Du pantoum au pantoun

A l’occasion de la réédition aux Editions Gope de Malaisie, un certain regard de Sylvie Gradeler et Serge Jardin, nous vous invitons à découvrir pendant trois semaines trois extraits d’articles en lien avec la littérature et tirés de ce livre foisonnant. Troisième et dernier de la série : une étude sur le genre poétique du pantoum, son essor en France et dans le monde, et ses origines malaises, sous le nom de pantoun… Il y a longtemps eu confusion entre pantoum et pantoun, une confusion depuis levée grâce à des auteurs comme Henri Fauconnier, Georges Voisset et François-René Daillie. Pour en savoir plus sur Malaisie, un certain regard, notre entretien avec les auteurs est toujours disponible ici.

Au commencement était le pantun. Dans la langue malaise le « u » se prononce « ou », pantun se dit donc pantoun. Sous la plume d’un auteur hollandais, il débarque en Europe, en 1812, sous le nom de panton. Mais c’est en 1829 que Victor Hugo l’installera définitivement en France sous le nom de pantoum, où il voltigera d’abord, avant de s’envoler ensuite vers les sommets, tantôt sous le nom de pantoum et tantôt sous le nom de pantoun. Nous suivrons d’abord l’essor de ce pantoum puis nous utiliserons ce mot pour parler du genre poétique né en France, où s’élaborèrent la forme et les règles. Nous remonterons ensuite vers l’origine du malentendu pour comprendre comment un mot d’origine malaise a donné naissance à une poésie qui s’épanouit encore aujourd’hui bien loin de sa source. Enfin, comme un juste retour des choses, nous citerons le pantoun et nous utiliserons alors ce mot pour évoquer des poèmes qui ont tenté de renouer avec l’archipel Malais d’une part et, d’autre part, nous présenterons ce genre poétique typiquement malais.

L’envol du pantoum

Jaroslav SeifertEn janvier 2007, Francis Lalanne, chanteur et éditeur français explique à un auditoire surpris qui était venu l’écouter chanter : « Le pantoum est une forme ludique et surtout très vivante, très actuelle… Après les rappeurs, les slammeurs, voici venu le temps des pantoumeurs… Vous verrez ! » La même année, et pour la première fois, un pantoum, The Larger Bowl, gravit les marches du hit-parade avec l’album Snakes and Arrows du groupe de hard rock canadien Rush. C’est sûrement en 1984 que le pantoum a atteint les plus hautes cimes de la reconnaissance, lorsque le poète tchèque Jaroslav Seifert reçoit le prix Nobel de littérature. Dans son recueil de poésie Adieu printemps publié en 1937, figurent Douze pantoums d’amour. Ce n’est en fait qu’une récidive, le premier Pantoum (publié dans Cahier d’études en 1940) récompensé par la Fondation d’Oslo le fut lorsqu’elle nobélisa le poète grec Georges Séféris, en 1962 (…)

C’est dans la langue qui l’a vu naître que le pantoum va connaître sa plus large diffusion. En France, Jacques Jouet signe Le pantoumeur en 1998 et le poète Maurice Fombeure s’y était essayé avec une Espèce de pantoum, en 1959. En Suisse, Marie-Augusta Martin engendre un pantoum-berceuse avec Pantoum pour Constance, en 1992. La même année, le pantoum prend le large vers les îles. À La Réunion, Julienne Salvat donne Genesis, pantoum dans son premier recueil de poésie Tessons enflammés. Plus tôt, en Guadeloupe, Édouard Marsolle rédige le Pantoum de la désespérance, en 1960. En Martinique, c’est Daniel Thaly qui produit un Pantoum bleu dans Lucioles et cantharides, en 1900 (…)

Claude DebussyLe pantoum s’est envolé très tôt sur les ailes de la musique. Ainsi, en 1914, le deuxième mouvement du Trio pour piano, violon et violoncelle en la mineur de Maurice Ravel est un pantoum (assez vif) où le thème des cordes répond en alternance au thème développé par le piano. Plus tôt encore, c’est en 1889, à l’Exposition universelle de Paris, au pavillon des Indes néerlandaises, que Claude Debussy découvre la musique orientale et met en musique ce qui est considéré comme le modèle du genre : Harmonie du soir de Charles Baudelaire. Le compositeur Pierre de Bréville l’avait précédé dix ans plus tôt. Tandis qu’à la même époque Ernest Chausson mettait en musique Les papillons de Théophile Gautier (…)

Et puis c’est l’ultime consécration, avec Paul Verlaine [et son Pantoum négligé] ; voici venir le temps de l’anti-pantoum, où la règle d’alternance n’est pas respectée et où les vers sont totalement indépendants, tant par le sens que par le son, seule la répétition le rapprochant du pantoum (…)

Une histoire de papillons

Théodore de BanvilleC’est dans le cercle des poètes parnassiens qu’est née la forme du pantoum. Un poète dilettante et ami de Charles Baudelaire, Charles Asselineau, va en fixer les règles, en se basant sur la répétition du rondel. Il pratique la double règle d’alternance : alternance des rimes a, b, a, b, d’une part et, d’autre part, le deuxième et le quatrième vers de la strophe précédente sont le premier et le troisième de la strophe suivante. Il pratique enfin la règle de clôture où le deuxième vers du poème est repris à la fin. La forme se fixe donc et le poème s’allonge, mais ce n’est qu’un début : il ne cessera de s’allonger par la suite. En 1856, Théodore de Banville, va enrichir le pantoum. Aux règles précédentes vient s’ajouter la règle du double sens : un thème est développé dans les deux premiers vers de chaque strophe, un autre sens dans les deux derniers vers. Par ailleurs, le vers octosyllabique remplace l’alexandrin. En 1857, Charles Baudelaire, écrit avec Harmonie du soir, ce qui va devenir dans les dictionnaires, la référence du pantoum. Rien de malais (…) dans ce pantoum, mais quelques années plus tard, en 1860, un Malais frappe à la porte du poète qui écrit dans Les paradis artificiels : « Le Malais était devenu l’Asie elle-même ; l’Asie antique, solennelle, monstrueuse et compliquée comme ses temples et ses religions… Bref, le Malais avait évoqué tout l’immense et fabuleux Orient. » Le moment malais n’est plus très loin.

Si les parnassiens créèrent la chose, les romantiques ont inventé le mot. La rencontre de trois éléments va rendre la naissance du pantoum possible au début du XIXe siècle : un certain engouement pour l’Orient, le début des études malaises et un envol de papillons (…) C’est avec la création de la Société de Géographie en 1821 et un an plus tard la naissance de la Société asiatique que va naître véritablement l’intérêt pour la terre malaise en France. 1824 est une date importante pour l’archipel Malais. Les Britanniques et les Hollandais s’entendent à Londres, sur une ligne de partage qui préfigure les frontières de l’indépendance, entre l’Indonésie et la Malaisie, au XXe siècle. La même année est traduite en français la Grammaire de langue malaise, écrite en hollandais en 1812, par William Marsden, qui fut secrétaire de la Compagnie des Indes Orientales à Bengkulu, sur l’île de Sumatra. À la fin, on y trouve quatre pantouns, dont trois pantouns simples et un pantoun berkait. Un orientaliste amateur, Ernest Fouinet, poète dilettante et employé des contributions indirectes, enverra l’un de ces pantouns, où volettent des papillons, à un poète de vingt-deux ans nommé Victor Hugo. En 1829, dans Les Orientales, on trouve une très longue note se terminant ainsi :

« Nous terminons ces extraits par un pantoum ou chant malais, d’une délicieuse originalité :

Pantoum malais

Les papillons jouent à l’entour sur leurs ailes ;
Ils volent vers la mer, près de la chaîne des rochers.
Mon cœur s’est senti malade dans ma poitrine,
Depuis mes premiers jours jusqu’à l’heure présente.

Ils volent vers la mer, près de la chaîne des rochers…
Le vautour dirige son essor vers Bandam.
Depuis mes premiers jours jusqu’à l’heure présente,
J’ai admiré bien des jeunes gens.

Le vautour dirige son essor vers Bandam…
Et laisse tomber de ses plumes à Patani.
J’ai admiré bien des jeunes gens ;
Mais nul n’est à comparer à l’objet de mon choix.

Il laisse tomber de ses plumes à Patani…
Voici deux jeunes pigeons !
Aucun jeune homme ne se peut comparer à celui de mon choix.
Habile comme il l’est à toucher le cœur.

Victor Hugo, Les Orientales, 1829. »

Le pantoun est devenu pantoum : une faute du copiste Hugo ou une coquille d’éditeur ? Il y en a une autre : Banten, dans le pays sundanais devient Bandam. Et les papillons s’envolent (…)

Le retour en Malaisie

Leconte de LisleLe pantoum, dont les Français ont fait un genre poétique qui, comme on l’a vu, continue aujourd’hui sa carrière internationale, n’a pu longtemps dissimuler ses origines malaises et va redevenir pantun. C’est dans les dernières années du XIXe siècle et au tout début du XXe que la rencontre va se produire. Le premier apogée, on le doit à Leconte de Lisle. Est-ce un hasard, si c’est un fils de planteur de La Réunion, qui ayant grandi dans la nature exotique de l’Orient va y puiser son inspiration ? Il publie d’abord sept poèmes hindous, puis poursuivant sa quête vers l’est, c’est en 1886 qu’il nous donne Cinq pantouns malais dans Poèmes Tragiques. Le respect des règles d’alternance et de clôture en fait un pantoum plutôt qu’un pantoun. Le cadre géographique est large, si on y trouve des perles de Mascate et des gazelles africaines, l’archipel Malais est bien présent avec le bois de santal, le prao et le kriss (…)

Le second sommet est atteint par René Ghil qui nous donne en 1902 Le pantoun des pantoun. Les poètes, de Guillaume Apollinaire, en passant par André Breton, jusqu’à Jacques Jouet l’encensent et les universitaires comme René Étiemble ou les orientalistes comme Denys Lombard le vouent aux gémonies. Tout le monde à raison, ce n’est sans doute ni un pantoum ni un pantoun, tout en se réclamant des deux à la fois. Ce poème de plus de mille vers, le plus long jamais écrit, appelle la déclamation, comme le violon réclame l’archet, et il est accompagné d’un lexique où se mêlent trois langues : le français, le javanais et le malais. L’importance des voyelles dans ces dernières langues favorise merveilleusement les expériences « pantoumnesques » où l’alchimie du verbe n’est pas absente, mais où se perd la Malaisie (…)

© Collection Roland FauconnierC’est aussi au succès d’un roman que l’on doit la popularisation du pantoun. Henri Fauconnier, planteur d’arbres à caoutchouc et pionnier du palmier à huile fait fortune en Malaisie au début du XXe siècle. De retour au pays, il nous donne Malaisie qui recevra le prix Goncourt en 1930. Ce roman − sans doute le meilleur roman écrit en français sur la Malaisie − est parsemé de pantouns malais, qu’Henri Fauconnier écrit directement dans la langue malaise, mieux encore, il nous propose une définition du pantoun, où les deux premiers vers préparent à l’idée qui s’épanouit dans les deux suivants : « C’est entre le concret et l’abstrait un jeu de saute-mouton, où le mouton n’est pas seulement sauté, mais sauteur… » (…)

Quel est donc ce pantoun qui se cache derrière le pantoum ? Est-ce un proverbe ? Une épigramme ? Un poème ? Une berceuse ? Le pantoun est avant toute chose une forme poétique malaise. On le trouve dans tout l’archipel malais, jusqu’au-delà de l’océan Indien, où le hain-teny des Merina de Madagascar lui ressemble fort. C’est par nature, un mode d’expression anonyme, oral et populaire. C’est le plus souvent un quatrain. Quand les quatrains s’enchaînent, il devient pantun berkait ou pantoun enchaîné. Il possède deux caractéristiques : l’alternance non seulement des rimes (a, b, a, b), mais souvent aussi de la sonorité des vers d’une part et, d’autre part, la symétrie sémantique, avec une première partie générale où le sens est voilé et une seconde partie qui précise le sens qui ainsi se dévoile. La relation entre les deux n’est pas toujours évidente, ce que Victor Ségalen résume merveilleusement : « Révéler sans tout dire, voiler pour mieux dire. »

Usman AwangOn trouve des pantuns dans les manuscrits les plus anciens comme L’épopée de Hang Tuah ou les Annales malaises. Aujourd’hui, des milliers de pantouns ont été recueillis par les chercheurs dans les campagnes de Malaisie. Les années turbulentes qui mènent à l’Indépendance favorisent la redécouverte du genre pantun et de son oralité, ainsi Usman Awang, qui obtiendra le statut honorifique d’Écrivain national, écrit un poème destiné à la lecture en public qui le rapproche du genre pantoun :

 

Paroles magiques à nouveau exhumées
Du feu d’une conscience enflammée :
« Sur les ruines de Kota Melaka détruit,
L’âme de l’indépendance sera bâtie ! »

Usman Awang, Âme servile, 22 mars 1949 (…)

Pour clore ce vagabondage du pantoum vers le pantoun, nous insisterons sur la dualité des deux genres. Le pantoun est une forme orale, alors que le pantoum s’est installé dans l’écriture. Le pantoun est incisif par sa brièveté, pendant que le pantoum n’en finit pas de s’allonger. Le pantoun est jeu, merveilleusement illustré au XXe siècle par le Dondang Sayang des Baba et des Nyonya de Malacca, où le pantoun s’est fait chant, accompagné de violons, de tambourins et d’un gong, donnant naissance à une véritable joute oratoire, tandis que le pantoum est un art poétique, qui n’aura jamais su être anonyme, oral et populaire. D’un côté le développement des études malaises nous permet de mieux connaître et de mieux apprécier ce qu’est véritablement le pantoun, de l’autre l’imaginaire occidental, où se mêlent toutes les Indes, tous les Orients, n’en finit pas de nourrir le pantoum (…)

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