Escales dans les Détroits avec Jean Cocteau

par Serge Jardin

Un pari gagné

Le 26 avril et le 3 mai 1936, la France vote. Un mois plus tôt, le 28 mars, Jean Cocteau a pris le train pour Rome avec son ami Marcel Khill. Il a en effet réussi à convaincre Jean Prouvost, le propriétaire du grand quotidien Paris-Soir de refaire Le Tour du monde en quatre-vingts jours, le célèbre roman de Jules Verne paru en 1872 et de se lancer sur les traces de Philéas Fogg, le gentleman anglais et de Jean Passepartout, son serviteur français.

La une de Paris-Soir du 1er août 1936.

Du cinéma à la critique, du dessin au théâtre, de la poésie au roman Jean Cocteau est un touche-à-tout de génie, mais il n’a pas quitté l’hexagone. Son territoire ne figure sur aucune carte, et se joue des frontières, il appartient au monde de l’évasion, de l’imaginaire et de l’inconnu. Pour la première fois, il va cesser d’être un voyageur virtuel pour devenir un voyageur réel, et redescendu sur terre, il va se coltiner les horaires de train et de bateau.

Édition originale de Mon premier voyage.

Le miracle du voyage reste sans doute sa rencontre avec Charlie Chaplin, d’abord sur le bateau entre Hong Kong et Shanghai, et puis encore sur le President Coolidge entre Yokohama et San Francisco1. Chaplin ne parle pas français, Cocteau ne parle pas anglais mais ils communiquent sans effort. Il rentre en France avec Élisabeth Sauvy, alias Titaÿna, grande reporter rencontrée à New York. Elle vient de publier en 1934, Une femme chez les chasseurs de têtes (Bornéo et Célèbes). Fogg et Passepartout sont de retour à Paris le 17 juin 1936, pari gagné. La coalition du Front populaire a remporté les élections. Le journal publie le nouveau Tour du monde en 80 jours en feuilleton au mois d’août2.

Le Karoa, un vieux cargo japonais qui va les emmener jusqu’à Singapour, quitte Rangoon le 23 avril. Le bateau fera trois escales dans le détroit de Malacca, à Penang, Port Swettenham (le port de Kuala Lumpur) et Malacca, situées en Malaisie, depuis 1957, une monarchie constitutionnelle, fédérale et parlementaire, et finalement à Singapour, devenue elle une république parlementaire en 1965. En 1936, ce sont des colonies de la couronne britannique depuis 1867, connues sous le nom des Établissements des Détroits. La péninsule malaise a la forme d’une mangue, écrit joliment Jean Cocteau.

Un détroit de légende

Le 25 avril le Karoa embouque le détroit de Malacca. Un détroit mythique par où passait la Route de la soie maritime, la route des céramiques et des porcelaines. La route verte des épices d’hier est devenue la route noire du pétrole aujourd’hui. Reliant la Chine à l’Inde (et, au-delà, à la Méditerranée), 2000 ans d’histoire continuent à défiler dans le détroit de Malacca.

Avec ses neuf-cent-soixante kilomètres, c’est le plus long détroit du monde. Il relie aujourd’hui quatre des pays les plus peuplés qui soient (Inde, Indonésie, Chine et Japon). Devant Singapour, c’est un des goulets d’étranglement les plus célèbres du monde. Un des passages maritimes les plus importants aussi : un bateau toutes les six minutes, deux cent quarante bateaux par jour, quatre-vingt-huit-mille bateaux par an. Un tiers du commerce maritime mondial l’emprunte. C’est la route la plus courte entre Moyen- et Extrême Orient, la moitié des pétroliers du monde s’y croisent.

C’était la petite Méditerranée des Orang Laut (hommes de la mer) qui y vivaient de pêche et de rapine. Ceux-ci devinrent le bras séculier des ports entrepôts qui se convertirent à l’islam, la colonisation européenne en fera des pirates redoutables. Mais finie la romance, à cause de son importance économique, pour des raisons militaires et politiques, par crainte d’un attentat terroriste, le Détroit de tous les dangers est en train de devenir, en moins de deux décades, la mer la plus sûre du monde.

« La nuit, Penang est magique. »

Le 26 avril, le Karoa jette l’ancre dans le port de Penang, « autour, les jonques aux ailes de papillons de nuit évoluent sur une mer de jade ». Pulau Pinang, l’île aux aréquiers cédée en 1786 par le sultan de Kedah aux Anglais, est aussi leur premier établissement dans le détroit de Malacca. Aujourd’hui, c’est un des centres économiques les plus importants du pays, Penang est aussi une destination touristique qui attire pour son art urbain, sa gastronomie de rue et sa vieille ville inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2008.

Les remarques préliminaires de Jean Cocteau sont plutôt communes : une végétation luxuriante (le climat est équatorial), des pelouses et des collégiens à bicyclette (nous sommes dans une colonie anglaise), des dragons qui décorent les temples, un enterrement chinois, des buffles indiens qui tirent les tombereaux, et puis des Sikhs, « la plus belle race du monde… avec leurs farouches crinières d’amazones ».

La colline de Penang et son funiculaire.

La seule excursion citée est celle aux temples des serpents, mais notre poète n’est pas un touriste. Des curiosités qu’il faut voir à Penang, si l’on en croit Le guide Madrolle (le premier guide français sur la région) en 19263, comme le quartier chinois (en particulier Chulia Street, où s’alignent les maisons de thé et le théâtre chinois), ou bien le Réservoir et la Cascade (haute de 45 m), le Jardin botanique, le temple chinois d’Ayer Itam et la Colline de Penang qui s’élèvent à 831 mètres d’altitude, d’où la vue est remarquable (c’est là où de nombreux Européens ont leur villa, un funiculaire électrique monte de 30 à 732 mètres au-dessus de la mer en 18 minutes), Jean Cocteau n’en mentionne aucune.

C’est dimanche, les banques sont fermées et on ne peut pas se procurer de devises. Heureusement il y a (déjà) les bureaux de change tenus par les Indiens musulmans. Les Chinois sont partout, « ils ont le sens du faste, ses philosophes possèdent la pierre philosophale. Ils connaissent le secret avec le fumier de fabriquer de l’or ». Nos voyageurs ont regagné le bateau, mais pour échapper au dîner à bord, ils sautent dans un sampan, au milieu des ferrys qui relient l’île au continent, pour gagner le quai, où les coolies et leurs charrettes les attendent. « Ils trottent en remuant les épaules et en levant les pieds très haut en arrière. »

Une charrette et son coolie.

Première étape, un petit restaurant chinois, étroit comme un couloir. Aux murs, des « chromos qui représentent des dames chinoises en 1900 et des marines de la guerre russo-japonaises ».

Seconde étape, dans une impasse, un escalier raide qui mène à une fumerie, illégale celle-là, en effet un guetteur peut annoncer l’arrivée de la police, et le thé remplace immédiatement l’opium. « La police peut faire semblant de ne rien voir » aussi.

Troisième étape, un bar colonial, où « quatre Anglais attablés sous un ventilateur autour de verres de gin… » sont les acteurs d’un drame que notre poète imagine, mais vite, vite, au trot des coolies il est l’heure de regagner le bateau qui lève l’ancre dans la nuit.

Kuala « L’Impure »

Dans l’après-midi du 28 avril, le Karoa accoste au quai de Port Swettenham. C’est le port du royaume de Selangor, le débouché de Kuala Lumpur dans l’estuaire de la rivière Klang, construit en 1901 par les Anglais, pour exporter l’étain d’abord puis un peu plus tard le caoutchouc naturel, les deux piliers de l’économie coloniale. Devenu Port Klang en 1963, c’est aujourd’hui le plus grand port du pays.

C’est en voiture que nos voyageurs se rendent à Kuala Lumpur. La capitale des États Fédérés malais est en effet à quarante kilomètres. La campagne est riche, propre, grasse. On roule à gauche. La route traverse des forêts de caoutchouc. On arrive par l’ouest, le quartier résidentiel, où se dressent d’élégantes villas coloniales (aujourd’hui Damansara). Il fait nuit quand ils arrivent à Big City. Dans la bouche du chauffeur, un créole portugais, le nom de la Grande Ville devient « l’Impure ». Le premier bâtiment décrit est la gare, couverte de tourelles, de colonnades, de flèches et de minarets. Mi-mosquée, mi-palais des Milles et une nuits, si Dali l’avait connue, c’est sans doute là qu’il aurait situé le centre de l’univers. En face, sur la gauche, l’hôtel Majestic, aux fenêtres étincelantes.

La gare de Kuala Lumpur.

Là encore, nos voyageurs ne verront rien de « la ville rose », de la couleur des briques des bâtiment du gouvernement autour de l’esplanade, ni de « la ville jardin » avec son champ de course, ses terrains de golf et de polo, ses deux clubs et ses jardins. Il fait nuit. L’opposition rive droite, rive gauche est ici très marquée. De l’autre côté de la rivière on trouve les marchés indigènes, les maisons et les temples des Chinois.

La voiture les dépose dans le quartier chinois. Sur le trottoir, des jeux de hasard, un dentiste, plus précisément un arracheur de dents, un barbier… « How much ? » est l’unique question que posent les Chinois (les choses ont peu changé, semble-t-il). C’est en montrant les plats sur les tables que nos voyageurs parviennent à commander dans un restaurant chinois, du riz, du poisson, du vermicelle et de la verdure (?). Ils vont ensuite voir Les nuits moscovites (1934) où Harry Baur et Pierre Richard-Willm parlent chinois (on retrouvera ce dernier trois ans plus tard dans La Dame de Malacca). Passepartout achète un costume en soie écrue pour moins d’un dollar. Ici, personne ne connaît la France. « Pas un seul Européen. » Ils sont cachés dans les banques, les entrepôts, les usines, les villas.

Et puis c’est le retour, une heure de route qui se termine par une « dispute classique pour le prix ». À 6h30, le Karoa s’arrache du quai, laissant derrière lui Big City. « Lorsque nos villes seront mortes et les villes qui se croient plus jeunes et ne furent que repeintes, elle régnera sur le monde inconnu qui nous dévore et balaiera les pourritures sublimes qui firent notre gloire. »

Aujourd’hui, Kuala Lumpur, est devenue la capitale d’une fédération indépendante : la Malaisie. Les quartiers ethniques de Chinatown avec ses temples, de Little India et de Kampung Baru figurent en bonne place dans les itinéraires touristiques. L’héritage colonial a été mis en valeur autour de la Place de l’Indépendance et dans les Jardins du Lac. Sont venus s’y ajouter la Mosquée nationale et le Musée des arts islamiques. Un nouveau Kuala Lumpur est né que résument et symbolisent les Tours Petronas d’un côté et de l’autre, Putrajaya, la nouvelle capitale administrative.

1. Charlie Chaplin et Jean Cocteau se sont ratés de peu à Singapour. Le premier est arrivé de Bali par avion le 7 avril. Il est également descendu à l’Adelphi, pour trois nuits et il est également allé au New World. Le 10 avril il a embarqué sur l’Aramis pour l’Indochine. Le second est arrivé à Singapour le 30 avril. Le dernier Charlot, Les temps modernes est projeté à Singapour le 12 mai, le même jour, les deux poètes dînent ensemble au Cathay Hotel sur le Bund à Shanghai.

2. Cocteau Jean, Mon premier voyage (Tour du monde en 80 jours), Paris, Gallimard, 1936.

3. Madrolle Claudius, Manuel du Voyageur en Indochine du Sud et Les Escales de De Marseille à Saigon (Port Saïd, Djibouti, Ethiopie, Aden, Ceylan et Malaisie), Paris, Librairie Hachette, 1926. (La première édition date de 1902, il s’agit d’accompagner le visiteur à l’Exposition française et internationale d’Indochine qui se tient la même année à Hanoi).

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