Les Senoi, les Semelai, les rêves et le ketimpoeng

Empruntons des voies détournées de la littérature et de la poésie pour partir à la rencontre de deux ethnies aborigènes de la Péninsule malaisienne : les Senoi et les Semelai. Jean-Claude Trutt nous relate comment les premiers attachent beaucoup d’importance à leurs rêves, et comment les seconds font de la musique en claquant des mains sur l’eau. Deux traditions qui ont trouvé, trouvent encore aujourd’hui (et trouveront sans doute toujours) des échos fabuleux chez plusieurs artistes venus d’autres horizons…

Ursula K. Le Guin

En janvier dernier une grande dame de la SF a disparu, l’Américaine Ursula K. Le Guin. De la SF ou plutôt de ce qu’ils appellent fantasy là-bas. Je dis : une grande dame, pas seulement parce qu’elle est l’une des premières de ces femmes démiurges (avec C. J. Cherrieh et l’Anglaise Tanith Lee) d’un genre littéraire qui a fleuri au moment où Le Cycle de l’Anneau de Tolkien était devenu un bestseller dans les universités américaines, mais aussi parce que c’était une intellectuelle (elle avait étudié la littérature française du Moyen-Âge et l’italienne de la Renaissance), une intellectuelle qui réfléchissait beaucoup sur ce genre de fiction, sur la fiction en général, sur la création, l’imagination et même les archétypes de Jung qu’elle découvrait chez Tolkien. Alors, après avoir écrit une note sur elle sur mon site Bloc-notes, je reprends son livre d’essais, au beau titre, The Language of the Night, juste pour mon plaisir, et tombe sur un texte qui n’est rien d’autre que la préface à une réédition de l’un de ses romans,The Word for World is Forest.

Senoi de Malaisie.

Et voilà ce que j’y trouve : quelques années après la publication de mon bouquin, dit-elle, je rencontre le Dr. Charles Tart, grand psychologiste, qui me demande si j’ai basé les Athsheans de mon roman sur les Senoi de Malaisie. C’est qui, les Senoi ? demande-t-elle. Et moi aussi. Mais c’est une ethnie de Malaisie, dit-il. Une ethnie minoritaire, vivant dans les montagnes. La Malaisie, cela m’intéresse. Alors je cherche. Et voilà ce que je trouve : il paraît qu’un certain Kilton Stewart les a étudiés, en 1935 (voir Kilton Stewart : Dream theory in Malaya), et a découvert que c’était un peuple heureux qui ignorait la violence. Et l’anthropologue Stewart (anthropologue un peu douteux, je vous l’accorde, puisque c’était un ancien missionnaire mormon) trouve la raison de leur bonheur : c’étaient des rêveurs qui attachaient beaucoup d’importance à leurs rêves. C’est ainsi que, tous les matins, on se racontait ses rêves au petit déjeuner, c’était surtout aux enfants qu’on demandait de raconter leurs rêves, et lorsqu’ils tombaient dans leurs rêves, on était content car ainsi ils allaient apprendre à voler… C’est merveilleux, non ?

Hans Overbeck

Alors je vais sur le net, cherche tout ce qu’on y écrit sur cette histoire de rêves, et voilà que je découvre, je ne sais plus où, que pas loin des Senoi, dans une région de marais, habite une autre ethnie, les Semelai, qui ont encore une autre qualité merveilleuse : ils savent faire de la musique en claquant des mains sur l’eau (un certain trompettiste américain, John Hassell, a même utilisé un enregistrement de leurs jeux sonores pour l’intégrer dans un morceau de World Music ! Fourth World). Et alors là ma mémoire ne fait qu’un tour. Elle marche encore pas mal. Du moins ma mémoire longue. L’autre, l’immédiate, c’est foutu. Alors ma mémoire longue me dit : mais enfin, mon ami Hans Overbeck en a parlé, de la musique avec les mains et l’eau ! Où ça ? Mais dans un article ! Et comme je suis le seul homme à faire des bibliographies commentées (c’est mon invention !), je me rapporte à l’annexe de ma note sur Overbeck, l’annexe biblio, et je trouve ceci :

Ketimpoeng, Djawa, tijdschrift van het Java-instituut, Vol. 6, N°2, avril 1926, P. 89-90.
Ketimpoeng (ou Ketjimpoeng ou Ketimboeng) est un jeu sonore sans instruments pratiqué par des nageurs ou nageuses dans l’eau. Gigotant, barbotant, tapant des pieds ou des mains. On le retrouve dans deux histoires du Penglipur Lara : dans « Malim Deman », les sept princesses vont se baigner et s’amuser en faisant ketimpoeng :

« Barbotant vers l’aval,
Barbotant vers l’amont,
Barbotant avec les pieds,
Barbotant avec les mains… »

Elles font des sons comme « clarinette et trompette », comme « tambour et gong », comme « viole et luth », et chantent divers airs, et les singes restent fascinés sur leurs branches, les oiseaux « s’arrêtent en plein vol », et « l’eau qui coule vers l’aval revient vers l’amont » ! Même jeu dans « Malim Dewa », exécuté par la princesse Andam Dewi et ses compagnes dans le jardin d’agrément de son père.

Overbeck pense avoir entendu un tel jeu il y a longtemps, lors de son arrivée à Batavia, jeu pratiqué par des femmes se baignant dans une rivière et battant l’eau avec le creux de leurs mains suivant certains rythmes.

C’est pas formidable, tout ça ? Ô habitants heureux de ces îles d’un archipel que l’on appelait l’Insulinde au temps d’Overbeck, vous avez bien de la chance de vivre dans un pays où les membres d’une tribu heureuse se racontent les rêves de leurs nuits au petit matin et où les femmes d’une tribu voisine, comme les princesses divines de la légende, jouent des jeux sonores en se baignant, tellement extraordinaires que l’eau de la rivière s’arrête de couler vers l’aval et remonte vers l’amont pour les écouter !

Mais oui, me dit mon ami Serge Jardin depuis sa Maison de l’Escargot à Malacca, dans notre heureux pays, même le Temps de la Politique s’arrête quelquefois de couler vers l’aval et remonte vers l’amont retrouver des personnages d’avant qui rejouent leur pièce d’une nouvelle et bien différente manière…

C’est bien ce que je pense : vous vivez dans un Monde des Mille et une Merveilles !

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