D’ombres et de pierres : Une lecture

Serge Jardin nous accompagne dans la lecture du nouveau livre de Georges Voisset, D’ombres et de pierres, superbe recueil de poèmes-voyages illustrés de nombreuses photographies.

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Possible souvenir de vacances dans le Péloponnèse, l’église du monastère de Pantanassa est coupée par une diagonale donnant naissance à un clair-obscur. Ombre et soleil est l’autre titre de l’aquarelle de Francesco Perilla qui illustre la couverture de l’ouvrage de Georges Voisset dont le titre est D’ombres et de pierres. Il faudra expliquer ce léger décalage.
Au titre du livre, s’ajoute un double sous-titre : Les pays emmêlés et Pantouns, Images, Circonstances. Avec la quatrième de couverture, un coin du voile se lève. C’est un parcours qui se dévoile, entre la fiction et le réel, c’est « une existence » qui est mise en scène. Le résultat est un recueil de poésie, le plus souvent des pantouns, mais pas seulement, mis en image, au gré des circonstances de la vie. Les circonstances, ce sont « les diverses vies racontées ici », un peu comme « quelques plaques de noms de rue » dans un village, écrit Georges Voisset. Le second sous-titre fait sens.
Si le bar de Tréhorenteuc, À la Descente du Val Sans Retour et de l’Arbre d’Or, a définitivement fermé ses portes, la fée Morgane retient toujours prisonniers les amants infidèles dans la forêt de Brocéliande, « Ombres et pierres sont gages d’un mystère concret. »

Georges Voisset est né sur les bords de la Saône, à Lyon. Produit de l’École normale supérieure, il est agrégé de lettres et il a enseigné la littérature comparée à l’université des Antilles. Dans l’introduction, il se situe plus précisément, il appartient à la génération des Trente Glorieuses (1945-1975), la génération de mai 68 aussi.
On imagine alors facilement une envie d’extrême, qui sera chez Georges Voisset plutôt orientale. Comme enseignant ou directeur d’instituts culturels, il va beaucoup bouger, ce qui nous éclaire sur les pays emmêlés dont il est question ici : Côte d’Ivoire, Indonésie, Japon, Malaisie, Mauritanie et Singapour auxquels viennent s’ajouter de nombreux souvenirs de vacances et de voyages. Dans ce kaléidoscope géographique, l’auteur a toutefois deux points d’ancrage privilégiés : l’Archipel malais et la Bretagne.

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Kota Bharu, Sultanat de Kelantan dans les années 1970 (p. 95).

Ce portrait ne serait pas complet si l’on ne précisait que l’auteur a découvert dès 1975 à Singapour, puis en Malaisie l’année suivante, un genre poétique unique dont il a souvent été question dans les pages de Lettres de Malaisie, le pantoun. La bibliographie de l’auteur en début d’ouvrage, la plus complète disponible à ce jour, en témoigne, Georges Voisset est aujourd’hui le spécialiste incontesté de ce petit quatrain malais dans le monde francophone et au-delà.
Les rencontres, les humeurs, tantôt satiriques, tantôt drolatiques, les lieux habités, les tranches de vie, occupent des tiroirs qui remplacent ici les habituels chapitres. On imagine ces cabinets de pharmacien d’antan, dont les nombreux tiroirs recelaient des herbes médicinales séchées. Nous voilà apothicaires des mots, mais aussi des images, et nous ouvrons ces tiroirs, il y en a quatorze, au gré de nos besoins, comme de nos envies pour préparer quelques drogues mystérieuses afin de guérir les maux de l’âme, comme pour goûter aux plaisirs intellectuels.

Le premier tiroir est Vestibule où l’auteur précise le mode d’emploi de son Codex poétique. Il ne fait pas mystère de son parti pris. Son choix de la forme brève est merveilleusement adapté à ces instantanés, à ces petites vignettes qu’il a choisi de nous présenter. Le haiku est peut-être le plus connu des amateurs de poèmes brefs, mais c’est le pantoun qui a la faveur de Georges Voisset.
Il nous rappelle que le pantoun est composé de deux parties. Le premier distique, ou pembayang en malais, est l’ombre portée et le second, ou maksud en malais, fait sens. Exactement comme notre ombre nous précède lorsque nous cheminons avec le soleil dans le dos. Et les pierres alors ? Comme nous, elles produisent de l’ombre. Immobile ? Non, la lumière se déplace. L’ombre se nourrit de la lumière, sans lumière l’ombre disparaît.
Entre la mémoire et l’oubli, entre l’Occident et l’Orient, entre le rêve et la réalité, l’auteur marche, de la lumière vers l’ombre, puis de l’ombre vers la lumière. D’ombres et de pierres, comme une dialectique nécessaire et suffisante, la lecture peut commencer.

Le second tiroir est consacré à ce qui importe le plus, à ce qu’il y a de plus urgent, c’est-à-dire à l’amour, à l’aimée, où l’on trouve des pantouns en échange.

Elle :
Batik d’hier, batik d’aujourd’hui,
la cire chaude imprime son destin.
L’étoile filante traverse la nuit,
notre vie suspendue à son chemin.

Lui :
Bien des pays, bien des saisons,
mais l’arc-en-ciel après la pluie.
Moins de cheveux sur mon front,
autant d’amour sous ton sari.

Car le pantoun est aussi une invitation au dialogue. Le tiroir est daté, Singapour 1975, Penang 2023, non-stop ! Une merveilleuse histoire d’amour qui dure toujours. Le troisième tiroir, est un recueil d’images, un album de photos qui donne à voir les pierres de l’Asie du Sud-est. Les sources sont Borobudur à Java, mais surtout l’Asie du Sud-est continentale, les temples du Cambodge et de Thaïlande. Le point commun à ces royaumes agraires est l’influence première, venue de l’Inde. Et puis au-delà, nous embarquons pour l’Irlande, en passant par la Bretagne. Le quatrième tiroir lui est justement consacré, la Bretagne n’est-elle pas terre de pierres par excellence, que cisèlent les mots et les images ?

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Saint-Thélo. La Route du Lin, Bretagne (p. 86).

Le cinquième tiroir est dédié à la Malaisie, introduite, à tout seigneur, tout honneur par Henri Fauconnier qui prixgoncourisa le pantoun en 1930. Georges Voisset connaît bien la Malaisie, il l’a visitée du nord au sud, et d’est en ouest. Il y a consacré un récit de voyage écrit avec son épouse Renuga Devi Naidu, Malaisie. Le Pays d’Entre-Mondes en 2012. Les pierres y sont rares, on y trouve cependant quelques menhirs, batu hidup, ou pierres vivantes parce qu’on les pensait capables de grandir. Le végétal et la forêt dominent, le bois y est sculpté pour filtrer la lumière et créer l’ombre bienfaisante. L’ombre portée d’une marionnette en peau de buffle a donné naissance à un genre théâtral, en Indonésie comme en Malaisie, wayang kulit, le théâtre d’ombre. L’auteur consacre un triptyque à Melaka, dont il a photographié le tombeau apocryphe d’Hang Kasturi, la porte hollandaise du XVIIème siècle, les façades des maisons des Chinois du Détroit, et une reproduction de la caraque d’Afonso de Albuquerque. Il oppose avec humour le petit chevrotain blanc de la légende fondatrice de Melaka, au grand Cerf blanc au collier d’or de l’église du Graal de Tréhorenteuc.

Je mêle tous mes paysages
Lugdunum, Kerno, Singapour…
L’enfance est de tous les voyages
Celui qui durera toujours.

Le sixième tiroir nous emmène à Madinina. C’est en effet en s’installant sur l’île de la Martinique que Georges Voisset a découvert l’autre lèvre, le versant occidental du monde oriental qui l’a tout de suite enlacé dans sa tresse noir d’encre. Après les Indes orientales voici venu le temps des Indes occidentales. C’est là, que le comparatiste qu’il est, a sans doute écrit son magnum opus, regroupant une vingtaine d’essais faisant dialoguer les deux archipels : les lèvres du monde. Littératures comparées de la Caraïbe à l’Archipel malais.

L’île sans source regorge d’eau
Grâce aux pitons ennuagés.
L’amour que j’ai pour celle-là
Me déborde de tous côtés.

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Trace des caps, Martinique (p. 124).

Le septième tiroir est une succession de satires sur notre époque, comme l’égoïsme des universitaires, les écrans abêtissants, la disparition de l’orthographe, le triomphe de l’insignifiance, la société de consommation, le recul de la démocratie, ou bien encore l’abandon des Kurdes, et l’éloge de la laïcité. Le huitième tiroir est un retour aux sources, Lyon, où la Saône est partout chez elle, le Rhône jamais mentionné. Georges Voisset dédie un haiku à la déesse celtique de la rivière Souconna :

En quête de brume
Les quais de Saône si hauts
Tourbillons d’eau verte

Le neuvième tiroir est un autre album de photos, de pierres, d’Asie du Sud-est aux pierres de Bretagne, en passant par une statue-menhir corse.

Le dixième tiroir s’ouvre avec L’art d’être grand-père de notre grand Victor Hugo national, à qui l’auteur répond :

Bouddha flottant dans les airs…
Comme il en coûte de se taire !…
Cher Victor, l’art d’être grand-père ?
De l’être avant d’être père.

Avec le onzième tiroir, la satire devient bouffonnerie, jusqu’à célébrer Les Grotesques. L’ami François Rabelais est convoqué, et ChatteKPT propose La RR ou Reconnaissance Rectale. Le douzième tiroir est un Mystère breton en prose. Tous les pays ne sont pas également représentés. La mémoire est sélective. La Côte d’Ivoire est représentée par la photo d’un tissu de Korogho. La Mauritanie à qui Georges Voisset a consacré son premier ouvrage en 1990, Guide de littérature mauritanienne, n’est illustrée que par trois photos. La Malaisie et la Martinique occupe chacune un tiroir, tandis que la Bretagne déborde de ses deux tiroirs.

Le treizième tiroir, Pour faire genre, commence par un hommage aux découvreurs du pantoun avant de dériver, d’enfler, de se répandre et de nous offrir une véritable anthologie des genres brefs, qu’ils soient, afghan (landay), anglais (limerick), arabe (qasida), coréen (sijo), français (ballade, complainte, épigramme, rondeau et triolet), gallois (englyn), japonais (dodoitsu, haiku, kyoka, et sedoka), malais (pantoun et seloka), mongol (triade), persan (rubai) et turc (mani). Quel florilège époustouflant à travers l’espace, et à travers le temps ! Merci Monsieur Voisset pour cette belle balade poétique. Tout au fond du tiroir on découvre un pantoun sur une photo, un Pantoun-Carte écrit, sous les peupliers dans la nécropole romaine d’Arles, le 11 novembre 2018, en hommage à la Chute des feuilles qu’y peignit Vincent van Gogh en 1888.

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Arles. Assises 2018 de la Traduction ‘Traduire le temps’ (p.282-283).

Le recueil est traversé par des auteurs, morts ou bien vivants, compagnons de toujours, par des silhouettes amies et familières. Le livre s’achève par un dernier et quatorzième tiroir, Péninsulaires, que Georges Voisset dédie à sa femme, à leurs deux enfants et trois petits enfants. Aux cinq péninsules historiques décrites par les Anciens, la Chalcidique, la Crimée, le Danemark, la Thrace et la Malaisie, l’auteur ajoute : sa péninsule de cœur, la Bretagne car « Tel un poème, toute péninsule prolonge. »

D’ombres et de pierres est un jeu entre le texte et les photos, tantôt l’une prolonge l’autre, tantôt l’un est un miroir de l’autre. « C’est entre le concret et l’abstrait un jeu de saute-mouton où le mouton n’est pas seulement sauté, mais sauteur », dixit Henri Fauconnier. C’est un livre précieux, rares sont les livres qui donnent autant à lire qu’à voir. A lire, absolument.

Ce soir le bambou qui fleurit
Tous les cent ans va flétrir.
Il arrive qu’au soir de la vie,
Un voyageur ne sache où revenir.

P.-S. : L’ouvrage se termine par quelques notes érudites que le lecteur appréciera. Un Malaquais d’adoption se doit de corriger un lapsus calami, sans doute commis en souvenir de nos Mousquetaires, les « quatre héros épiques de l’Histoire d’Hang Tuah » étaient cinq : Hang Tuah, Hang Jebat, Hang Kasturi, Hang Lekir et Hang Lekiu.

Georges Voisset. D’ombres et de pierres. Les pays emmêlés. Pantouns, images, circonstances, Editions de La Cave aux Loups, Kerno, 2023.

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