Pierre Favre, un Beauceron extraordinaire (2/2)

Seconde partie : Un curé chez les Jakuns

Aujourd’hui rafting et trekking sont devenus des produits touristiques et s’achètent sur les brochures en ligne. Il y a cent soixante-douze ans, un curé beauceron, nommé Pierre Favre, muni d’un fusil à deux coups et vêtu d’une soutane noire s’enfonce dans la grande forêt pluviale de Malaisie. Son but est de rencontrer des paroissiens potentiels, que l’on appelait alors dans le Johor, les Jakuns. Ce sont aujourd’hui les Orang Asli, le peuple de l’origine.

Ayant obtenu du sultan de Johor (le royaume le plus méridional de la Péninsule malaise) la permission de voyager dans ses terres, le 5 septembre 1846 à cinq du matin le perahu de Pierre Favre, curé à Malacca, quitte Singapour avec une bonne brise. Il est accompagné d’un serviteur créole portugais, d’un coolie chinois, de deux rameurs et d’un barreur de Malabar. Quatre langues à bord, déjà un microcosme de Malaisie : c’est en malais, lingua franca de l’Archipel, que nos hommes communiquent. Les bagages sont réduits au minimum, du riz et du poisson séché pour un mois et un change de vêtements. « Mon intention est d’entrer par la rivière de Johore, puis à pied à travers la jungle, qui recouvre presque entièrement toute la Péninsule, de me diriger vers le Mont Ophir, et au-delà vers Malacca, un itinéraire qui n’a jamais été suivi par aucun Européen… Mon dessein est de visiter les nombreuses tribus sauvages qui habitent les parties les plus reculées de la Péninsule, et d’obtenir tout en les respectant, les informations les plus complètes et les plus exactes que les circonstances me le permettront. » Il s’agit bien sûr de juger de la possibilité d’établir une mission parmi eux.

Village malais sur la côte de l’île de Singapour

Une rivière difficile

À midi le bateau entre dans la rivière de Johor. Large de plus de quatre kilomètres, c’est l’estuaire le plus important de Malaisie. À quatre heures on arrive à Johor Lama, fondée par le sultan de Malacca après avoir été chassé de sa ville par les Portugais en 1511. La capitale du royaume, où le sultan ne vit plus, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Pierre Favre passe la nuit dans la maison-boutique d’un Chinois. L’équipage de Singapour, refusant d’aller plus loin, repart avec son bateau. Le penghulu (chef du village) met à sa disposition un bateau et trois hommes pour poursuivre la remontée de la rivière. On part à dix heures et à dix-huit heures on atteint le confluent de la rivière Kamang. Pierre Favre passe la nuit chez le penghulu et découvre l’art de la négociation dans une position défavorable. Impossible de discuter le prix d’un bateau et des hommes pour continuer, impossible d’obtenir un équipage pour redescendre vers Johor Lama. Finalement, après un « honnête accord », à dix heures commence la remontée de la rivière Kamang, jusqu’à dix-huit heures. Pierre Favre dort dans le bateau, mais faute de place, ses hommes dorment sur la rive.

Le 8, les vraies difficultés commencent : « La rivière est obstruée par une grande quantité d’arbres abattus. Mes hommes sont souvent obligés, avec de grandes difficultés, de couper les arbres et les branches couchés dans la rivière ; ou bien de soulever le bateau et de passer au-dessus des troncs qu’ils ne peuvent couper : ce qui était particulièrement dangereux à cause de la profondeur de la rivière. Au coucher du soleil, je m’arrêtai dans un endroit désert ; mes hommes dormirent sous un arbre sur la rive gauche ; et je passai la nuit dans le bateau. »

Forêt de Malaisie

De l’eau jusqu’à la poitrine

Le 9, Pierre Favre arrive en territoire Jakun. Il passe la nuit dans le dernier kampung (village) malais, composé uniquement de deux maisons. C’est aussi la rencontre avec les premières familles Jakuns, environ trente personnes. Une pluie incessante oblige l’expédition à s’arrêter deux jours. La rivière n’est pas large, mais elle est très profonde. Comme l’équipage malais ne veut pas aller plus loin, Pierre Favre fait appel au batin (le chef Jakun) de ce territoire, qui habite à deux heures. Le lendemain matin celui-ci arrive accompagné de six autres Jakuns et promet de fournir des hommes jusqu’à la rivière Benut. Pierre Favre le suit chez lui dans sa petite embarcation : « J’étais très heureux de me trouver au milieu de gens que je savais être parfaitement honnêtes et tout à fait inoffensifs. » Au bout d’une heure, une pluie violente les oblige à trouver refuge dans une maison Jakun. Tout le monde est trempé, le batin a la fièvre, le serviteur créole aussi. Au matin, on continue d’abord à remonter la rivière, puis, après une heure de marche, on arrive à la maison du batin.

Famille Jakun

Une pause de deux jours permet au Père Favre d’explorer les villages Jakuns des alentours. Le batin, qui doit être âgé d’environ quatre-vingts ans, a été appointé par le sultan il y a quinze ans. Son autorité s’étend sur deux à trois cents Jakuns, qui vivent à un jour de marche autour de sa maison. Il a reçu en cadeau deux lances décorées d’or et d’argent qui symbolisent son autorité. Les Jakuns vivent de la collecte du rotin (genre Calamus), de la résine dammar et du calambac (Aquilaria malaccensis) qu’ils échangent avec les Malais pour du riz et des tissus. Les Malais les vendent aux Chinois qui les acheminent à Singapour. Sans voir les tigres, leurs empreintes sont partout.

Palmier rotin

Le 14, l’expédition reprend vers l’amont de la rivière Benut, malgré les efforts du batin pour les en dissuader. Vous ne passerez pas, les a-t-il mis en garde. « Là ou un autre homme est passé, je passerai. ». Pierre Favre repart avec cinq Jakuns pour porter les bagages, à cause de la difficulté du terrain. « Nous poursuivons notre chemin, ayant le plus souvent de l’eau boueuse jusqu’aux genoux ; un peu plus loin elle atteint la ceinture, et finalement nous nous retrouvons dans la boue et l’eau jusqu’à la poitrine. Aussi, je commençe à croire, que ce que le batin m’a dit, est vrai, mais avant de rebrousser chemin, je demande à mes guides si la profondeur du bourbier va encore augmenter, et ils répondent que nous sommes alors à l’endroit le plus profond, nous continuons donc notre chemin, et une demi-heure plus tard nous nous retrouvons au sec. Nous sommes sur un bon chemin, mais cela ne dure pas, à peine une demi-heure plus tard, nous entrons à nouveau dans la boue. En l’absence d’un sentier nous suivons un petit ruisseau boueux. Ni la boue, ni l’eau n’atteignent pourtant le genou, et nous pourrions marcher assez vite si nous n’avions rencontré un autre obstacle. Ce sont les épines du palmier à rotin qui pousse ici en abondance. Les branches sont couvertes d’épines dans lesquelles les vêtements s’accrochent de tous côtés, et rendent la progression très difficile. »

La rencontre avec un tigre

Tigre de Malaisie

À trois heures la troupe arrive finalement dans un village Jakun : trois maisons, cinq familles et dix-huit personnes. Ils cultivent des arbres fruitiers, comme le mangoustanier (Garcinia mangostana) et le pokok cempedak (Artocarpus integer), mais aussi le palmier à bétel (Areca catechu), la canne à sucre et le riz. Sans doute le village le plus agréable et prospère rencontré par nos voyageurs, l’arrivée est l’occasion de faire la fête. On tue un poulet, on cuit des gâteaux et on chante en s’accompagnant de tambourins. Le village le plus proche, celui du batin, est derrière eux, à un jour de marche. Le prochain village, devant eux, sur la Benut, est à trois jours de marche. Départ le lendemain matin avec un poulet et des légumes en échange de quelques cadeaux. Le temps est beau jusqu’à l’arrivée de l’orage vers quatorze heures. Rapidement les Jakuns érigent un abri couvert de feuilles et allument un feu. La pluie continue jusqu’au soir. Dans la nuit, visite d’un tigre qui longe l’abri, heureusement sans s’arrêter. Le lendemain, on marche toute la journée et on passe la nuit en pleine forêt sous un abri identique.

Le 16 à quatorze heures, arrivée à Kampung Benut Lama, le vieux village a été abandonné pour des raisons de salubrité. Le soleil se couche quand ils arrivent au nouveau village où vivent environ quatre-vingts personnes. Ils cultivent du riz et des légumes, pêchent du poisson. On passe deux jours chez le batin. L’intention de Pierre Favre est alors de continuer vers le nord pour rejoindre la rivière de Batu Pahat (appelée sur les cartes portugaises Rio Formoso). Mais le serviteur créole et le coolie ne sont plus en état de continuer à pied. Leurs pieds sont infectés par les morsures de sangsues, du type le plus redoutable. « Comme je n’ai jamais rien lu à ce propos, je l’évoque ici. Ces sangsues sont d’un genre particulier, petites mais fort nombreuses dans l’intérieur de la jungle. On les rencontre par temps humide ; les personnes qui ne sont pas habituées à marcher dans la jungle souffrent terriblement de leur morsure, particulièrement dangereuse car indolore, leur donnant tout le temps de vous écorcher avant d’être vues ; le sang continue généralement à s’écouler longtemps après avoir été enlevées ; et la blessure causée a beaucoup de mal à cicatriser. J’ai vu des blessures vieilles de plusieurs semaines qui semblaient toujours fraîches. » Pierre Favre décide donc de renoncer à son plan initial et de descendre la rivière Benut vers la mer.

Pris en otage

Maison Jakun

Le 18, départ en bateau avec trois Jakuns, il faut compter deux jours et demi pour la descente. Les deux nuits sont passées sur la rive, le bateau ne permettant pas d’y dormir. Comme les rives sont humides, il faut construire des plateformes pour être au sec. Le troisième jour, arrivée dans un village malais dont le penghulu n’inspire aucune confiance à Pierre Favre. Celui-ci apprendra plus tard, à Malacca, que son fils aîné fut pendu à Penang pour meurtre et piraterie. Après le départ des Jakuns, Pierre Favre se trouve à sa merci. Le chef refuse son assistance. Il n’a cure du laissez-passer du Sultan et il refuse de faire porter une lettre à Singapour. On loge Pierre Favre dans une cabane isolée au milieu des rizières, on lui donne du riz et de la canne à sucre, mais pas de poulet ni de légumes. Finalement le cinquième jour, le chef fait savoir au prêtre qu’il est libre de partir, moyennant le paiement d’une certaine somme d’argent, ce qu’il refuse. « N’avez-vous pas peur des voleurs ? Pourquoi, répondis-je, devrai-je avoir peur des voleurs, je n’ai rien de précieux à voler ? Ils pourraient vous tuer. Je lui dis, que si j’avais peur de mourir je ne serai pas venu jusqu’ici ; et si on m’attaquait, il y en a deux qui mourraient sans doute avant moi. Regardez-ça, lui dis-je, en montrant mon fusil à deux coups que j’avais emporté pour me protéger des animaux sauvages, je saurais m’en servir ! »

Au septième jour, ayant échoué à obtenir de l’argent, le chef accepte de laisser partir ses « invités involontaires » accompagnés de dix hommes. Devant les payer, Pierre Favre pense avec raison que quatre suffiront à l’affaire. À minuit le coolie chinois les réveille, il y a des hommes sous la cabane. Mais, finalement, la seule attaque à redouter, comme chaque nuit, est celle des moustiques. Sur le départ, le chef du village, craignant sans doute des représailles, présente ses excuses. Avant d’arriver au premier village malais digne de ce nom, dans l’estuaire de la rivière, ayant mosquée et mufti (le Malais est musulman), on rencontre le mangeur d’hommes. Ce sont les crocodiles marins (Crocodylus porosus) qui se prélassent sur les rives boueuses.

Crocodile marin

Remarques finales

Pierre Favre a été frappé d’abord par la majesté de la forêt équatoriale, par l’obscurité qui y règne, par sa richesse et la taille surprenante des arbres. Ensuite il a été surpris de voir si peu d’oiseaux et de serpents, il cite les animaux que l’on peut y rencontrer : la panthère, le tigre royal, l’éléphant, l’ours et le rhinocéros. Enfin, il a parfaitement compris la dichotomie qui existe entre les Malais qui habitent les côtes et l’estuaire des rivières et les Jakuns, bien moins nombreux qui peuplent l’intérieur et l’amont des rivières. Entre les deux, il n’y a rien, un no man’s land.

Pierre Favre a échoué dans sa tentative d’atteindre le Gunung Ledang, dominant le sud de la Malaisie de ses 1276 m (que les géographes européens ont appelés le Mont Ophir, où se trouvaient les mines d’or du roi Salomon). Il recommencera l’année suivante, sans plus de succès. Une troisième expédition le conduira à la rencontre des Jakuns du Negeri Sembilan, au nord de Malacca.

En 1849, il publie le récit de ses expéditions dans The Journal of the Indian Archipelago and Eastern Asia. Son Voyage dans le Johor (Djohore) est traduit en français dans le Bulletin de la Société de Géographie en mai 1850. Pierre Favre publiera en 1865, à Paris, mais curieusement en anglais, An Account of the Wild Tribes Inhabiting the Malayan Peninsula, Sumatra and a few Neighbouring Islands with a Journey in Johore and a Journey in the Menangkabaw States of the Malayan Peninsula avec force détails sur leur origine, leur croyance, leur mode de vie et leurs us et coutumes à une époque, où « l’anthropologie pouvait encore être un sport dangereux. »

Serge Jardin

2 réponses à “Pierre Favre, un Beauceron extraordinaire (2/2)

  1. Serge: extremement interessant.
    …et cet interet se soutiend de bout en bout: preuve que fort bien ecrit…
    Cordialement, Kistila

    • Chère Kistila,
      Je vous remercie.
      C’est un plaisir de vous promener sur les chemins
      et sentiers de Malaisie.
      Bien cordialement.
      Serge

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