A l’occasion de la réédition aux Editions Gope de Malaisie, un certain regard de Sylvie Gradeler et Serge Jardin, nous vous invitons à découvrir pendant trois semaines trois extraits d’articles en lien avec la littérature et tirés de ce livre foisonnant. Deuxième de la série : une enquête dans les pages du Larousse, à la recherche des mots d’origine malaise qui s’y cachent, certains mieux que d’autres… Plantes, animaux, objets et concepts : la langue malaise a contribué, en empruntant parfois des chemise traverse, à l’enrichissement de notre langue française. Pour en savoir plus sur Malaisie, un certain regard, notre entretien avec les auteurs est toujours disponible ici.
Le Larousse est un haut lieu de la mémoire française qu’une expérience personnelle vient confirmer. Trois Petit Larousse Illustré ont compté pour moi, à l’instar d’une institution vénérable. Le premier accompagna mon enfance. Les planches illustrées nourrissaient mes rêves d’exotisme. C’est celui que ma mère reçut de la Commune, pour récompenser son certificat d’études primaires. Il bénéficia d’une reliure neuve et il continue d’arbitrer les occasionnelles parties de Scrabble familiales. Je découvris le sens des mots avec le deuxième et j’ai appris à les aimer, à les respecter. Je le reçus de la Commune, à mon tour, après le brevet d’études du premier cycle. Je trouvai le troisième par hasard dans une librairie française de Kuala Lumpur (L’Agenda, aujourd’hui défunte). Larousse fêtait ses 150 ans et quelques planches anciennes avaient été réimprimées pour mon plus grand plaisir.
Cette rencontre fortuite est à l’origine de la présente enquête. Des mots rencontrés hier sont devenus pour moi une réalité quotidienne. Je porte des chemises en batik, je possède un kriss et je traduis des pantouns. Que sont ces mots empruntés à la langue malaise ? Que nous disent-ils de la Malaisie ? Dévoilés, regroupés, quel sens donnent-ils à une première approche du pays ? Pour beaucoup, cela ne sera jamais que la seule. Une remarque préliminaire : certains mots malais diffèrent. Il faut prendre l’origine malaise au sens large de l’Archipel. Des mots peuvent avoir une origine javanaise, d’autres ont pu emprunter des chemins de traverse et passer par l’anglais, l’arabe, espagnol ou le portugais avant de parvenir jusqu’à nous. Rien de surprenant à ce que la richesse du milieu équatorial domine ce florilège. Et la flore arrive en tête de liste.
Des plantes…
Ainsi, le bambou (Bambusoideae), buluh en malais et non bambu, plante à tout faire est une véritable bénédiction de la nature. Il soulage la soif (c’est un réservoir d’eau) et la faim (sa pousse est comestible). Il permet de construire les échafaudages et les maisons, de porter et de transporter, il se fait aqueduc. Il permet de cuire aussi, pas besoin de casserole dans la forêt ! On en fait des meubles et des vêtements. Il sait être décoratif. On joue de la musique, on dessine et on écrit avec. Il permet également de torturer et de tuer. Qui se plaindra, qu’une plante aux usages si variés n’assène même pas… le coup de bambou ?
C’est Bengkulu, Bancoulen, qui a donné son nom au bancoulier (Aleurites moluccana) que l’on cultive pour sa noix qui produit une huile comestible. Le bonus est le ver de bancoule, une larve qui se développe dans le bois en décomposition, elle se mange aussi bien crue que grillée. Lors du partage de la région entre Britanniques et Hollandais, au traité de Londres en 1824, Bancoulen fut échangée contre Malacca, qui allait alors devenir le trou perdu des Anglais…
Si le caladium ou caladion est une plante ornementale, c’est aussi le keladi, une des nombreuses racines comestibles que mangent les Malais. Chez nous, le calambac ou calambour était plutôt connu des tabletiers, comme bois de placage pour ses qualités odoriférantes, mais c’est surtout sous son nom malais de gaharu ou bois d’aigle de Malacca, ou bois d’agar, ou bien encore bois d’aloès qu’il est devenu célèbre, quand Malacca était le plus grand emporium d’Extrême-Orient. Il s’agit de la résine produite par quelques espèces d’arbres, en particulier Aquilaria malaccensis, pour se défendre contre l’agression d’insectes ou de champignons (…) En malais, kapur est, certes, la chaux, mais c’est aussi la substance que l’on extrait du camphrier (Cinnamomum camphora) – une espèce de laurier qui pousse à Sumatra – que les Arabes ont appelée kafour et nous camphre.
Bien avant qu’une petite graine (Hévéa brasiliensis), volée au Brésil, ne fasse la fortune du pays, c’est, entre autres choses, pour isoler les câbles sous-marins du télégraphe, à partir du milieu du XIXe siècle, que l’on a extrait la gutta-percha (Palaquium gutta) de la jungle de Malaisie. La sève (getah en malais) peu élastique de cet arbre a trouvé aussi à se loger au cœur de la balle de golf ainsi que dans le canal dentaire que le dentiste vient de dévitaliser (…) Un autre arbre, le kapokier (Ceiba pentandra), ou fromager, ou arbre à coton est un arbre majestueux que l’on rencontre encore dans les villages de Malaisie. On le reconnaît à ses contreforts imposants et à ses fruits, des capsules qui en s’ouvrant laissent apparaître un duvet blanc cotonneux, le kapok, bien utile pour rembourrer les coussins, les matelas et les oreillers. La fibre synthétique est en train de le reléguer aujourd’hui dans le cabinet des curiosités (…)
Il convient ici de mentionner la rafflésie ou rafflesia de la famille des Rafflesiaceae. Son nom lui vient du célèbre fondateur de Singapour : Sir Stamford Raffles. Grâce à elle, la Malaisie s’enorgueillit de posséder le record de la plus grande fleur du monde, d’environ un mètre de diamètre. Il s’agit d’une plante parasite qui pousse sur une liane. Au plus près de Kuala Lumpur, on peut la voir dans le Perak, en compagnie des Orang Asli de Gopeng.
Le rotang ou jonc d’Inde, en malais rotan, appartient à la très nombreuse famille des palmiers grimpants. Sa tige, qui peut atteindre plusieurs centaines de mètres de long, fournit le rotin. Il est extrêmement utile, sa résistance et sa souplesse sont appréciées, on en fait des meubles et des cannes, des nattes et des paniers. En Malaisie, il remplace l’osier et la paille. On le tresse pour faire le dessus des sièges. Le jonc de Malacca (Calamus rotang) était à juste titre réputé, pour sa résistance et sa beauté. Le meilleur bâton de marche de tout l’Empire britannique, dit-on ! Par contre, les crochets qui couvrent ses feuilles pour l’aider à grimper vers la lumière sont de redoutables obstacles pour le marcheur en forêt. La résine du fruit d’une espèce de rotang donne le sang-dragon ou sang-de-dragon, rouge, utilisé comme vernis, hémostatique, encens et colorant (…)
Et des animaux !
De nombreux animaux originaires de l’archipel Malais ont aussi gardé leur nom en français. Ainsi, le babiroussa (Babyrousa) – en malais, babi, le porc, et rusa, le cerf – est un porc sauvage. Ses deux paires de canines supérieures sont très longues et recourbées. On ne le trouve pas en Malaisie, mais sur l’île de Sulawesi. Le cacatoès est le kakatua des Malais. Le mot a transité par le portugais ou plus sûrement par le néerlandais. Ce perroquet à huppe érectile, en effet, est présent en Indonésie et non en Malaisie.
On ne dénombre pas moins de 9 espèces de calaos (Bucerotidae) en Malaisie, enggang en malais. On le confond souvent avec le toucan sud-américain, à cause de son énorme bec, mais celui du calao est souvent surmonté d’un casque. S’il figure sur l’écusson du Sarawak, il y est devenu rare. Émissaire des dieux chez les Dayak, son bec et ses plumes étaient des parures prisées. Il est par contre encore très abondant dans le Nord de la Péninsule, dans la dernière-née des réserves naturelles de Malaisie : Royal Belum (…)
Le gecko (Gekkonidae), s’il vit aussi dans la jungle, est largement associé aux habitations que, dit-on, il protège. En effet, ce petit lézard bruyant se nourrit d’insectes. Une particularité du gecko sont les poils microscopiques qu’il possède au bout des doigts et qui lui permettent d’escalader les parois verticales, voire de marcher au plafond, d’où il tombe parfois… Le lori ou le loriquet (Loriculus) est un petit perroquet très coloré. Le coryllis à tête bleue (Loriculus galgulus) ou loricule à tête bleue est le plus commun en Malaisie. Le mainate (Gracula religiosa) habite la jungle profonde. Noir à bec jaune, il est universellement reconnu pour sa capacité à imiter la voix humaine. Mais il a un cousin à la ville, le martin triste (Acridotheres tristis), qui ne l’est pas, triste, mais bruyant, chapardeur et curieux ! (…)
Si son nom vient de nez, le nasique ou long nez (Nasalis larvatus) est un hôte incontournable de la mangrove de Bornéo où il est endémique. Les Malais l’appellent orang belanda, c’est-à-dire le Hollandais, sans doute à cause de son appendice nasal et Hergé l’a immortalisé dans « Vol 714 pour Sydney ». Mais outre son nez, sa bedaine et son érection quasi permanente en font un seigneur de la forêt. Un autre seigneur est l’orang-outan(g) (Pongo). C’est tout simplement en malais, orang hutan, l’homme de la forêt. C’est dire le lien de parenté que nous avons avec ce grand singe roux ! On ne le trouve que sur les îles de Bornéo et de Sumatra (…) Menacé par la disparition du milieu naturel et par le braconnage, il existe deux endroits en Malaisie où l’on s’efforce de lutter contre sa disparition : Sepilok au Sabah et Semongoh, près de Kuching, au Sarawak (…)
Le siamang (Symphalangus syndactylus) est un autre grand singe, un véritable acrobate celui-là ! Plus grand que son cousin, le gibbon, et avec un pelage noir, il possède un sac gulaire qui lui permet de faire résonner son cri très loin dans la forêt. Le trépang ou tripang (Holothuroidea), c’est l’holothurie, ou le concombre de mer ou bien encore la bêche de mer. Les Chinois en font un potage et les Malais, qui l’appellent gamat, en font une huile médicinale, populaire à Langkawi notamment où elle donne la peau douce aux femmes et revitalise les hommes. Pour en finir avec les animaux, il faut ajouter le tupaïa ou toupaye (Tupaiidae), tupai en malais, un petit mammifère ressemblant à l’écureuil qui, au lieu de ronger les noix, mange des insectes.
De quelques objets et concepts
Nous avons découvert dans l’archipel Malais des objets que nous n’avons pas traduits. Ils concernent la mer, les tissus ou les armes. La mer domine la vie de l’Archipel, c’est un trait d’union entre les hommes. La jonque est un bateau d’origine chinoise. Son fond plat, sans quille, ses voiles raidies de lattes, souvent en bambou, particulièrement mobiles, en ont fait un moyen de transport incomparable depuis deux mille ans. Mais c’est dans les mers du Sud que les Portugais vont rencontrer au XVIe siècle ce bateau que les Malais appellent jong et les javanais, djong. La pagaie (pengayuh en malais) est une rame courte à large pelle qui n’est pas fixée à la barque.
Magellan est sans doute le premier Européen à avoir vu des praos dans le Pacifique sud, ces embarcations munies d’un balancier, capables d’avancer dans les deux sens. Mais les Malais donnent au perahu un sens plus large, il désigne de nombreux types d’embarcations. On raconte dans les chantiers navals de Pulau Duyung, que ce serait peut-être à un charpentier breton naufragé au large du Trengganu, au XIXe, siècle que l’on doit la ressemblance de certains perahu à des pinasses…
Concernant les tissus, le batik est le plus célèbre. Le mot décrit à la fois le procédé (utilisant de la cire) et le produit final. L’ikat, sans doute moins connu, est une technique complexe de nœuds (ikat en malais) couvrant les fils qui sont teints puis tissés pour obtenir un textile original lui-même nommé ikat. Vous appréciez sans doute les objets en laque (laka en malais) de Chine ou du Japon ? Savez-vous que le vernis est obtenu à partir d’une gomme-résine déposée par certains insectes sur certaines espèces d’arbres de l’Archipel Malais ?
Le sarong, qui signifie « étui », s’enfile comme un fourreau et habille les hommes et les femmes de la région. Ce morceau d’étoffe est extrêmement polyvalent : il peut se transformer en couverture, en nappe, en panier, ou bien encore en porte-bébé… Quant aux armes malaises, elles sont particulièrement typiques. Le criss ou kriss résume à lui seul l’exotisme malais. On imagine, à tort, qu’il montre toujours une lame ondulée. Le poignard malais est en fait plus qu’une arme. Il symbolise le pouvoir et on lui prête des vertus magiques (…)
Poursuivons cet inventaire hétéroclite !
Après l’avoir entendu à l’Exposition universelle de Paris en 1889, Claude Debussy est sans doute l’un des premiers compositeurs français à s’intéresser au gamelan, ensemble musical, essentiellement à percussion, des Malais. Un des instruments les plus puissants de ce gamelan est le gong, disque de métal aux bords relevés, que l’on frappe avec une mailloche recouverte de tissu. Il résonne aussi pour l’alarme et l’appel, et il a trouvé son chemin jusque sur les rings de boxe.
Côté cuisine, il faut mentionner les achards, condiment de légumes macérés dans du vinaigre et l’agar-agar (obtenu à partir d’une algue rouge) indispensable pour les gelées et pour certaines colles aussi. Enfin, pour clore ce chapitre, citons un alliage, fait de cuivre et de zinc que les bijoutiers utilisent : le tombac, de tembaga, le cuivre en malais.
Ce survol ne serait pas complet toutefois si nous n’évoquions quelques concepts intraduisibles. D’abord l’amok, amuk, la folie meurtrière que l’on observe chez le Malais. C’est un véritable trait culturel, un fait de société. Les écrivains bien sûr y ont trouvé leur bonheur. C’est le titre d’une nouvelle de Stefan Zweig. Et pour ne citer que les Français, Henri Fauconnier et Pierre Boulle, les écrivains planteurs, ont émaillé leur roman d’amoks, et plus récemment Jean-Christophe Grangé.
Ensuite, les Portugais auraient emprunté au malais, menteri, le ministre, pour désigner les fonctionnaires de l’empire du Milieu : les mandarins.
Enfin, le pantoum, le plus souvent un quatrain à rimes croisées, est un joyau de la poésie populaire malaise. C’est Victor Hugo qui le premier lui ouvrira les portes de la littérature française dans les Orientales en 1830, mais une coquille transformera définitivement le pantoun malais en pantoum français. Avec Charles Baudelaire, tous les écoliers de France ont appris, sans le savoir, un fort joli pantoum : Harmonie du soir.
(…) Mis côte à côte, prao, batik, sarong mais surtout kriss, amok et pantoum, se lisent comme un résumé de Malaisie. Y a-t-il un autre pays que quelques mots suffisent à résumer ? En même temps, ces mots dont le sens échappe le plus souvent au profane, sont porteurs d’une charge d’exotisme et d’une dose de mystère rarement égalées. Voilà réunis les ingrédients d’un cocktail détonnant, dont il va falloir essayer de découvrir la recette. Et que dit-on de la Malaisie au-delà des célèbres « pages roses » ? On trouve des noms de conquérants, d’îles, de peuples, et de villes, tous plus mystérieux les uns que les autres, mais c’est une autre histoire bien sûr…