En 1998, alors que la France célèbre ses Bleus champions du monde de football, la Malaisie accueille pour la première fois les Jeux du Commonwealth, la Reine Elisabeth II faisant le déplacement en personne jusqu’à Kuala Lumpur. Au même moment se noue un drame hors du commun entre les deux plus grandes figures politiques malaisiennes des quarante dernières années, le Dr Mahathir Mohamad et Anwar Ibrahim. Et pendant ce temps-là, une délégation de médecins du monde entier débarque à KL pour participer à un séminaire… Le décor est planté ! Avec KL, complots et caducées, la romancière Hélène Honnorat nous fait revivre avec humour et érudition une période charnière de l’histoire de la Malaisie contemporaine. En guide chevronné, Serge Jardin nous en propose une lecture…

Le titre est un condensé du roman. KL, c’est le lieu où se déroule l’action, Kuala Lumpur, la capitale de la Malaisie. Les complots forment la toile de fond politique, et les caducées représentent le prétexte, une agence spécialisée dans l’organisation de voyages pour médecins.

Il faut dire un mot de la couverture. Si le bâtiment du sultan Abdul Samad et les tours Petronas résument Kuala Lumpur, le premier, son passé, et les secondes, son futur, la statue est plus mystérieuse. Il s’agit d’Hermanubis, synthèse d’Hermès qui tient le caducée et qui conduit les âmes, et d’Anubis qui embaume les morts, représenté avec une tête de chien. Il s’agit d’une divinité hellénistique popularisée sous les Ptolémée d’Alexandrie.

Le serpent orne non seulement le caducée qui symbolise la médecine, il joue un rôle important dans les complots qui se trament dans la ville et dans les coulisses d’un congrès médical. D’avoir choisi Hermanubis plutôt qu’un simple caducée n’est pas neutre : il en va des ambiances comme des venins, les deux peuvent être mortifères.

Malaise en Malaisie

Le roman se déroule à Kuala Lumpur, entre le 9 et le 23 septembre 1998. Caroline, accompagnatrice excursion free-lance, débarque à KL en précurseur pour préparer un congrès médical, sponsorisé comme il se doit par un laboratoire pharmaceutique, de dix jours, pour 180 médecins venus du monde entier, sur le thème du sommeil.

Petit détail, l’hôtel dont la construction n’est pas achevée, n’a pas suffisamment de chambres prêtes, et la moitié du groupe doit être logée dans un autre hôtel. Ce qui ne perturbe pas le congrès outre mesure, les invités francophones occupent un hôtel et les anglophones l’autre, une accompagnatrice pour l’un, et un accompagnateur, Maxime, pour l’autre.

À la même période, et pour la première fois, Kuala Lumpur accueille du 11 au 21 septembre les 16èmes Jeux du Commonwealth, ce qui explique que tous les hôtels sont complets. La venue de la Reine Elisabeth II est prévue pour la cérémonie de clôture.

Au début de l’année, la police a arrêté Alain Robert, « l’homme araignée » français pendant son ascension de l’une des Tours Petronas. Mais 1998, c’est surtout, « l’année de tous les dangers » pour la Malaisie. Sur fond de crise financière, deux hommes s’affrontent, « le père et le fils spirituels », Mahathir Mohamad, le Premier ministre d’un côté, et de l’autre son suppléant et successeur désigné, Anwar Ibrahim, ou le nouveau monde contre l’ancien.

Anwar Ibrahim et Mahathir Mohamad.

Caroline a eu l’occasion de rencontrer brièvement Anwar Ibrahim à l’Alliance Française en 1996, et elle a été très favorablement impressionnée par sa connaissance et son goût de la littérature française et son charisme aussi, ce qui explique l’intérêt et la sympathie qu’elle lui porte.

Suivez le guide !

Bien sûr, en lisant le roman, le lecteur a droit à une visite guidée de la ville. Il est question des deux parapluies de la mosquée nationale, le fermé qui termine le minaret et l’ouvert qui couvre la salle de prière, la place de l’Indépendance, où le style de nombreux bâtiments est baptisé « sang et pansement », avec l’alternance du rouge des briques (sang) avec le blanc du plâtre (pansement) et du quartier malais de Kampung Baru (le nouveau village). La promenade inclus le high-tea à Carcosa Sri Negara, l’ancienne demeure du Résident-général britannique, mais le clou de la visite reste l’ascension jusqu’au 41ème étage, où se trouve la passerelle reliant les deux Tours Petronas qu’un médecin compare à deux seringues.

On suit également les congressistes en excursion hors de KL. Pendant qu’une moitié visite l’Hôpital Général de Kuala Lumpur, l’autre moitié du groupe va visiter Colmar, version tropicale du Haut-Koenigsbourg à 50km de KL, un petit morceau d’Alsace construit au cœur de la jungle de Malaisie.

Plus longues sont les excursions organisées à Melaka et à Penang. Maxime, l’accompagnateur, part avec son groupe à la découverte du Pont (en son temps le plus long d’Asie) et de la Colline de Penang, de l’incontournable Temple des Serpents et de la maison du Dr Sun Yat-sen. Bien sûr, l’hôtel de référence est le vénérable E & O des quatre frères Sarkies.

Sur la route de Melaka, on découvre le palmier à huile et l’hévéa, et puis au hasard de l’histoire, on rencontre Tomé Pires, l’apothicaire portugais et Jean Guidon de Chambelle, le mercenaire français au service de la VOC. Le musée des Babas et des Nyonyas est déjà une institution et les cyclopousses sont encore peu décorés. La Place hollandaise est rouge et la ville est noire de monde car c’est le jour du pèlerinage de la Sainte Croix dans la chapelle de Malim, et le soir Anwar Ibrahim tient meeting sur un parking.

Finalement, la petite histoire du congrès médical et la grande histoire de la Malaisie se télescopent. Pendant que la Reine Elisabeth II se recueille à la cathédrale, Anwar Ibrahim a réuni ses partisans à la mosquée nationale. Et les choses s’accélèrent…

Anwar Ibrahim à la mosquée nationale.

Le 21 septembre, Anwar Ibrahim est arrêté. Il sera jugé pour pratique sexuelle contre l’ordre naturel : la sodomie, qui est d’ailleurs toujours punie aujourd’hui par le Code pénal de Malaisie, dont l’origine remonte au Code pénal indien de 1860 (et non 1826).

Le 23 septembre, le congrès médical s’achève et la Reine Elisabeth II quitte la Malaisie.

Le 29 septembre, Anwar Ibrahim réapparaît pour la première fois en public, un œil terriblement tuméfié. Six mois plus tard, le chef de la police reconnaît l’agression et démissionne. Condamnation, prison, libération, nouvelle condamnation et virus se mêlent et se succèdent dans un cycle hors du commun. Loi du karma ?

Le 24 novembre 2022, Anwar Ibrahim devient Premier ministre. À 98 ans, le Dr Mahathir est l’un de ses principaux et plus virulents opposants.

De la littérature avant toute chose

Outre la présentation des goûts littéraires français d’Anwar Ibrahim, pour le plus grand plaisir du lecteur, l’auteure saupoudre son roman de références littéraires.

Elle commence avec le Cantique des colonnes de Paul Valéry, où les colonnes-hommes qui relient la terre au ciel sont ici les Tours Petronas.

Et puis il est question de René Leys de Victor Segalen, écrit à Pékin vers 1913, où la relation du jeune Belge et de la dernière impératrice mandchoue est transposée ici avec Caroline se projetant dans Anwar Ibrahim.

© Fatoumata Diabaté, 2017.

Trois livres accompagnent l’accompagnatrice dans son voyage. Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, Feuilles de routes de Blaise Cendrars, et Patience, on va mourir de Sophie Chauveau. Et pour finir, on retrouve la poésie avec Fernando Pessoa et Gérard de Nerval.

C’est l’été, voilà un livre qui fleure bon les vacances, il y a du dépaysement, de l’action et de l’humour, mais pas que. L’arrière-plan historique est magistralement décrit, c’est un sans-faute d’une auteure qui a séjourné plusieurs années à Kuala Lumpur.

Elle résume parfaitement les événements qui ont fait la Malaisie contemporaine, des émeutes raciales de 1969 au haze ou brumes sèches de 1997, et présente avec justesse des notions bien mystérieuses au profane, comme Bumiputra, le système Ali Baba dont s’accommode les élites malaises et chinoises, The Malay Dilemma écrit par le Dr Mahathir en 1970, la discrimination positive, le fondamentalisme du Parti Islamique de Malaisie (PAS) ou bien encore Wawasan 2020 (Vision 2020).

Hélène Honnorat, KL, complots et caducées, Editions Gope, Scientrier, 2023.

Impossible de conclure cette fiche de lecture sans évoquer l’éditeur, Gope, qui propose quatre autres ouvrages tout aussi indispensables à la connaissance de ce pays bien mystérieux pour les Français, à glisser dans son sac de voyage avant d’embarquer pour la Malaisie :

• Brian Gomez, Kuala l’impure
• Sylvie Gradeler et Serge Jardin, Malaisie, un certain regard
• Patricia Houéfa Grange, Cette Malaisie Lah !
• Robert Raymer, Trois autres Malaisie