Sept sultans et un rajah : une lecture

Rares sont les ouvrages parus en français offrant un condensé de l’histoire riche et parfois tumultueuse de la Malaisie. Serge Jardin nous invite à découvrir l’un d’eux, paru tout récemment : Sept sultans et un rajah. Brève histoire de la Malaisie, d’Éric Olmedo et Tangi Calvez (Transboréal, Paris, 2017).

C’est d’abord déroutant. Il ne faut pas moins de deux pages de l’introduction pour expliquer le titre. Quatorze gouvernants, moins un ministre en charge de l’État fédéral, moins quatre gouverneurs (Melaka, Penang, Sabah et Sarawak), moins le Yamtuan Besar du Negeri Sembilan, cela fait bien sept sultans (Johor, Kedah, Kelantan, Pahang, Perak, Selangor et Trengganu) et un rajah (Perlis), le compte est bon.
Il faut une autre page pour expliquer la photo de la couverture qui représente le détail d’un bas-relief situé à Singapour et réalisé par des artistes balinais. Il raconte la fuite de Singapour du futur fondateur de Melaka.
Heureusement le sous-titre, Brève histoire de la Malaisie, est plus explicite. Mais « mise en bouche » et « gourmandise » viennent à nouveau semer le doute. Il s’agit en fait bien plus qu’une histoire, même brève, il s’agit d’une histoire anthropologique.
On peut aisément imaginer comment les auteurs se sont partagés le travail : à Tangi Calvez l’histoire, et à Éric Olmedo l’anthropologie.

Cela devient très vite intéressant. En effet, à propos de l’histoire du peuplement de la Malaisie, au lieu de trancher, les auteurs présentent les thèses des préhistoriens en présence. Pour les uns, le peuple malais est le résultat de migrations successives, pour les autres le Malais ne viendrait de nulle part ailleurs que de la péninsule malaise. Inutile d’insister sur le fait qu’aujourd’hui ce débat a une forte connotation politique.
La protohistoire dure en Malaisie pratiquement jusqu’à l’arrivée de l’islam. Aussi est-il judicieux de commencer par présenter un mythe fondateur comme celui d’Alexandre le Grand ou bien d’évoquer les premiers royaumes « oubliés » comme Chi Tu (Kelantan), Gangga Negara (Perak), Langkasuka (entre Pattani et Kedah), Pan Pan (Terengganu) ou bien encore Patani.
C’est un chercheur de l’École française d’Extrême-Orient, George Cœdès, qui au début du XXème siècle à contribué à faire sortir de l’ombre la plus grande thalassocratie régionale : Srivijaya, dont le contrôle du détroit de Melaka, de Palembang à Kedah était une pièce maîtresse. Et puis la longue période des royaumes hindouistes et bouddhistes se poursuit entre Ayutthaya la Siamoise et Majapahit la Javanaise jusqu’à ce que finalement, desserrant l’étau régional, sonne l’heure de Melaka !
Les auteurs ont parfaitement saisi les raisons du succès de Melaka, située au cœur d’un triangle commercial (Chine, Inde et Indonésie) qui en fait la fortune, sur un passage maritime incontournable, là ou les vents de mousson s’inversent, choisissant très tôt l’islam et protégée par le parapluie diplomatique chinois. Une telle réussite ne pouvait qu’attirer toutes les convoitises.

C’est engageant ensuite, avec la présentation de l’arrivée successive des Portugais, des Hollandais, des Anglais et des Japonais. Il conviendrait peut-être de préciser davantage la nature de ces conquêtes, le colonialisme est sans doute trop largement interprété. Quand il s’agit de l’évocation de l’esclavage, à l’époque du sultanat et après, pendant les diverses occupations européennes, sous influence islamique ou bien protestante, on n’échappe pas au piège de l’anachronisme ambiant. La diversité du statut d’occupation des territoires et l’originalité du mode de gouvernement mis en place par les Britanniques, ou bien encore « l’art de diviser pour régner » pratiqués tant par les Anglais que par les Japonais sont bien observés.
Le récit historique s’achève par un bref mais juste retour à Melaka. Après tout, certains ne souhaitaient-ils pas qu’elle devienne la capitale de la jeune fédération indépendante ? C’est, semble-t-il, par souci d’économie que Kuala Lumpur l’emporta (sûrement une chance pour le « trou perdu » aujourd’hui inscrit sur la Liste du patrimoine mondial). C’est à Melaka que se mettent en place successivement les trois couches chères aux auteurs (comme à Henri Fauconnier) : l’animiste, l’hindouiste et la musulmane. Et puis en exportant à son tour l’islam et en contribuant à faire du malais la lingua franca de l’Archipel (en transformant l’Homme de la mer en bras séculier aussi), Melaka est devenue le prototype du sultanat malais.

Le récit historique est en fait construit pour mener à la seconde partie du livre, consacrée à la diversité des hommes et de leurs cultures. Les auteurs ont parfaitement compris que toute l’originalité de la Malaisie résidait dans son caractère multiethnique.
Les auteurs insistent à juste titre sur l’héritage anglais dans la spécialisation des activités en fonction des ethnies d’une part, et d’autre part dans la naissance d’un système éducatif compartimenté en fonction des langues.
Les émeutes raciales de mai 1969 sont une des pierres angulaires de la Malaisie contemporaine, ayant eu pour conséquence la mise en place de la discrimination positive favorisant les Malais, qui sous des initiales différentes (NEP/NDP/NVP et NEM) se poursuit encore aujourd’hui. Mais ce sont les Anglais qui ont figé dès l’aube du XXème siècle une définition du Malais autour de la langue, de la coutume et de la religion, sans tenir compte de la fluidité de son origine géographique, de ses influences religieuses ou de la complexité de sa langue. Et c’est cette définition qui figure encore aujourd’hui dans la Constitution.
Si la religion occupe une place de plus en plus importante comme marqueur chez les Malais, c’est la langue qui joue ce rôle dans la communauté chinoise, où l’éducation et le mouvement associatif ont une place centrale, ce qui contribue au succès de la diaspora. L’absence d’homogénéité dans la communauté indienne (différences linguistiques, religieuses et sociales) est un facteur de marginalisation. Les hommes de l’origine, de Bornéo comme de Péninsule ainsi que les différentes communautés métisses ne sont bien sûr pas oubliés.

C’est aussi fort appétissant, puisque le dernier chapitre est consacré à la table. C’est un excellent choix, manger n’est-il pas en tout lieu et de tout temps une préoccupation majeure de l’homme ; et c’est un angle tout à fait pertinent pour aborder et expliquer une société.
La diversité des influences qu’on trouve en Malaisie n’est bien sûr pas une surprise. On présente les influences religieuses, les tabous dans l’islam (porc) comme dans l’hindouisme (bœuf) et la variété des cuisines chinoises. Le résultat est l’absence d’une cuisine malaisienne, mais la présence de cuisines créoles nées à Malacca et les influences réciproques de ces cuisines sont une richesse indéniable sur la table nationale.
Les auteurs notent la popularité des restaurants d’hôtels et des buffets qui ont l’avantage de mieux présenter la diversité locale tout en insistant sur la faible visibilité de la cuisine malaise, en ce qui concerne les restaurants notamment. Mais les cuisines les plus populaires (quelque soit l’ethnie) sont celles qui s’ouvrent largement sur la rue : banana leaf, kopitiam, mamak, nasi kandar ou bien warung.
Les auteurs proposent une explication à l’absence d’une cuisine malaisienne : la gastronomie malaise, née dans les cuisines royales, n’a pas quitté les palais, alors que les arrivées successives des populations les plus variées ont ouvert la porte à de nombreuses influences extérieures. Je cite, non sans gourmandise, une citation malaise extraite d’une conférence que Jeanne Cuisinier, ethnologue, donna sur la gastronomie malaise en 1936, particulièrement sophistiquée dit-elle : « Dans combien de bouches a été votre fourchette ? Les doigts de ma main droite n’ont touché que mes lèvres. »

Finalement tout cela est fort nourrissant. Les auteurs de conclure très justement que Malaisie et diversité sont pratiquement des synonymes. Le concept de race dont a hérité la Malaisie est largement une invention coloniale. Après 1969, la Malaisie a accentué son recentrage communautaire dans le domaine socio-économique qui se poursuit aujourd’hui dans le champ culturel, en réécrivant l’histoire notamment. L’école peine à jouer son rôle fédérateur. L’islam entre tentation conservatrice et désir de modernité se présente comme une alternative culturelle et politique. L’ethnique est définitivement au cœur d’un avenir où la diversité est tout à la fois la faiblesse et la richesse de la Malaisie.
Mais au risque de me faire accuser de publi-copinage, il faut bien que je trouve une faute. Je déplore un déséquilibre. Il est fréquent (et aisément compréhensible) dans les livres écrits sur la Malaisie. En tout et pour tout il y a quatre pages (sur 271) sur l’autre moitié du pays, la Malaisie orientale, le nord de l’île de Bornéo (deux pages sur les Rajahs blancs et deux pages sur les peuples du Sabah et du Sarawak). C’est bien peu mais ne faisons pas la fine bouche, et puis le titre n’annonçait-il pas la couleur ? Les sept sultans et le rajah sont bien des « péninsulaires ». Je ne connais pas d’autre livre d’histoire sur la Malaisie, écrit ou traduit en français. C’est une première qui mérite d’être saluée comme il convient. C’est un grand livre dans un petit format de poche qui trouve sa place entre le Dictionnaire insolite de la Malaisie et les Nouvelles de Malaisie, précédemment publiés.

C’est un livre séduisant qui vient enrichir la modeste étagère de la bibliothèque malaisienne.

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