Nous diffusons aujourd’hui la traduction de l’entretien de Sharon Bakar par POPClub, le magazine édité par la chaîne de librairies malaisienne Popular. Britannique installée depuis près de trente ans en Malaisie, cette ancienne institutrice a fait de la littérature malaisienne contemporaine son cheval de bataille, notamment à travers son blog Bibliobuli ou l’organisation des séances de lecture publique Readings. Elle nous parle ici de Readings from Readings, un recueil de textes courts tirés de ces rencontres, dont elle est l’éditrice en compagnie de Bernice Chauly, organisatrice du Festival Littéraire de George Town.
POPClub : Comment a germé le projet littéraire de Readings from Readings ?
Sharon Bakar : A l’origine, il ne s’agissait pas d’un projet d’écriture. Nous organisons chaque mois un salon de lecture à Bangsar, du nom de Readings@Seksan et lancé par Bernice Chauly en 2005. Bernice le menait de main de maître et je lui ai proposé mon aide au cas où elle en aurait besoin. Il se trouve qu’à un moment donné, la mère de Bernice est tombée malade et c’est ainsi que je me suis vue confier la poursuite du projet. Cinq ans plus tard, après le décès de sa mère, Bernice m’a dit de continuer dans cette voie tandis qu’elle montait un autre projet littéraire, Ceritaku. Quoi qu’il en soit, cela faisait cinq ans que Readings existait et nous nous sommes aperçues qu’aucune de ces séances n’avaient été enregistrées, d’où notre décision de saisir ces voix sur papier, au travers d’un livre. Ainsi est né Readings from Readings. Pour le premier recueil, nous avons invité tous les auteurs qui avaient participé aux premières lectures, et l’accueil réservé au livre a été excellent. Personnellement, j’ai adoré travailler à l’édition de ce premier recueil, au point que la sortie d’un deuxième m’a très vite démangé. Je pense avoir plus ou moins forcé Bernice à la publication de Readings from Readings 2 car elle était très occupée à l’époque. Nous avons décidé de changer un peu les choses en lançant un appel à textes public. Cela s’est avéré être un bon choix car nous avons découvert de nombreux talents n’ayant encore jamais été publiés. Notre troisième recueil est prévu pour l’année prochaine, et j’ai d’ores et déjà décidé que la couverture serait bleue !
P. : Qu’espérez-vous accomplir à travers la publication de ces recueils ?
S.B. : Qu’ils servent de plate-formes aux auteurs malaisiens et qu’ils permettent l’éclosion de nouvelles voix. Il y a tellement de gens qui écrivent, mais si peu d’espaces de diffusions. Avec ce livre, beaucoup ont vu là un moyen d’être enfin publiés. Ce livre me donne aussi l’opportunité de travailler de près avec ces auteurs. Certains d’entre eux nous ont fait parvenir des textes très travaillés, mais pour la plupart, il s’agissait de textes à l’état brut. La scène littéraire malaisienne est ainsi faite, j’imagine. J’ai tout de même encouragé ces auteurs à reprendre leurs textes, à me fournir de nouveaux brouillons jusqu’à qu’on aboutisse à quelque chose de mieux senti. Le fait que leurs textes aient fini par être publiés après un long travail d’édition doit être une expérience valorisante pour eux. C’est du moins ce que j’espère. J’espère aussi pouvoir diffuser très prochainement le recueil au format ebook.
P. : Quels obstacles avez-vous dû surmonter avant d’aboutir à la publication ?
S.B. : Le parcours a été semé d’embûches ! Le premier défi était d’obtenir de très bons textes pour le recueil. Je sais qu’il y a d’excellents écrivains en Malaisie, mais parfois ils se font désirer. Il m’a donc fallu leur courir après. On ne peut pas faire un bon livre sans bons textes, n’est-ce pas ? Après est venue l’heure de la sélection et des choix, parfois difficiles. Nous avons beaucoup appris et l’expérience nous servira. Pour ma part, je sais déjà que le travail d’édition du troisième recueil se fera plus sereinement.
P. : Bernice et vous-même avez dû refuser un grand nombre de textes…
S.B. : En effet, nous avons dû en recaler plus d’une cinquantaine. Je crains toujours d’annoncer un rejet car je sais que la plupart des participants ont vraiment fait de leur mieux, et certains ne comprennent pas que leurs textes ne soient pas jugés assez bons. Nous avons dû aussi refuser d’excellentes contributions mais qui ne cadraient pas avec le reste des textes déjà choisis. Je souhaite simplement dire à ces personnes que leur rejet est malgré tout utile au processus de création du livre. Je dors très mal durant ces moments, car je me sens vraiment coupable. J’ai moi-même été de l’autre côté de la barrière et je sais ce que l’on ressent lorsque son texte est refusé.
P. : Des contributeurs de Readings from Readings se sont-ils depuis lancé dans l’écriture d’un roman à part entière ?
S.B. : C’est encore trop tôt pour le dire car le recueil n’est pas sorti depuis très longtemps. Mais en vérité, plusieurs des contributeurs sélectionnés sont déjà des auteurs publiés. Par exemple, il y a eu Kim Raslan, qui a participé au premier recueil et qui a publié un roman intitulé Memoirs of an Old City. Les poèmes d’Alina Rastam ont déjà été publiés. Une autre contributrice au premier recueil est Preeta Samarasan, dont le roman Evening is the whole day (Et c’est le soir toute la journée) a été nominé pour le Prix Orange. Nous avons aussi eu le plaisir d’accueillir Chiew-Siah Tei, Megat Ishak, Brian Gomez, Amir Muhammad, et bien d’autres encore ! Après, il y a aussi ceux qui, je l’espère, continuerons à écrire pour un jour être publié, comme Dato M. Shanmughalingam ou Jordan McVay. Ce dernier a écrit une histoire déchirante sur le tsunami de 2004, dont nous avons publié un extrait. J’attends impatiemment que le livre trouve une maison d’édition.
P. : Ces recueils sont un prolongement partiel des séances de lecture Readings@Seksan. Pourquoi pensez-vous qu’il est utile aux auteurs de dire leurs textes devant un auditoire ?
S.B. : D’après moi, c’est un moyen sympathique pour les auteurs de rencontrer leur public, et pour celui-ci de découvrir qui se cachent derrière les textes. Il est aussi intéressant pour les auteurs de voir comment leurs mots sont reçus. J’ai moi-même lu mes textes à quelques reprises, dont un qui avait été refusé par une maison d’édition. La réaction du public a été si positive qu’elle m’a encouragée à retravailler mon texte et finalement, mon texte a trouvé preneur. Cela a été une expérience déterminante pour moi que de savoir comment un auditoire réagissait à mes textes. Les écrivains confirmés sont aussi conviés à lire leurs textes pour promouvoir et vendre leurs livres lors de ces lectures. A travers ces rencontres, des partenariats créatifs se sont aussi noués. Jusqu’à présent, la réussite la plus spectaculaire a été celle de Brian Gomez, qui a signé un contrat avec une maison d’édition italienne après l’une de ses lectures. Son livre a ainsi été traduit et obtenu une diffusion internationale. J’ai cru comprendre que son livre se vendait si bien qu’il avait obtenu une avance pour la rédaction d’un nouveau roman. C’est le rêve de beaucoup d’apprentis écrivains !
P. : Quels sont les critères à respecter pour les auteurs souhaitant contribuer à Readings from Readings ?
S.B. : Nous sommes à la recherche d’auteurs qui nous plongent dans leur univers, nous subjuguent et nous excitent. Bien sûr, nous voulons des textes bien écrits et lisibles. Les contributeurs doivent aussi s’attendre à revoir leurs copies. Selon moi, les écrivains locaux ont un vrai besoin de travailler plus sérieusement sur leurs textes, et aussi d’obtenir davantage de retours de la part d’autres écrivains. Ils peuvent aussi se faire accompagner par un éditeur professionnel qui pourrait les conseiller dans leur travail.
P. : Pourquoi êtes-vous autant passionnée par l’écriture ?
S.B. : Je pense que c’est parce que j’ai toujours été une grande lectrice, et que les grands lecteurs sont toujours tentés, à un moment ou un autre, de devenir écrivain eux-mêmes. On dit de l’écrivain qu’il est un lecteur poussé à l’émulation, comme s’il essayait de revêtir les habits de ces auteurs qu’il a tant appréciés par le passé. C’est ainsi que tout commence, d’après moi. Pour ma part, j’ai toujours été impliquée dans le domaine de l’écriture et de sa transmission. J’ai d’abord été institutrice avant d’apprendre aux enseignants comment améliorer leurs travaux rédactionnels. L’écriture a toujours été présente pour moi.
P. : Depuis combien de temps écrivez-vous des textes littéraires ?
S.B. : La quarantaine passée, il y a parfois des choses que vous avez toujours voulu faire mais que vous n’avez pas encore eu l’occasion d’accomplir. C’est comme ça que je me suis mise à écrire, pour moi. Depuis, plusieurs de mes nouvelles ont été publiées, ainsi que de nombreux articles. J’apprécie particulièrement d’aider d’autres écrivains à trouver leur voix. Les voir grandir et s’améliorer me procure une véritable sensation d’accomplissement personnel.
P. : Si l’on vous demandait « Qui est Sharon Bakar ? », que répondriez-vous ?
S.B. : Je me décrirais comme une étrangère locale. Quelqu’un qui aime écrire et enseigner. Sans oublier une dévoreuse de livres, un brin excentrique et avec une maison remplie de chats !
Source : POPClub.