix ans je partis poursuivre mes études à Ipoh… »
Son père a vendu la terre familiale à la compagnie d’étain, et la famille emménage dans un des premiers projets d’Habitation à Bon Marché du pays. On reste proche du modèle original : la maison est toujours en bois, sur pilotis. Le lotissement est situé à Sungei Rokam, cinq kilomètres au sud d’Ipoh, la ville née de l’étain à la fin du XIXème siècle, la capitale mondiale de l’étain.
En accompagnant son nouveau copain, Frankie, chez lui, Lat découvre un autre monde : la maison-boutique chinoise. Ici, c’est un café. On y mange le fameux « Ipoh koay teow », nouille plate de riz aux pousses de soja. On y vend des bonbons et des cigarettes, on y consomme des boissons chaudes et froides. Les chaises en bois, les tables circulaires au dessus de marbre, les crachoirs, en dessous, se vendent aujourd’hui chez les antiquaires, ainsi que les pin-up en maillot de bain sur les affiches de publicité pour la bière. On y lit et on y parle le chinois.
A l’étage se trouve l’appartement de la famille. Présent dans tous les intérieurs chinois, l’autel religieux est l’âme du foyer. Il est consacré tout à la fois aux divinités protectrices de la famille, et aux ancêtres. L’huile et l’encens y brûlent en permanence. Trois générations y vivent. C’est souvent un capharnaüm, où les « chinoiseries » côtoient la dernière technologie occidentale. Les racines culturelles font bon ménage avec les nouveaux signes intérieurs de richesse. On y fait ce que l’on ne fait pas au rez-de-chaussée, à savoir dormir ou repasser. Les photographies sont nombreuses, elles traduisent la place centrale occupée par la famille.
La rue et ses commerces sont totalement différents de ce que Lat a connu jusque-là au village, où il n’y a… ni rue, ni commerce.
Les encombrements de la rue d’abord : bicyclettes, camions, cars, cyclopousses, scooters, triporteurs, voitures… Lat fait connaissance avec le klaxon et les passages pour piétons. Les trottoirs débordent de marchandises, les marchés aussi…
Et puis ce sont de nouveaux métiers : le salon de coiffure, le barbier-nettoyeur d’oreilles, le pharmacien traditionnel, le fabricant d’objets funéraires en papier, le diseur de bonne aventure et les parcs d’attraction de l’époque avec cinéma, dancing et salle de jeux, les marchands ambulants, les pâtisseries, et les cafés, qu’ils soient chinois ou indiens musulmans…
Après le village malais, l’architecture est aussi une véritable nouveauté : le style éclectique des maisons-boutiques chinoises, le style art-déco des cinémas et du lycée (Anderson School) où Lat fait ses études secondaires, ou bien encore la gare d’Ipoh, où le néo-classicisme symbolise l’époque coloniale, et dont le quai est à lui seul un véritable résumé de Malaisie.
C’est peut-être ce qui a frappé le plus le jeune Lat en débarquant à Ipoh : le choc culturel, la découverte d’autres costumes, d’autres langues, d’autres races et d’autres religions. La musique occidentale, le turban des Sikhs, le café des Chinois, le dhoti des Indiens… Ses copains d’école sont Chinois, Eurasiens, Malais, Tamouls, Sikhs. Son apprentissage de l’anglais traduit parfaitement ce cosmopolitisme et va permettre à sa curiosité de s’étendre bien au-delà du milieu malais, gage de son succès à venir.
« Un monde que nous avons perdu… »
L’histoire est datée. Les années villageoises sont les années cinquante, et les années que Lat passe à Ipoh sont les années soixante.
Kampung Boy semble échapper au temps. On n’y trouve aucune date. Seule la date de naissance de l’auteur (1951) et le caractère autobiographique de l’ouvrage nous permettent de situer cette enfance dans les années cinquante. Vers la fin de cette période, deux semaines après la circoncision, sa grand-mère lui offre le cinéma à Batu Gajah, où l’on projette Le monde de Suzie Wong, sorti en 1960. L’électricité n’est pas encore arrivée jusqu’au village, et c’est avec des lampes à pétrole que l’on s’éclaire.
L’évènement majeur de cette décennie bien sûr est la proclamation de l’Indépendance, singulièrement absente ici, elle ne semble pas avoir affecté la vie du village. Bien sûr l’auteur est trop jeune, de combien d’évènements qui se sont déroulés pendant les dix premières années de notre vie se souvient-on ? Mais c’est aussi un choix. Dès les premières lignes, en effet, il avoue dépendre surtout des souvenirs de sa mère. Incontestablement Lat a préféré mettre l’accent sur l’enracinement culturel (cérémonies, éducation religieuse, jeux…) plutôt que sur l’actualité du moment (insurrection communiste, Indépendance…).
Les activités économiques qui dominent la vie du village témoignent aussi de l’époque. Ainsi l’importance de l’arbre à caoutchouc, qui est aujourd’hui largement remplacé par le palmier à huile. L’exploitation des mines d’étain surtout, qui sont encore en pleine activité ; aujourd’hui, il n’en reste rien ou presque. A la fin du livre, le père de Lat vend la terre ancestrale à la compagnie minière dont la drague continue d’avancer inexorablement, aujourd’hui la dernière drague de la région, transformée en musée est en train de sombrer lentement dans les marais…
L’argent ainsi obtenu, va permettre à la famille de quitter le village pour la ville. L’exode rural qui s’est accéléré récemment, est un phénomène démographique majeur qui est en train de remodeler totalement le visage de la Malaisie.
C’est sans doute une des raisons du succès de cette bande dessinée, dont on ne compte plus les rééditions (seize en trente ans). Cette Malaisie-là, malaise et rurale, est en train de disparaître (si ce n’est déjà fait), et elle fait rêver les nouveaux citadins.
Avec Town Boy, les éléments de datation se multiplient. Lat se souvient d’une année particulièrement riche en événements : 1968. Le Shah d’Iran et l’impératrice visitent Ipoh, Richard Nixon est élu président des Etats-Unis, la Russie envahit la Tchécoslovaquie, les Philippines revendiquent le Sabah et Lat a 17 ans ! La même année, sa dernière année d’étude aussi, Lat se souvient de la visite du Ministre de l’Education, Mohd Khir Johari dans son lycée.
Le livre se termine au printemps 69 avec les résultats scolaires, la bande de copains va se disperser, et dans quelques mois, le 13 mai, éclateront les émeutes raciales de Kuala Lumpur…
Outre les événements, une autre façon de situer l’époque, est de respirer l’air du temps, et d’évoquer la mode à laquelle Lat adolescent est particulièrement sensible.
Son copain Frankie lui fait découvrir la musique américaine du moment : Bobby Vee, Neil Sedaka, Elvis Presley, les Platters, Ricky Nelson, Bill Haley, Connie Francis, Bobby Darin, Pat Boone, Paul Anka … mais aussi un météore anglais qui traverse la décennie : les Beatles !
A l’affiche des cinémas, on peut voir : Ibu mertua ku (Ma belle-mère), interprété et réalisé par P. Ramlee, sorti en 1962, qui deviendra un classique tout comme Laurence d’Arabie sorti la même année. Par contre, Tarzan et sa compagne est une reprise qui date de 1932 (Johnny Weissmüller a fait ses adieux à Tarzan en 1948) …
On discute aussi littérature malaise : ainsi Normah a lu Ranjau sepanjang jalan (Les pièges tout au long du chemin) publié en 1966, puis Menteri (Le ministre) en 1967, de Shahnon Ahmad, qui est devenu un des plus grands écrivains malaisiens de sa génération.
Plus prosaïquement, on boit de la racinette à la salsepareille dans les cafés, en écoutant Rock Around The Clock au juke-box, les bicyclettes ont des guidons courts et n’ont pas de garde-boue, les garçons se font des bananes et les femmes portent des lunettes papillon… Peu à peu se dessine la vie d’un adolescent dans une ville de province dans les années 60.
« Vers la naissance d’une identité malaisienne… »
Les premiers dessins de Lat à toucher profondément le public sont des scènes de la vie malaisienne. Il raconte un mariage malais, puis il récidive avec la peinture d’un mariage sikh. Le but est de faire rire bien sûr, ce qui n’est déjà pas facile. Mais le talent est de faire rire tout le monde, de rire de soi et de rire les uns des autres, de faire rire sans vexer, de faire rire sans jamais glisser dans la caricature raciste.
Lat met le même talent à croquer les hommes politiques qui l’entourent : critiquer sans heurter.
Alors Lat n’est plus un dessinateur malais, il devient un dessinateur malaisien. Est-il le premier ? Est-il encore le seul ? La tâche est loin d’être aisée dans une société aussi racialement divisée que la Malaisie. Le talent est ici indissociable du respect de l’autre.
Comment cela est-il possible ? L’arrière plan social et religieux y est sans doute pour beaucoup. Cette enfance malaise, cette éducation malaise, comme la campagne malaise, comme la maison malaise, comme les objets qui l’entourent sont tout emprunt de grâce et de raffinement.
Lat n’a sans doute jamais oublié le conseil que lui donne sa grand-mère, alors qu’il va monter dans le car pour Ipoh : « Ecoute… Ne soit pas arrogant là-bas. Reste simple, car nous sommes des gens simples. Souviens-toi de Dieu, toujours, et ne nous oublie pas, ceux du kampung. »