Les Vagabonds de Malaisie

Vagabonds… mais qui sont ces vagabonds ? Qui vivraient en Malaisie, ou qui viendraient de Malaisie ? Voilà un titre bien mystérieux. Heureusement, le sous-titre vient éclairer la lanterne du lecteur : Nouvelle envolée de pantouns francophones. Ces vagabonds seraient donc des pantouns ? Serge Jardin mène l’enquête pour nous sur ce tout nouveau recueil poétique co-édité par le collectif poétique Pantun Sayang et les Editions Jentayu…

9791096165247Des pantouns ? Mais qu’est-ce donc qu’un pantoun, ou pantun ? C’est une forme poétique malaise, un petit quatrain originaire de l’Archipel malais. En 2020, l’Indonésie et la Malaisie ont obtenu l’inscription du pantun sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Georges Voisset, spécialiste français du genre et figure de proue du collectif Pantun Sayang, explique dans Wikipédia à l’article pantun : « Ce qui fait son originalité absolue parmi les genres brefs est sa division en deux parties. La première, le pembayang (ombre portée, en Malaisie) ou sampiran (corde, en Indonésie), est un tableau d’ordre objectif, descriptif, mais qui indique, oriente le sens qui sera révélé dans le distique suivant, le maksud, ou « sens » qui est lui d’ordre proverbial ou subjectif, ou les deux. » Ajoutons avec Henri Fauconnier dans Malaisie, en 1930 : « C’est entre le concret et l’abstrait un jeu de saute-mouton où le mouton n’est pas seulement sauté, mais sauteur. »

Que viennent faire des vagabonds au pays des pantouns ? Et si nos vagabonds n’étaient pas le chemineau, le trimardeur ou le nomade qui viennent immédiatement à l’esprit ? En effet, la peinture qui illustre la couverture est couverte de papillons, elle offre la clé du titre mystérieux. Le Vagabond de Malaisie n’est autre que le Pareronia valeria. Une énigme à peine résolue, le lecteur est confronté à une nouvelle question : quelle secrète relation le pantoun entretient-il avec les papillons ? Son abondance peut-être, il y a environ 180 000 espèces de papillons, nul n’a jamais compté les pantouns, et comment le pourrait-on ? Non seulement c’est une forme poétique populaire et anonyme, mais encore le plus souvent orale. Combien de dizaines de milliers de pantouns ont disparu avec la mort de leur auteur ? Plus convainquant sans doute, est l’imago en partage, la fin des métamorphoses chez l’insecte, l’émergence d’une image inconsciente, cachée, pour mieux dire, dans le poème.

Les érudits découvrent en 1788 leur premier pantoun en français, dans L’Histoire de Sumatra qui est la traduction de l’ouvrage de l’orientaliste irlandais William Marsden. Quelques années plus tard, dans la traduction de la Grammaire de la langue malaie, du même auteur, les papillons s’envolent d’un pantoun. Nous sommes en 1824, mais ce n’est qu’en 1829 qu’un plus large public fait la connaissance avec le pantoum et ses papillons. Il s’agit d’un jeune poète, qui pressé de surfer sur la vague de l’Orient, que le romantisme a mis à la mode, commet une coquille dans une longue note de son recueil Les Orientales. Le pantoun devenu pantoum va devenir un genre poétique à part entière et conquérir le monde des lettres et de la musique jusqu’à atteindre les plus hautes cimes de la reconnaissance en se faisant nobéliser à deux reprises, avec le poète grec Georges Séféris en 1962 et le poète tchèque Jaroslav Seifert en 1984.

Mais revenons à nos papillons, à notre pantoun, et à notre poète. Vous l’avez reconnu bien sûr, il s’agit de Victor Hugo, qui a trahit le pantoun aussitôt qu’il l’a découvert. Aussi, à la traduction du malais publiée dans Les Orientales, nous préférons celle de Georges Voisset :

Papillons volent papillons volètent
Volent sur la mer au bout des brisants
Cœur indécis en moi s’inquiète
Depuis le début jusqu’en cet instant

Outre la rime nécessaire, la binarité élémentaire s’épanouit merveilleusement entre la définition du papillon, qui va et qui vacille, et l’indécision du cœur épris, qui bat au risque de s’arrêter.

Maintenant que nous connaissons la relation que nos papillons-Vagabonds de Malaisie entretiennent avec le pantoun, il est temps de nous munir d’un filet et d’entrer « sous le triple baldaquin de feuillages » de la magique et majestueuse forêt pluviale afin de rejoindre les chasseurs. Ils sont au nombre de trente-six, certains sont des poètes confirmés ayant déjà publiés, d‘autres sont des néophytes ayant la foi du charbonnier. Ils sont de tous les âges, de tous les horizons, de tous les sexes, de toutes les tailles… Ils sont à l’image des papillons qu’ils poursuivent avec assiduité, avec bonheur, avec camaraderie, et avec discernement mais sans effort, ni fla-fla. Il s’agit d’un groupe de poètes réunis sous le nom de Pantun Sayang – Les Amis Francophones du Pantoun, ayant créé la revue dédiée Pantouns et dirigé de main de maître par le docteur ès pantouns, Georges Voisset (voir la note ci-dessous).

Je ne sais pas si je préfère les noms savants de ces papillons comme Catopsilia pomona, Cyclargus nabokov, Phengaris rebeli, Troides brookiana, ou bien encore Lycaena helle, ou les noms communs sous lesquels on les connaît mieux, tels que l’Emigrant commun, le Vladimir Nabokov, l’Azuré de la croisette, l’Ornithoptère de Brooke, et le Cuivré de la bistorte. Toujours est-il que l’on comprend mieux comment le papillon, avec ces petits tableaux peints sur ses ailes, avec tous ces noms comme une invitation à découvrir un sens caché, et avec son indicible beauté, en est venu à symboliser le pantoun. Sans oublier bien sûr la similitude, entre les deux paires d’ailes de l’un et les deux parties et les quatre vers de l’autre.

Avec quelque trois cents pantouns, la chasse est abondante. Que nous disent ces pantouns ? Ils nous parlent d’amour, c’est un des thèmes récurrents du pantoun. Rien d’étonnant à ce que ce petit quatrain soit une composante essentielle du discours amoureux, où l’élégance de la suggestion l’emporte sur la brutalité de l’affirmation. Pour la même raison, le pantoun pénètre le champ métaphysique, tout aussi bien que l’actualité politique. Il sait se faire savant, plein de sagesse, il devient alors, volontiers moralisateur. Il est à ses heures, nostalgique, il évoque aussi bien le temps qui passe que l’enfance, à qui il emprunte les jeux et les mots. Vous l’avez compris le pantoun est partout chez lui et nous parle du monde comme il va. La palette des tons utilisés est tout aussi riche et variée que les couleurs du papillon. Le pantoun peut être comique voire satirique, il sait être aimable, ou déchirant. Il est joueur et pratique volontiers la joute poétique, entraînant un pantoun en réponse.

Pour la commodité de la lecture, le livre est divisé en « volières » utilisant des noms de papillons bien sûr, mais le papillon s’accommodant mal de grillage, et de cage, on y a ajouté des noms d’abeilles, d’araignée, et de fleurs… Alors pourquoi faut-il acheter et lire Les Vagabonds de Malaisie ? Pour les uns, ce sera le plaisir de retrouver le petit quatrain, tantôt badin, tantôt espiègle qu’ils ont découvert il y huit ans, dans un premier hommage à Victor Hugo pour « la poignée de pierres précieuses » prise « au hasard et à la hâte dans la grande mine d’Orient » (Bouchaud, Jérôme et Voisset, Georges, Une Poignée de Pierreries, Editions Jentayu, 2014). Pour les autres ce sera le plaisir de découvrir une nouvelle forme poétique qu’ils compléteront bien vite par la lecture du premier volet cité précédemment. Bien que francophone, ce pantoun-là, est aussi une façon de s’envoler vers l’Archipel où il est né, et c’est une invitation à découvrir un peu de l’âme malaise. Enfin — et n’est-ce pas remarquable et unique ? —, l’intérêt de ce livre réside dans la quasi-impossibilité de le lire sans que l’envie ne vous prenne à votre tour de pantouner :

Un Vagabond de Malaisie
Milliers d’Emigrants communs
A ceux qui n’ont pas de pays
Sourire et puis tendre la main

Note : Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le pantoun sans jamais oser le demander est à lire en ligne, sur le site de Pantun Sayang – Les Amis Francophones du Pantoun http://pantun-sayang-afp.fr. On y trouve un blog d’actualité, des dossiers originaux en téléchargement libre (études comparatives, l’histoire du pantoun, sa mise en musique, etc.), une revue Pantouns, créée il y a dix ans (31 numéros parus à ce jour) et la bibliographie en langue française la plus exhaustive jamais réalisée sur le pantoun.

Pantun Sayang. Les Amis Francophones du Pantoun, Les Vagabonds de Malaisie. Nouvelle envolée de pantouns francophones, collectif, co-édition Pantun Sayang – Editions Jentayu, 2022. Illustrations d’Ahmad Shukri Mohamed.

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