Les contes et légendes de Malaisie

Les contes et légendes de Malaisie et de l’archipel nousantarien, comme dans d’autres régions du monde, ont été conçus non seulement pour distraire, mais aussi pour édifier, et ils portent en chacun d’eux une force, si ce n’est morale, au moins émotionnelle ou philosophique puissante. Petit tour d’horizon du genre et de ses principaux représentants.

La littérature malaise comprend au moins deux veines : une, populaire, qui alimente un grand nombre de contes, de légendes et d’apologues, ainsi que des poèmes courts, les fameux pantun, ou pantouns ; et une veine plus élaborée, sinon savante, qui inspire les œuvres de cour rédigées dans les grands sultanats des XVe,, XVIe et XVIIe siècles (Malacca, Aceh et Johor) et qui constitue ce qu’on appelle parfois la littérature malaise « classique ».

Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit, à l’origine, d’œuvres surtout faites pour être récitées ou lues à haute voix, avec ou sans accompagnement musical. Contes et apologues étaient racontés par des narrateurs professionnels, les penglipur lara, ou « adoucisseurs de soucis », et l’on sait que, dans les palais princiers, les chroniques étaient récitées un peu à la façon des chansons de geste en Occident. Cette littérature étant surtout faite pour être goûtée par l’oreille, les formules stéréotypées et les répétitions y sont relativement nombreuses ; quant aux manuscrits qui nous l’ont transmise, ils n’avaient souvent qu’un rôle accessoire, celui d’aide-mémoire.

Dans ces manuscrits parvenus jusqu’à nous, on recense une grande abondance de contes, aux variantes multiples. C’est un genre où il est aisé de reconnaître les influences indienne (Pañchatantra, Kathâsaritsâgara), arabe (Kalila wa Dimna) ou persane (Tutinameh). Parmi les textes malais les plus anciens, on trouve ainsi des épisodes adaptés d’épopées indiennes, à l’image du Mahâbhârata, comme l’Histoire des cinq Pandawa (Hikayat Pandawa lima) ; ou encore du Râmâyana, comme l’Histoire de Rama (Hikayat Seri Rama) et l’Histoire du grand roi Rawana (Hikayat Maharaja Rawana). Les aventures du Râmâyana inspirent d’ailleurs encore aujourd’hui, dans une version édulcorée voire islamisée, les représentations de wayang kulit sur la côte est malaisienne.

S’il est indéniable que les œuvres malaises présentent bon nombre de réminiscences et d’emprunts aux littératures de l’ouest de l’océan Indien, l’originalité de la littérature malaise n’en est pas moins manifeste, et la grande majorité des œuvres témoigne d’une inspiration indépendante. Les transpositions et analogies sont loin d’être serviles et les modèles indiens, arabes ou persans n’ont joué qu’un rôle de stimulus, comme les modèles grecs et latins le faisaient à peu près au même moment pour les littératures européennes de la Renaissance d’abord, puis de l’âge classique, par exemple dans les fables de La Fontaine.

Bien qu’il n’existe pas, en malais, de terme technique pour caractériser le roman comme genre littéraire, on peut regrouper sous cette appellation plusieurs ouvrages en prose, comportant une série d’épisodes organisés autour de la figure centrale d’un héros. Le plus ancien est sans doute le Hikayat Amir Hamza, qui conte en quatre-vingt-dix « chapitres » les aventures légendaires d’Amir Hamza, l’oncle du Prophète. Le Hikayat Iskandar Zulkarnain ou Histoire d’Alexandre le bicornu n’est pas autre chose que la version malaise du Roman d’Alexandre : le souvenir du conquérant reste très vivace dans l’archipel nousantarien, où plusieurs sultans portèrent son nom et dont l’un (Iskandar Shah, ou Parameswara) fut même le fondateur de Malacca.

Citons aussi le Hikayat Hang Tuah, œuvre entièrement originale et tout particulièrement célèbre : les exploits du héros Hang Tuah, ou « le Chanceux », sont censés se dérouler sur trois siècles, depuis la fondation de Malacca jusqu’à la prise de la ville par les Portugais, puis par les Hollandais. Tantôt nous trouvons Hang Tuah avec ses deux inséparables amis, Hang Jebat et Hang Kasturi, impliqués dans l’une des nombreuses intrigues qui se nouent à la cour des sultans, tantôt nous le suivons sur mer, dans une des missions diplomatiques lointaines dont il est chargé.

Parmi les contes animaliers, le cerf-nain Kancil, lointain cousin de notre maître Renart, est aujourd’hui l’une des grandes figures du folklore mondial, à l’instar du lapin africain ou, plus proche de lui, du lièvre cambodgien ou du renard vietnamien. Ses histoires, regroupées dans les Drôles histoires du cerf-nain Pelandok (Hikayat Pelanduk Jinaka) et qui mettent en scène des animaux doués de raison à la façon des fables occidentales, appartiennent au registre des contes de malice, dans lesquels de petits héros affirment la supériorité de l’intelligence sur le physique, de l’astuce sur la force. Dans le même registre, on peut encore citer le Hikayat Bayan budiman, ou Contes du sage perroquet.

S’ils varient dans le temps, les contes et légendes varient aussi, bien entendu, dans l’espace. Il est plusieurs lieux en Malaisie où la fragrance des légendes se fait plus prégnante. Vierge enceinte, sable noir, crocodile blanc… l’archipel de Langkawi, au nord-ouest de la péninsule malaise, est ainsi connu, à tort ou à raison, comme l’« archipel des légendes », dont la plus connue reste celle de Mahsuri, cette Blanche-Neige locale faussement accusée d’adultère et qui, au moment d’être sacrifiée par ses pairs, maudit l’île pour sept générations. Preuve de son innocence, un sang blanc se répandit sur son sein percé. D’autres régions de l’archipel malais servent de théâtre à des légendes perpétuées au fils des ans : Malacca bien sûr, mais aussi Tasik Chini, dans le Pahang, siège supposé d’une ancienne cité engloutie, ou encore Bornéo, notamment aux abords du mystique Mont Kinabalu.

Ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’apparaît un certain souci de vérité historique. À côté de la tradition qui fait une large place aux mythes, on éprouve désormais le besoin d’enregistrer fidèlement les événements. C’est ainsi que nous sont parvenues plusieurs chroniques, dont la première partie reste mythologique, mais dont la deuxième est chronologique. La chronique la plus célèbre est sans doute la Sejarah Melayu, ou Annales malaises, qui a depuis longtemps attiré l’attention des Européens ; elle raconte l’histoire du sultanat de Malacca et fut écrite par un dignitaire de la cour de Johor, un siècle après la prise de la ville par les Portugais. On y retrouve un épisode bien connu de tous les Malaisiens, jeunes ou moins jeunes : Hang Tuah, armé de son fameux kris Taming Sari, se plie à la volonté du sultan et finit par tuer son fidèle ami Hang Jebat.

Qu’en est-il des contes et légendes à l’heure actuelle ? Ont-il résisté à l’épreuve du temps, ou sont-ils pour la plupart inexorablement tombés dans l’oubli ? A l’étranger, quelques auteurs cherchent à faire redécouvrir ces classiques, en espérant qu’ils intéressent encore quelques lecteurs. En français, le Révérend Père Cardon nous avait donné dès 1935 sa version des contes de Kancil, avant que l’écrivain Georges Voisset ne reprenne tout récemment le flambeau. Il existe aujourd’hui une demi-douzaine de livres pour la petite enfance qui reprennent quelques-uns des contes les plus célèbres de Kancil, et bien d’autres encore s’inspirant de versions indonésiennes modernes d’autres contes. Mais les contraintes liées à l’édition du livre d’enfant empêchent de donner une idée de la véritable ampleur culturelle de certains personnages, quand elles n’en trahissent pas la portée.

En Malaisie, on recense aussi un grand nombre de publications jeunesse inspirées des contes et légendes locaux, mais également des ouvrages davantage destinés aux adultes. Les récits traditionnels continuent ainsi d’exercer un certain pouvoir sur la mosaïque ethnique malaisienne, en quête de repères historiques et culturels communs, comme le prouve la sortie de Malaysian Tales – Retold & Remixed (ZI Publications, 2011), une anthologie de contes populaires remis au goût du jour et édités par Daphne Lee. Le  projet de relecture de la Sejarah Melayu par Amir Muhammad ou l’adaptation illustrée du Hikayat Hang Tuah par Noor Suraya relèvent de la même démarche de réappropriation de ces histoires, pour que le monde lointain et ancien qu’elles décrivent perdure dans les consciences, indifférent aux frontières mouvantes des nations et aux balises fluctuantes du temps. Les personnages de Bawang Puteh, Si Tanggang ou encore Hang Li Po, on l’espère, ont encore de beaux jours devant eux.

Suite à cet article, nous en profitons pour créer une nouvelle page sur ce blog, entièrement dédiée à la retranscription de contes et légendes de Malaisie ou de l’archipel malais. Nous l’inaugurons cette semaine avec la publication d’une histoire… de Kancil bien sûr, tiré du recueil Contes Sauvages – Les très curieuses histoires de Kancil le petit chevrotain, de Georges Voisset (Éd. Les Perséides, 2012).

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