En Malaisie : voir et écouter

En cette année 2023, les curieux de l’histoire de la Malaisie auront pu savourer l’accomplissement d’un projet éditorial rare : la publication en France des conférences radiophoniques de Jeanne Cuisinier, l’une des pionnières de l’ethnologie française, mais aussi leur traduction et leur parution en malais et en chinois, après une première traduction en anglais parue, elle, en 2019. Nous revenons en compagnie de Serge Jardin sur la genèse et le contenu d’un ouvrage qui restera à n’en pas douter l’une des grandes références historiques disponibles sur la Malaisie.

Cuisinier - Ce que j'ai vu en Malaisie

Il faut d’abord dire un mot de celui qui a rendu ce livre possible : Frédéric Laplanche, et bien sûr présenter Jeanne Cuisinier, l’auteure de ces conférences.
L’intérêt du livre est double : d’une part découvrir la Malaisie, un pays mystérieux et bien peu connu des Français ; et d’autre part quasiment assister sur le terrain à la naissance de l’ethnologie française dans les années 1930.
À l’aune des objectifs annoncés, les résultats sont mitigés, moins impressionnants concernant l’étude des aborigènes, mais bien plus intéressants concernant celle des arts du spectacle et de la magie qui les irrigue. La présentation des conférences radiophoniques, la raison d’être du livre, conclut cette présentation.

Un diplomate extraordinaire

Les textes sont annotés, compilés et préfacés par Frédéric Laplanche, ancien ambassadeur de France en Malaisie (2017-2020). À ce jour, un diplomate français n’a jamais autant œuvré pour y faire connaître la contribution française.
Il a écrit des articles racontant une petite histoire des Français en Malaisie (2020), les liens entre les Français et le Kedah (2019), le Perak (2020), ou bien encore il a réalisé un circuit sur les pas des Français de Penang (2020). Il a organisé des expositions, l’une consacrée à Jeanne Cuisinier (2018) et l’autre à Jacques de Morgan (2020). Il a permis la traduction en anglais et la publication en Malaisie d’auteurs français – Jacques de Morgan, Explorations in the Malay Peninsula, 1884 d’Andrée Jauney (2020), et Diary of a French Missionary. Penang during the Japanese Occupation de Marcel Rouhan (2021).
Et bien sûr, il y a What I saw in Malaya 1934 – 1938 de Jeanne Cuisinier (2019, Matahari Books), que depuis son retour en France, Frédéric Laplanche a réussi à faire traduire et publier en Malaisie, en malais (chez Biblio Press) et en chinois (chez Mentor Publishing), pour finalement le faire publier en français à Paris : Ce que j’ai vu en Malaisie. Une ethnographe sur les ondes, 1934-1938.
C’est un bel exemple de diplomatie douce, ancrée dans la culture et l’échange intellectuel, à une époque où les deux pays sont amenés à se découvrir des problématiques communes comme l’identité ou l’Islam.

Une pionnière de l’ethnologie française

Jeanne Cuisinier 2Jeanne Cuisinier est née à Neuilly-sur-Seine (1890), dans une famille aisée. Sa mère est belge, et après la mort de son père, elle grandit à Bruxelles. Elle étudie la musique, voyage à Madagascar (1920), écrit des poèmes et publie un livre sur Jules Laforgue (1925). À la suite d’un voyage en Indochine (1926-27), elle écrit des articles sur les danses cambodgiennes et les influences indiennes.
Elle suit les cours d’Antoine Cabaton à l’École nationale des langues orientales vivantes (aujourd’hui INALCO) où elle obtient son diplôme de malais (1929), et les cours de Marcel Mauss (1930) à l’Institut d’ethnologie. La même année, elle adhère à la Society of Woman Geographers (Société des femmes géographes) de Washington.
Sa première mission (1932-33), pour le tout nouveau ministère de l’Éducation nationale, se déroule en Malaisie, où elle séjourne 18 mois, elle a 42 ans. À son retour, elle est diplômée de l’École pratique des hautes études (Ve section – Sciences religieuses), réalise une exposition au Musée d’ethnographie du Trocadéro, Ethnographie de Malacca, avec les objets qu’elle a rapportés de Malaisie, et donne une conférence (1934) à la Royal Asiatic Society (Société royale d’études orientales de Londres), qui sera suivie de conférences sur Radio PTT (1935-38).

Jeanne Cuisinier 3 figure du wayang

Figure du théâtre d’ombres

Elle publie Danses magiques du Kelantan (1936), comme une suite du travail réalisé au Cambodge, avant de partir en mission au Tonkin pour préparer son doctorat (1937-38). À la fin de l’année 1940, elle entre en résistance et rejoint le Réseau du musée de l’homme. Elle présente sa thèse de doctorat consacrée aux Mu’o’ng, géographie humaine et sociologie (1943) que l’Institut d’ethnologie publie après la guerre (1946).
La publication, la même année (1951) de La Danse sacrée en Indochine et en Indonésie et de Sumangat. L’âme et son culte en Indochine et en Indonésie est la transition vers son nouveau champ d’étude, à 62 ans, l’Indonésie (1952-1961). À 71 ans, des problèmes de santé (asthme cardiaque) l’obligent à rentrer en France. Alors qu’elle se prépare pour de nouvelles aventures à Madagascar, Jeanne Cuisinier meurt à Paris (1964).

Un pays peu connu : la Malaisie

L’année précédant le départ en Malaisie de Jeanne Cuisinier, la France organise l’Exposition coloniale internationale, la plus grande jamais réalisée, considérée comme l’acmé d’une époque. La Malaisie n’y figure pas, les Anglais ayant décliné d’y présenter l’empire britannique.
La Malaisie est alors pour les Français un parangon d’exotisme, son nom seul exhale des senteurs rares et des ailleurs lointains. C’est le nom du bateau sur lequel, Marius, le héros de Marcel Pagnol (1929), embarque pour son destin, et c’est le titre du roman récompensé par l’Académie Goncourt (1930) écrit par un auteur nommé Henri Fauconnier qui y fut planteur. Mystérieuse Malaisie que l’on appelle encore souvent Malacca, comme le nom que Jeanne Cuisinier donne à son exposition (1934) ou bien encore le titre du roman de Francis de Croisset (1935), suivi deux ans plus tard du film éponyme La Dame De Malacca.
Cette confusion est entretenue par l’administration britannique en une savante mosaïque coloniale. Au début de 1932, en débarquant à Singapour, Jeanne Cuisinier n’arrive pas en Malaisie, mais dans une colonie britannique, qui est la capitale des Établissement des détroits, et puis elle traverse les États malais fédérés avant de se mettre au travail dans les États malais non-fédérés, sans parler du Nord-Bornéo britannique et du Royaume de Sarawak qui tous ensemble formeront plus tard la Malaisie.

Jeanne Cuisinier 4 Semangs de Lenggong

Semangs de Lenggong

Jeanne Cuisinier a parcouru toute la Péninsule. Elle a traversé rapidement Singapour et le Johor. À Melaka, qu’elle considère déjà bien connue et étudiée, elle se contente d’enregistrer le dialecte des Créoles portugais. Elle trouve Kuala Lumpur plus chinoise que malaise. Elle passe une semaine à Kuala Kangsar, capitale royale du Perak, la première ville malaise qu’elle découvre, avec des communautés chinoise, indienne et de plus en plus de Japonais. Elle rencontre les premiers Sakais (Aborigènes) près de Tapah, sur la route des Cameron Highlands, et les premiers Semang (Negritos) entre Lenggong et Gerik. Elle monte vers le nord jusqu’aux villes royales, d’Alor Setar dans le Kedah et d’Arau dans le Perlis.
Elle propose une division de la Péninsule en deux groupes. Au nord, Kedah, Perlis, Kelantan (et Terengganu), influencés par le Siam, et au sud, Perak, Pahang, Selangor (Negeri Sembilan, Melaka et Johor), influencés par le Sumatra des Minangkabaus. Presqu’un siècle plus tard, si les influences ont changé, la division est toujours bien visible. Une découverte de la Malaisie sur les pas de Jeanne Cuisinier ne manquerait pas d’intérêt.
Une fois installée à Kota Bahru, la capitale royale du Kelantan, elle rayonne vers le sud : de Gua Musang pour visiter les Sakais, ici des Temiars, elle est allée à Kuala Terengganu et puis à Pekan, ville royale du Pahang où elle a assisté au couronnement du sultan Abu Bakar en mai 1933 ; et vers le nord jusqu’à Patani, province du Siam.

L’ethnologie est-elle un sport dangereux ?

C’est comme élève de Marcel Mauss, co-fondateur de l’Institut d’ethnologie de Paris (1925) que Jeanne Cuisinier s’initie à la méthode ethnographique, c’est-à-dire noter les faits issus de l’observation, dresser un état des lieux exhaustif des données disponibles, prendre les mesures d’anthropologie physique, et procéder à la collecte d’objets.
Abandonnant progressivement l’anthropométrie qui a fondé l’étude des races au XIX siècle, l’ethnologie moderne est en train de naître. Le vieux Musée d’ethnographie du Trocadéro (1882) va devenir le Musée de l’homme (1937). Jeanne Cuisinier est une des premières ethnologues françaises, et elle est la première à choisir pour champ d’étude la Malaisie.

Jeanne Cuisinier 5 marmite à riz

Marmite à riz

Dans ses conférences, elle définit plus précisément son travail. C’est d’abord une enquête linguistique où elle se livre à des comparaisons et à des rapprochements à l’intérieur de la grande famille austronésienne. Ensuite, c’est une étude très technique, il faut nommer les objets, apprendre à s’en servir, en acheter – plus de 500 aujourd’hui sont dans les musées français, en particulier au musée du Quai Branly-Jacques Chirac. Enfin, c’est photographier et enregistrer. Sans parler du temps passé à soigner ses hôtes, et les nuits blanches passées à chanter et à danser avec eux.
Elle ne cache pas les contrariétés du début, comme l’écart entre sa connaissance du malais et celui parlé au Kelantan, le temps passé à briser la glace avec ses interlocuteurs ou bien encore les difficultés à pénétrer les inévitables secrets liés à la magie. Mais encore, les empêchements à rencontrer des aborigènes nomades, ou bien faire face à la maladie qui l’accable, la fièvre. Les obstacles aussi, liés aux communications difficiles, l’état des sentiers et des cours d’eau, sans oublier la lourdeur de l’intendance, allant parfois jusqu’à vingt porteurs.
Elle avoue avoir eu peu de problèmes avec les gros mammifères (le crocodile est peu présent sur la Côte est, le feu énerve l’éléphant, mais il est nécessaire pour éloigner le tigre), qu’elle n’a d’ailleurs pas vus. Par contre ce sont les petites bêtes qui l’ont le plus importunée : les moustiques, les mouches des sables, ou bien encore les sangsues.

Buts et résultats de la mission

Les buts sont multiples : étudier les tribus aborigènes, mais aussi la littérature orale malaise, et enfin la danse, la musique et le théâtre des Malais et des Siamois. Il s’agit en fait de deux recherches distinctes. D’une part, une ethnographie des arts vivants avec le théâtre d’ombre et la danse utilisée comme thérapie. D’autre part, une étude des populations vivant dans la forêt, considérées comme le peuple autochtone, à qui les Français se sont déjà intéressés précédemment, comme les missionnaires Pierre Favre, Pierre Borie et René Cardon, les anthropologues Joseph Montano, Alfred Marche et Louis Lapicque, les prospecteurs d’étain John Errington de La Croix, Xavier Brau de Saint-Paul Lias et Jacques de Morgan.
Les résultats sont moins significatifs concernant les aborigènes, qui sous influence malaise sont déjà à cette époque en voie de sédentarisation, que sur la magie pratiquée par les Malais où le travail de Jeanne Cuisinier est véritablement pionnier. Elle publie le premier ouvrage en français à décrire des cérémonies de possession, où le « magicien » d’alors est le « médium » d’aujourd’hui, dans un contexte unique : à la fois musulman et bouddhiste.

Jeanne Cuisinier 6 Manora

Manora

Elle s’intéresse aux origines, tant de la danse que du théâtre d’ombres, et l’influence des centres (Java, Siam) dans leur diffusion à travers l’Archipel. Elle mène une étude comparée des pratiques chez les Malais musulmans et chez les Siamois bouddhistes. Un intérêt majeur est d’avoir entrepris l’étude dans une zone marginale, jugée plutôt pauvre, le Kelantan, par rapport au centre emblématique que représente Java.
Elle réalise également des enregistrements de pantuns et de contes, littérature orale par excellence dont l’écrit seul, ne permet pas de rendre compte. Son séjour en Malaisie lui permet de ramener des centaines d’objets, de photographies et d’enregistrements sonores, deux livres, écrit respectivement en 1936 et vingt ans plus tard, Le théâtre d’ombres à Kelantan (1957), et de nombreux articles. Bref, c’est une contribution importante à la connaissance de la Malaisie en France.

Les conférences radiophoniques

Si trois conférences sont étroitement liées aux travaux de Jeanne Cuisiner, le théâtre d’ombre, les Sakais et la danse Manora, les trois autres sont le résultat de ses observations réalisées à vivre avec les gens, comme des invitations à découvrir le pays à travers la politesse, le mariage et la cuisine.
Cette première conférence fourmille d’informations et de renseignement sur l’art et la manière d’être poli chez les Malais, concernant les vêtements, les invitations, les cadeaux, les salutations, etc. En commençant par dire qu’il en va des Malais comme de tous les autres peuples : il y en a des bons et des mauvais, cette conférence permet d’inviter discrètement à dépasser les préjugés coloniaux de l’époque.
L’introduction sur le mariage malais peut sembler brutal. Une fille qui n’est pas mariée à dix-sept ans, perd sa valeur. L’homme malais achète sa femme (mariage) et la jette (divorce). La conférence permet de comprendre une société complexe où la femme est la gardienne de l’argent, où le mariage arrangé repose sur la confiance et où la jeune fille est consultée. Là encore, comme en France, il y a de bons maris et de méchantes épouses.

Jeanne Cuisinier 7 exposition au Musée d'Ethnographie du Trocadéro

Exposition au Musée d’Ethnographie du Trocadéro

Les représentations de théâtre d’ombres ou wayang kulit où les marionnettes sont plates, et découpées dans le cuir de buffle, ne durent pas une heure, pour les touristes qui les jugent longues et ennuyeuses. Cela commence en fait, huit jours avant et dure pendant huit jours, ou plus précisément huit nuits. La conférence raconte la huitième et dernière nuit, la nuit du sacrifice, où, le dalang (le montreur) appelle Batara Guru, le Dieu du théâtre, à descendre sur scène.
Est-ce le degré de civilisation d’un peuple qui détermine la qualité de sa cuisine ou bien est-ce la qualité de sa cuisine qui entraîne le développement de sa civilisation ? Le riz au poisson séché, tout comme notre bifteck-frites, ne sont pas de la cuisine, mais simplement de la nourriture. Voilà encore une conférence pour inviter l’auditeur à réfléchir plutôt qu’à juger, et à dépasser les clivages raciaux de l’époque. La conclusion est délicieuse, à propos du degré civilisationnel de la fourchette, le Malais répond : « Dans combien de bouches a été votre fourchette ? Les doigts de ma main droite n’ont touché que mes lèvres. »

La conférence suivante est consacrée « à ceux qu’on appelle (à tort) des sauvages. » Le ton une fois encore est donné. Les Malais les appellent Orang Hutan (hommes de la forêt), car si les Malais s’enfoncent dans la grande forêt humide, c’est uniquement pour des raisons précises et ponctuelles, ils n’y vivent pas. C’est dans le sud du Kelantan que Jeanne Cuisinier a rencontré les Temiars qui vivent sur les hauteurs de la Chaîne principale qui sépare les versants est et ouest de la Péninsule. Malgré les difficultés d’accès, ce fut un grand moment de bonheur.
La dernière conférence est consacrée à une danse. Signalons ici qu’à la chronologie des conférences, Frédéric Laplanche a choisi un ordre thématique. Jeanne Cuisinier nous emmène dans les petits villages siamois du nord de la Malaisie, où une pagode remplace la mosquée. Elle présente Manora qui est tout à la fois le nom de la danse, de la lourde coiffe et du rôle principal. Face à celui-ci, les deux rôles féminins sont tenus par des hommes, et non moins curieusement, les acteurs chantent en siamois et jouent en malais.

S’il fallait conclure

Il est devenu difficile de voir des spectacles de théâtre d’ombres et de danses magiques. Après avoir été interdits dans leur Kelantan natal (1991), leur retour sous haute surveillance des autorités religieuses musulmanes, d’abord du wayang kulit (2011) puis des danses (2019) n’est pas sans poser question quant à leur survie et surprendrait sans doute Jeanne Cuisinier. Sa lecture est d’autant plus urgente.
Les Sakais, aujourd’hui appelés Orang Asli, et les autres thèmes de la culture malaise, comme la politesse, le mariage et la cuisine abordée par Jeanne Cuisinier dans ses conférences sont toujours là. La lecture permet de mesurer le chemin parcouru, de voir les permanences et les évolutions, pour le meilleur et pour le pire.
Bien qu’écrites, par nature ces conférences sont destinées à être lues, de surcroît à un plus large public que celui de l’université. Jeanne Cuisinier est une excellente pédagogue qui sait expliquer, sans utiliser de jargon et qui sait capter, éveiller l’attention de son auditoire. Cela donne une fraîcheur, un ton, et un style extrêmement agréable à la lecture.
Si malheureusement il est impossible d’entendre la voix de Madame Cuisinier, les enregistrements étant perdus, la publication des tapuscrits conservés, est l’opportunité d’écouter une voix bienveillante, honnête et indépendante nous parler d’un monde que nous avons perdu. Peut-on rêver meilleure introduction à la Malaisie ?

Jeanne Cuisinier, Ce que j’ai vu en Malaisie. Une ethnographe sur les ondes, 1934-1938, Paris, Presses de l’Inalco, 2023. Disponible en accès et téléchargement libres sur Internet : http://books.openedition.org/pressesinalco/42383

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