Comme tous les ans depuis 2011, les hawker stalls de George Town prennent des allures de cafés littéraires avec l’organisation du George Town Literary Festival, le principal événement consacré à la littérature mondiale en Malaisie. Après un casting prestigieux en 2013, rassemblant plusieurs des auteurs malaisiens les plus connus à l’étranger, l’édition 2014 s’est révélée tout aussi palpitante avec des auteurs de renommée moindre, en pleine ascension ou, pour certains, tombés malgré eux dans l’oubli. Nouvelle adresse, nouvelle équipe organisatrice aussi, mais un enthousiasme toujours intact et un public fidèle et nombreux : le changement se fait dans la continuité et présage encore de belles choses pour les années à venir.

© GTLF 2014
Organisé de main de maître depuis ses débuts par la poète et romancière Bernice Chauly, le George Town Literary Festival avait cette année un nouveau directeur en la personne d’Umapagan Ampikaipakan, déjà co-organisateur du festival Cooler Lumpur à KL et bien connu des auditeurs malaisiens pour ses émissions sur la radio BFM ainsi que pour sa participation aux hilarantes parodies de That Effing Show sur la chaîne PopTeeVee. Bernice Chauly, fraîchement revenue de résidences d’écrivain à l’Université d’Iowa et au Island Institute en Alaska, était néanmoins bien présente à George Town pour modérer quelques discussions lors du festival, dont le thème retenu pour cette année était le mot « capital », dans toutes ses acceptions : George Town capitale culturelle de Malaisie d’abord, mais aussi capital culturel et humain dans le sens de richesse à protéger et promouvoir, ou encore de l’importance capitale de la littérature pour deviser sereinement de l’avenir des nouvelles générations malaisiennes et mondiales.

© Expatriate Lifestyle
Sur le sujet de l’auto-censure, consciente ou non, des écrivains, le Malaisien Ooi Kee Beng, l’Indonésienne Leila S. Chudori et le Singapourien Sudhir Thomas Vadaketh se sont montrés raisonnablement optimistes pour leur trois pays, malgré quelques tendances inquiétantes. Pour l’Indonésie notamment, l’élection récente de Jokowi en tant que président semble être un bon signe pour la création littéraire et artistique du pays, mais la recrudescence d’un fondamentalisme religieux dans l’archipel pourrait venir perturber ce renouveau. Sur le monde de l’édition actuel, l’Australienne Bernadette Foley (ex-Hachette) et les Allemands Tom Vater et Hans Kemp (Crime Wave Press) ont fait preuve d’enthousiasme en parlant de moment historique et excitant pour le secteur, en pleine recomposition avec l’apparition d’une multitude de nouvelles maisons et du potentiel encore sous-exploité du e-book. Si le Big Six de l’édition est encore loin d’être menacé selon eux, la concurrence s’organise de plus en plus au niveau local, et le numérique permet justement l’émergence de structures très implantées localement mais avec une diffusion ouverte sur le monde entier.
Devait normalement suivre une conférence de Kassim Ahmad sur le thème de Hang Tuah, héros et héraut de l’âme malaise, mais l’universitaire militant était malheureusement souffrant. Il a été remplacé au pied levé par l’Américain John Krich pour une séance sur le thème du travel writing. Le journaliste du Wall Street Journal et du National Geographic, auteur entre autres d’un bestseller sur Fidel Castro, a fait part de son amour pour la Malaisie et relaté quelques anecdotes croustillantes en lien avec son expérience de journaliste gastronomique. Exposé à l’entrée de la salle, se trouvait l’un de ses ouvrages : Johor. Asia Latitude One (De.Mo, 2011) un magnifique beau-livre consacré à l’État méridional du Johor et sans doute financé en grande partie, voire en totalité (vu les remerciements dithyrambiques), par Sa Majesté le Sultan du Johor. Les photos de Justin Gauriglia, lui aussi du National Geographic, et les textes de John Krich sont de très grande qualité. Une belle découverte… Sur le thème du voyage toujours, qu’il soit proche ou lointain, la Malaisienne Shivani Sivagurunathan, l’Italien Marco Ferrarese et Sudhir Thomas Vadaketh encore se sont retrouvés pour lire des extraits de leur prose devant une salle comble et conquise. Une demi-journée venait à peine de s’écouler et le festival tournait déjà à plein regime.

© @bnimsay
Autre séance qui fit salle comble : la lecture en trois langues d’un extrait du dernier ouvrage de Haruki Murakami, L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage. En japonais tout d’abord, puis en anglais par Bernice Chauly, et enfin en bahasa melayu. Le livre paraîtra bientôt dans sa version malaise sous la bannière Fixi Verso, la maison d’édition du toujours jovial Amir Muhammad. Celui-ci a raconté dans les grandes lignes sa prise de contact avec l’agent de Murakami et la quête d’un traducteur du japonais au malais, une quête qui s’est avérée plus complexe que prévue… et qui révèle beaucoup de choses sur l’état de la traduction en Malaisie ! Sur les treize traducteurs malaisiens potentiellement intéressés pour la traduction, douze n’avaient jamais lu de livre de Murakami, et le treizième n’avait pas le niveau de langue requis. Finalement, Amir Muhammad a contacté une Japonaise résidant depuis plusieurs années dans l’État du Kelantan et spécialisée en anthropologie. Celle-ci parle et écrit couramment le malais moderne et le kelantanais traditionnel, au point de servir parfois d’interprète entre les Malais eux-mêmes. Elle avait déjà lu le livre de Murakami mais ne l’avait pas aimé ! Elle a néanmoins accepté de le traduire et l’ouvrage est maintenant prévu à parution en janvier, avec quelques mois de retard.

© Malachi Edwin Vethamani
Plusieurs poètes étaient aussi conviés à cette grand-messe de la littérature mondiale, et notamment deux figures de la poésie anglophone post-coloniale : l’Indien Sudeep Sen et le Malaisien Wong Phui-Nam. Né en 1964, Sudeep Sen est l’un des fers de lance de la jeune génération de poètes anglophones en Inde. Il a profité de son passage à George Town pour lancer son nouveau recueil Fractals, et sa lecture de quelques textes a révélé une écriture dépouillée et empreinte d’une grande sensualité. Un auteur qu’on peut d’ores et déjà lire en français grâce aux traductions de Dominique Vitalyos, et selon qui la meilleure production littéraire actuellement en provenance d’Inde est avant tout poétique. Quant au Malaisien Wong Phui-Nam, né en 1935, il est considéré comme l’un des plus grands poètes de langue anglaise en Malaisie. D’ordinaire très discret, son intervention était très attendue et a été au final très remarquée, car très critique vis-à-vis du système éducatif malaisien actuel, qui selon lui ne donne pas les outils linguistiques nécessaires à une création littéraire de qualité. Une critique reprise en chœur par plusieurs autres participants malaisiens. Wong Phui-Nam lui même est issu d’une famille sinophone mais s’est imprégné de littérature anglophone depuis son adolescence, au lendemain de la seconde guerre mondiale. Pour lui, la question d’une littérature nationale en malais n’a ni queue ni tête et tout auteur malaisien devrait pouvoir être considéré comme tel quelle que soit la langue dans laquelle il/elle choisit d’écrire. Et pour balayer toute attaque quant à une « littérature triviale » subordonnée à la langue de l’ex-colon, le poète à la nuque longue dit ne pas écrire en anglais, mais simplement en « langue singapouro-malaisienne éduquée ». Un débat qui, plus de cinquante ans après l’indépendance de la Malaisie, est encore loin d’être clos…

© Bernice Chauly
Toutes les autres séances du week-end – sur les thèmes du roman graphique (avec l’archi-doué Sonny Liew, de Singapour), de l’art de la biographie politique (en vogue en Malaisie, mais qui vire encore trop souvent à l’hagiographie stérile), de l’envahissement de nos vies (dont celles des écrivains) par l’Internet, etc. – auront généré un véritable enthousiasme et de passionnants échanges ont pu avoir lieu entre les écrivains et le public venu nombreux à leur rencontre. Deux mentions spéciales pour terminer : tout d’abord, la découverte de Susan Barker, jeune auteure britannique du roman The Incarnations (mais aussi de Sayonara Bar et The Orientalist and the Ghost), dont le talent mériterait sans doute de traverser la Manche. Née d’un père anglais et d’une mère chinoise de Malaisie, elle situe ses récits en Asie et sait nouer avec assurance plusieurs fils narratifs sans jamais perdre l’intérêt du lecteur. Enfin, deuxième mention spéciale pour la projection du court-métrage Stateless in Sabah (réalisé par Matthew Fillmore et Vilashini Somiah, produit par Azliana Aziz), en clôture de festival. Un film courageux qui en dit beaucoup – mais aussi encore trop peu – sur les conditions de vie des immigrés clandestins en provenance des Philippines et vivant actuellement en persona non grata au Sabah, pour certains depuis plusieurs générations et sans le moindre espoir de se voir accorder un jour la nationalité malaisienne. Une note sombre pour conclure, mais qui montre que le monde de plus en plus morcelé d’aujourd’hui ne manque pas d’histoires à raconter et de destins, parfois tragiques, à porter à la connaissance du plus grand nombre. Peu importe la langue ou le médium.