Le voyage au Sarawak avec Ida Pfeiffer

Après Malacca et le Selangor, après avoir voyagé aux côtés d’Henri, puis de Geneviève Fauconnier, nous lançons aujourd’hui un nouvel épisode de notre rubrique Littéra’Tour. Cette fois-ci, c’est du côté de Bornéo, et plus particulièrement pour le Sarawak qu’on embarque avec Serge Jardin. Pour cette escapade en terre Dayak, il nous ramène près de deux siècles en arrière, en 1851, dans les pas de la grande voyageuse autrichienne Ida Laura Pfeiffer.

Voyages de Ludovico de Varthema.

Les Français ont découvert Bornéo tardivement. Les Italiens ont été les premiers à présenter la grande île aux Européens. La première mention de Bornei (Bornéo) se trouve dans les Voyages de Ludovico de Varthema. Il n’est pas certain qu’il ait voyagé si loin et, en tout cas, on ignore où il a atterri. Le second est Antonio Pigafetta dont la Navigation & Découverte des Indes orientales relate la première circumnavigation du monde dont on fête cette année les cinq cents ans. Après la mort de Magellan aux Philippines, les survivants se dirigent vers l’île de Burne (Bornéo). Si ces deux textes ont été traduits dès le XVIème siècle, ils sont restés très confidentiels jusqu’au XIXème.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le mot de Bornéo soit resté longtemps entouré d’une auréole mystérieuse dans l’imaginaire français, au point que l’on ait pu douter de son existence. L’île de Bornéo, comme une chimère, a été utilisée pour situer des contes fantaisistes. Ainsi en 1807, Gabriel Peignot publie une Relation de l’Isle de Bornéo, attribuée à Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757) qui est un violent pamphlet anticlérical, ou bien encore Paul Adam qui dans ses Lettres de Malaisie, nous décrit une utopie située au cœur de Bornéo, digne de Cabet, Fourier ou Saint-Simon.

Le public français découvre Bornéo, et plus précisément le Sarawak qui vient de naître en 1839, le royaume des Rajahs blancs, dans la seconde moitié du XIXème siècle. Cette fois encore, c’est par le biais de la traduction que la première rencontre a lieu. C’est dans les récits d’une voyageuse autrichienne, d’explorateurs britanniques et d’un officier hollandais que les voyageurs en chambre français visitent le Sarawak à partir de 1857.

Ida Pfeiffer, une touriste chez les coupeurs de têtes 

Ida Pfeiffer.

Ida-Laura Reyer est Autrichienne. C’est un véritable garçon manqué, n’ayant pu épouser son précepteur (trop pauvre) qu’elle aimait, elle fait un mariage de raison avec le Dr Pfeiffer, un avocat qui finit ruiné. Elle prend le temps d’élever seule ses deux fils, puis à quarante-cinq ans, enfin libre de toutes obligations familiales, elle décide de voyager. Nous sommes en 1842, après la Palestine, elle découvre les pays scandinaves puis c’est un premier voyage autour du monde, préfigurant son grand projet, entrepris entre 1851 et 1856, Mon second voyage autour du monde qui paraît en 1856, elle a cinquante-neuf ans. Le livre est traduit en français en 1857, un an avant sa mort.

Son tour du monde commence pratiquement à Bornéo. En effet, c’est à Londres le 25 mai 1851 qu’elle met à la voile pour la ville du Cap. Elle y arrive soixante-quinze jours plus tard, elle passe un mois, elle y fait connaissance avec les Malais du Cap. Elle s’embarque pour Singapour qui va bientôt s’imposer comme le centre commercial régional, où elle arrive après cinquante-quatre jours de navigation, en passant par le détroit de la Sonde. A la ville qu’elle connait déjà pour l’avoir visitée quatre ans auparavant lors de son premier tour du monde, elle préfère passer quelques jours au vert sur l’île d’Urbin (Ubin), couverte de jungle, au large de Changi. Elle change alors son plan initial pour des raisons financières car elle voyage avec un budget restreint. Au lieu d’embarquer pour l’Australie, où la ruée vers l’or entraine une hausse considérable du coût de la vie, elle décide de se rendre au Sarawak, propriété du rajah James Brooke.

Si les lecteurs Français n’ont pas encore entendu parler, ni du personnage, ni de son royaume, Ida Pfeiffer a pu consulter plusieurs ouvrages en anglais avant son départ. Nous savons qu’elle a lu The Expedition to Borneo of H.M.S. Dido for the Suppression of Piracy (L’expédition à Bornéo de la corvette de S.M. Dido pour la suppression de la piraterie) du capitaine Henry Keppel qui a contribué à affermir le pouvoir de James Brooke sur le Sarawak et à en faire un héros romantique, publié en 1846. La même année, en 1848 paraissent trois ouvrages, Narrative of the voyage of H.M.S. Samarangduring the years 1843-46 (Récit du voyage de la corvette de S.M. Samarang, pendant les années 1843-46) écrit par le commandant Edward Belcher qui explore les côtes de Bornéo. A bord de la même corvette navigue l’aspirant Frank Marryat qui signe Borneo and the Indian archipelago (Bornéo et l’archipel indien). Enfin, Hugh Low, jeune botaniste anglais qui est entré au service de James Brooke publie l’ouvrage de référence Sarawak, its inhabitants and productions (Sarawak, ses habitants et ses productions).

La résidence du Rajah James Brooke.

En l’absence de James Brooke, Ida Pfeiffer est accueillie par l’aîné de ses neveux et héritier présomptif John Brooke (il n’a pas encore été déshérité en faveur de son cadet Charles). Elle décrit la ville de Sarawak (Kuching) qui n’a ni rues, ni places, formée de deux campon (villages), un pour les Chinois et un autre pour les Malais. Elle note que la maison du Malais est sur pilotis, celle du Chinois de plain-pied. La résidence du rajah, le fort, le tribunal et l’église anglicane sont encore en bois. Les Chinois sont tout à la fois « laborieux et persévérants » et « faux et rusés ». Tandis que les Malais sont « indolents ». A la fin de son périple, elle fait l’éloge des Dayaks « honnêtes, bons et réservés ». Au physique, aucune des ethnies ne trouve grâce aux yeux de notre voyageuse, elle ne les trouve pas beaux. Les Dayaks sont tout juste un peu moins laids.

Le 20 décembre, John Brooke organise une excursion sur le bras droit de la rivière Sarawak jusqu’à Siniawan qui se poursuit à pied, à la rencontre des Dayaks. Il s’agit des Bidayuh dont Ida Pfeiffer décrit le baruk, maison commune où l’on garde les têtes coupées mais qui sert aussi de dortoir aux jeunes hommes célibataires. Elle visite sa première maison longue où la soirée se déroule en libations et en danses. L’excursion se poursuit par la visite d’une mine d’antimoine (dont les taxes forment avec la ferme à opium les revenus du rajah). Ils sont de retour à Sarawak la veille de Noël.

Ida Pfeiffer en tenue d’excursion.

Elle aurait pu se contenter de cette visite à Kuching et de quelques excursions aux alentours. Non, Ida Pfeiffer a formé le projet de quitter le Sarawak (son territoire se limite à ce moment-là à la première division de l’état que nous connaissons aujourd’hui) pour rejoindre la frontière orientale du Raj par la mer, puis de remonter le fleuve Lupar jusqu’au territoire alors sous contrôle hollandais, et de redescendre la rivière Kapuas vers Pontianak (la ligne de partage des eaux correspond à peu près à la latitude de Singapour qui délimite au nord la zone d’influence anglaise et au sud la zone d’influence hollandaise, et qu’a entériné le traité de Londres en 1824). Sûre d’elle-même, elle tient tête à John Brooke qui lui déconseille fortement l’aventure, et elle affronte la mer déchaînée en pleine mousson d’hiver. Après trois jours de traversée difficile, son prauh (petite embarcation malaise) entre dans la rivière Sacaran (aujourd’hui le Batang Lupar) qu’elle remonte jusqu’au confluent avec la rivière Skrang où se trouve le fort construit par le rajah Brooke (le fort Alice de Sri Aman ne sera construit qu’en 1864) à l’entrée du territoire des « Dayaks indépendants », ce sont des Ibans qui profite encore de la zone grise qui existe entre les territoires sous contrôle anglais et ceux que contrôlent les Hollandais.

Elle visite une maison longue voisine et est surprise d’y voir tant d’objets exposés qui lui font songer à une place de marché. Elle écrit être la première femme blanche à entrer dans leur territoire. Elle est sans doute aussi la première touriste à découvrir la trilogie de base du tourisme chez les Ibans : alcool, danse et artisanat. Si la rencontre avec les coupeurs de têtes est un des temps forts de son voyage, la vue des têtes coupées (les fraîches en particulier) reste un de ses plus affreux souvenirs. Elle prend cependant le temps d’expliquer que l’Occident civilisé se livre à de biens pires atrocités.

Elle commence la remontée de la rivière Lupar « parmi les tribus réputées les plus sauvages » en faisant étapes dans les maisons longues. Il faut insister sur le fait qu’elle traverse une région où les tribus sont encore loin d’avoir été toutes pacifiées. La barrière de la langue ne lui permet pas de bien comprendre la culture et les croyances religieuses. Arrivée dans l’amont de la Lupar, elle continue à pied. Elle décrit sa tenue, un pantalon qui lui arrive aux genoux, dessus une robe qui lui descend jusqu’aux chevilles, qu’elle retrousse pour marcher et rabaisse à la halte du soir. Elle porte un chapeau de bambou sur une feuille de bananier. Elle a renoncé aux bas et renonce parfois aussi aux chaussures. De l’autre côté de la chaine de montagne, elle rejoint la rivière Kapuas en territoire hollandais (le Kalimantan) qu’elle redescend sans encombre jusqu’à Pontianak.

Un peu exploratrice, un peu collectionneuse aussi, Ida Pfeiffer voyage d’abord pour satisfaire une très grande curiosité. Elle n’a pas de prétention littéraire, politique, professionnelle ou scientifique. Cultivée, elle se défend d’être une spécialiste et elle partage les préjugés de son temps. Ce qui fait d’elle le prototype du touriste.

Pfeiffer Ida, Mon second voyage autour du monde, Paris, Librairie Hachette, 1857 (traduction de l’allemand, Meine zweite Weltreise publié en 1856)
Pfeiffer Ida, Ma tête à couper. Une puritaine chez les Cannibales, Paris, Phébus, 1993
Pfeiffer Ida, Voyage en pays malais. Une femme à Sumatra et Bornéo, Paris, Cosmopole, 2009 (avec un dossier réalisé par Mary Somers Heidhues).

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