Nous accueillons aujourd’hui, et pour la deuxième fois, un fidèle de Lettres de Malaisie et un membre influent du projet Pantouns : Jean-Claude Trutt, animateur du site Voyage autour de ma Bibliothèque. Il nous parle de Henri Fauconnier, le premier écrivain français à avoir popularisé la forme pantoun à travers son roman Malaisie, Prix Goncourt 1930.
Le pantoun reste d’actualité. Plus que jamais même. Au moment où j’écris ces lignes un grand concours de pantoun francophone a été lancé en Malaisie même, sur le site de Lettres de Malaisie auquel s’est jointe l’édition locale du Petit Journal. C’est ensuite une nouvelle somme, un travail extraordinaire, que va bientôt publier Georges Voisset, 250 pantouns en différentes traductions, sous le titre Pantouns, le joyau malais chez l’éditeur local ITBM (Institut Malaisien du Livre et de la Traduction).
Alors j’ai eu envie de revenir à Fauconnier. Pourquoi ? Parce que c’est en lisant Malaisie que j’ai entendu parler pour la première fois du pantoun bien avant de découvrir Francois-René Daillie et Georges Voisset. Et je pense qu’il en a été de même pour beaucoup de Français qui ont découvert cette forme poétique si originale, le pantoun court, le vrai, en dévorant ce livre que le jury du Goncourt a eu la bonne idée de couronner il y a bien longtemps déjà, en 1930. Envie d’y revenir, à Malaisie, et de me délecter des nombreux pantouns qui s’y trouvent. Même si je l’ai déjà fait une première fois dans ma note sur le pantoun qui date de 2009 (voir Le pantoun malais. Comparaison avec le tanka japonais).
Alors j’ai fait une drôle de découverte. Dans mon édition, qui est celle des Editions du Pacifique et qui date de 1996, tous les pantouns et distiques répartis dans le roman et qui étaient cités uniquement en malais dans le texte ont été traduits dans une annexe avec la mention : traduction par Henri Fauconnier (1954). Or, m’assure Georges Voisset, ces traductions ne figuraient pas dans l’édition originale de 1930 ni d’ailleurs dans les éditions postérieures jusqu’en 1955. Pourquoi ? Pour faire exotique ? Enigmatique ? Cela m’a paru étrange. Alors j’ai essayé de comprendre, comparé les deux versions. Et voilà ce que j’ai trouvé : quatre pantouns figuraient dans le texte de 1930 à la fois en malais et en traduction française (dont deux avec un premier distique plus paraphrasé que traduit). Deux distiques y apparaissent également en malais et français. Trois pantouns y figurent uniquement en français. Enfin 5 pantouns et 6 distiques n’y figurent qu’en malais et n’ont été traduits, par Fauconnier, semble-t-il, qu’en 1954 (voir Editions du Pacifique).
Alors j’ai essayé d’élucider ce mystère en me laissant guider par le texte.
Il y a d’abord ce distique placé sous le titre du roman et où le mot pantun apparaît deux fois dès le premier vers :
Pantun sahaya pantun kelam
Kalau ta-tahu jangjan di-sindir
Et que Henri Fauconnier traduit ainsi (mais en 1954 seulement) :
Mes chants sont des chants occultes
Si ne comprenez n’en soyez offensé
Note : dans la suite du texte je vais indiquer systématiquement les traductions de 1954 en gras.
Voilà donc que, dès l’ouverture, Fauconnier place ce « chant obscur » qu’est le pantoun au centre de son roman. Mais le lecteur français qui ignore le malais n’en est pas avisé. Il n’empêche. On va bientôt s’en apercevoir : Malaisie est le roman du pantoun. Cela paraît encore plus évident quand on essaye de comprendre la signification du pantoun placé en sous-titre au premier chapitre : Planteur
Jikalau tidak kama bintang
masakan bulan terbit tinggi
Jikalau tidak kama abang
masakan datang adek k-mari
Si ce n’est pour les étoiles
Pourquoi la lune brillerait-elle au ciel?
Si ce n’est pour son aîné
Pourquoi le cadet serait-il venu?
(Traduction H. F. 1954)
Etrange, me dit Georges Voisset. Ce adek traduit par cadet. Qu’est-ce que ce cadet vient faire dans un pantoun qui visiblement est un pantoun d’amour (la lune, les étoiles). Il faut dire que le malais ne fait pas la différence entre masculin et féminin. C’est pour cela qu’a priori, étant donné le contexte, on aurait plutôt tendance à traduire adek par petite sœur, me dit encore Georges Voisset. Mais tout s’explique quand on lit la suite. Le chapitre débute avec la rencontre de l’auteur, ou plutôt de celui qui parle à la première personne, car le roman n’est pas autobiographique du tout, avec Rolain qui est son mentor, celui qui l’a impressionné quand ils se sont trouvés dans un cratère de bombe sous le feu de l’ennemi à la guerre de 14, celui qui lui a parlé de vie et de mort et de courage et d’amour de la vie, en aîné mûr, face à un jeune qui panique, celui qui lui a aussi parlé de Malaisie, et voilà qu’il l’aperçoit au loin, dans une petite ville de cette Malaisie, un homme qu’il a cherché désespérément depuis trois ans qu’il est dans le pays, et puis il lui adresse la parole, l’autre lui met les mains sur l’épaule, lui demande de ne pas lui dire Monsieur, mais « mon vieux ». L’aîné c’est Rolain, le cadet c’est le je… « Mais oui », me dit Georges Voisset : « c’est magnifique, c’est qu’il fait un emploi du pantoun exactement comme celui-ci est conçu pour l’être : le sens et les mots varient selon le besoin et les circonstances… ». En tout cas la rencontre des deux fonde le récit. Leur rencontre devient une vraie amitié et traverse tout le roman jusqu’à son dénouement.
Un peu plus loin c’est la rencontre avec le vieux Joseph qui annonce que sa femme est enceinte et devant l’étonnement du Tuan, lui dit que la chair est faible et lui récite ce pantoun, toujours non traduit dans l’édition 1930 (et qui colle pourtant si bien à la situation) :
Tanam padi di-bukit Jeram
tanam kedudok atas batu
Macham mana hati ta-geram
menengoh tetek menolak baju
Planter le riz sur la colline de Jeram
Planter, puis se reposer sur un rocher…
Comment le coeur ne serait-il réchauffé
A voir un sein sous le voile écarté?
(Trad. H. F. 1954)
C’est au chapitre 2 La Maison des Palmes que se place la fameuse séance d’apprentissage du pantoun mais avant cela il y a de longues conversations entre les deux amis (Rolain ne parle que pour émettre des idées, constate son ami). On discute du sens de la vie, on médite… Est-ce cela qui explique ce distique placé sous le titre du chapitre ?
Padang perahu di-lautan
padang hati di-pikiran
Le champ des bateaux, sur la mer,
Le champ du sentiment, dans la méditation
(Trad. H. F. 1954)
C’est déjà moins évident !
Comme ce distique qui introduit la séance d’apprentissage des pantouns chez Rolain :
Murai gila jadi tekukur
ajaib hairan bati tefekur
L’étourneau fou se change en palombe
Prodige, émerveillement, rêverie
(Trad. H. F. 1954)
La séance commence avec un premier pantoun :
Asam kandis asam gelugur
ketiga dengan asam rembunia
Nyawa menanggis di-pintu kubur
hendak pulang k-dalam dunia
Fauconnier n’indique que le sens général du premier distique :
Voici des fruits aigres-doux, des plantes à saveur amère
Et donne une très belle traduction du deuxième distique :
L’âme pleure à la porte de la tombe ;
Elle voudrait tant revenir dans le monde…
Alors on continue avec un deuxième pantoun:
Nasi basi atas para
nasi masak dalam perabu
Puchat kaseh badan sengsara
hidop segan mati ta-mahu
Une fois de plus Fauconnier ne traduit pas explicitement le premier distique. Il parle de nature morte :
du riz aigri, abandonné dans une barque.
Et se contente de traduire le deuxième distique :
Lividité amoureuse, chair torturée,
Vivre est insipide et on ne veut pas mourir…
Puis viennent encore deux autres pantouns. Je n’en donne que le premier avec sa traduction :
Kerengga di-dalam buloh
serabi berisi ayer mawar
Sampai hasrat di-dalam tuboh
tuan sa-orang jadi penawar
Fourmis rouges dans le creux d’un bambou,
Vase rempli d’essence de rose…
Quand la luxure est dans mon corps
Mon amie seule me donne l’apaisement
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