Debout, avec ses longs cheveux blancs et sa longue barbe blanche qui flottent au vent, il est seul sur la passerelle pour piétons qui traverse la rivière Klang, au cœur de Kuala Lumpur. Tout le monde a reconnu la frêle silhouette cernée par les forces de police. Nous sommes le 28 avril 2012, un des plus grands écrivains malais défie le pouvoir. Serge Jardin dresse pour nous le portrait de Pak Samad, l’auteur qui personnifie à lui tout seul les espoirs malaisiens d’une société plus juste et d’une vie politique remaniée et assainie. Mais tout d’abord, petit passage par la France de Jean-Paul Sartre…
Jean-Paul Sartre en Malaisie
Au printemps 1943, le vent a tourné, et certains songent déjà à la fin de l’Occupation. La société Pathé approche Jean-Paul Sartre dès l’été pour écrire des scénarios de film pour les temps nouveaux. C’est ainsi que naquirent Les jeux sont faits et Typhus. Sartre situe l’histoire de Typhus en Malaisie, où une épidémie mortelle entraîne la panique dans la colonie anglaise. C’est aussi la rencontre de deux épaves : un ivrogne et une chanteuse de cabaret au bord de la prostitution.
Mais les producteurs vont reculer devant un scénario jugé « trop original », pour des raisons matérielles ou politiques ? Yves Allégret tournera en 1953 Les Orgueilleux, inspiré de Typhus avec Michèle Morgan et Gérard Philippe. Mais le cadre colonial a disparu, et l’héroïne n’est plus une chanteuse de cabaret. Aussi Sartre refuse-t-il d’en signer le scénario. C’est sans doute la seule relation de Sartre avec la Malaisie.
Un écrivain engagé
En Malaisie, il est un homme qui n’a jamais caché son admiration pour Jean-Paul Sartre. Comme Sartre, Abdul Samad bin Muhammad Said, a sûrement utilisé autant de noms de plume qu’il a de facettes à son talent : Hilmy Isa, Isa Dahmuri, Jamil Kelana, Manja, Mesra, Shamsir. Il est plus connu aujourd’hui sous le nom d’A. Samad Said ou plus affectueusement sous le nom de Pak Samad (Pa’ Samad). Il est né en 1935 dans un petit village de Malaisie, près de Malacca.
Il a 6 mois lorsque ses parents vont s’installer à Singapour. Il suit d’abord l’école primaire dans sa langue maternelle : le malais, puis termine ses études secondaires en langue anglaise en 1956. Après quelques mois comme employé à l’hôpital de Singapour, il embrasse la carrière journalistique. Il va alors côtoyer les grandes plumes de l’Indépendance : Ahmad Boestaman ou Usman Awang, ceux que l’histoire flouera quelques années plus tard.
Il participe au débat de l’époque et rejoint Asas 50 (Le groupe des écrivains des années 50), le premier mouvement littéraire de la Malaisie contemporaine qui prône l’engagement de la littérature dans les combats de l’époque face aux partisans de l’art pour l’art. Comme chez son modèle français, « le livre ne sert pas la liberté : il la requiert ».
Pak Samad est un auteur prolifique qui s’illustre dans tous les genres. Il a écrit plus de 70 ouvrages dont une dizaine de romans, mais il a aussi publié des livres pour enfants, de très nombreuses nouvelles, plusieurs dizaines de recueils poétiques, une demi-douzaine de pièces de théâtre, des essais, une autobiographie et une correspondance abondante.
Un roman va l’imposer, Salina publié en 1961. C’est un véritable tournant dans le roman malais, c’est l’ancrage dans le mode réaliste. La vivacité du dialogue en fait un roman résolument moderne. Mais il lui faudra attendre 1987 pour se consacrer uniquement à l’écriture. Entre-temps, il sera devenu Écrivain national.
L’Écrivain national
L’écrivain possède en Malaisie un statut inconnu en France. En particulier, la Malaisie s’est dotée en 1981 d’une institution unique : l’Écrivain National (Sasterawan Negara). C’est la plus haute distinction qu’un écrivain malaisien puisse obtenir. La condition est d’écrire dans la langue malaise qui est la langue nationale et donc de contribuer à son rayonnement. Le but est de placer la littérature et l’écrivain sur un piédestal honorifique.
La récompense peut atteindre un demi-million de ringgits, si on ajoute aux espèces, la publication et la traduction des ouvrages, l’entrée dans les programmes scolaires… Les lauréats sont choisis par le Conseil de la Langue et du Livre (Dewan Bahasa dan Pustaka, tout à la fois académie, centre de recherche et maison d’édition). À ce jour, 12 écrivains malaisiens ont obtenu ce titre. Pak Samad fut le 4ème en 1985.
Le voyage en France
En 1989, Pak Samad est invité à se rendre en France. Dans la tradition des récits de voyageur, il publiera en 1991 Warkah Eropah (Lettres d’Europe). Il se comporte d’abord comme un touriste et visite la Tour Eiffel, Notre Dame ou bien encore le Centre Georges Pompidou. Il nous livre ses impressions de voyageur : personne ne remarque ses cheveux longs (si choquant dans son pays), il s’émerveille de la longueur du week-end (on travaille le samedi en Malaisie), et de voir les Français s’embrasser en public (impensable chez lui).
Ses racines religieuses l’entraînent du côté de l’Institut du monde arabe, dont il apprécie l’architecture. Ses activités littéraires l’emmènent jusqu’au siège de l’UNESCO et à l’Institut national des langues orientales où il donne une conférence.
Et puis le voyage prend des allures de pèlerinage, il se rend dans le cimetière du Montparnasse pour se recueillir sur la tombe de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir. Des chaises du Café de Flore aux banquettes de La Coupole, il arpente le quartier à la recherche de ses chers disparus.
Un des rares auteurs malaisiens traduits en français
Salina a été traduit dans une dizaine de langues, dont le français, en 1997 (L’Harmattan). Nous sommes à Singapour après la guerre. C’est la crise du logement, d’anciennes chèvreries ont été transformées en bidonville. C’est le chômage, les cyclopousses vont être remplacés par les bus et les taxis. L’analphabétisme règne et la prostitution aussi. Salina, c’est un peu la P… respectueuse en Asie écrit le traducteur Laurent Metzger.
Et puis c’est Pluie du matin, en 2011 (Les Indes Savantes), situé dans le monde du journalisme que Pak Samad connaît bien. Le héros, Lokman est incapable de s’adapter aux changements imposés par les temps nouveaux. Le roman oscille entre le réalisme du présent et la fantaisie du passé.
Le poète descend dans la rue
Il ne se contente pas d’écrire des poèmes, il les déclame, dans les amphithéâtres, dans la rue, dans les stades aussi. De la cause palestinienne à la corruption, des laissés-pour-compte à la revendication étudiante, il est partout chez lui. Au lieu de profiter d’une retraite bien méritée, et de jouir de sa notoriété, à 75 ans, Pak Samad est entré en lutte. Depuis 5 ans, il a retrouvé le chemin de la rue, où il se bat sur deux fronts.
La défense de la langue malaise, sa langue maternelle, la langue nationale, menacée par l’anglais pour l’enseignement des matières scientifiques à l’école. Au début de l’année 2009, à la tête de plusieurs milliers de manifestants, malgré les barrages de police et les gaz lacrymogènes il remet une pétition au chef de l’état. Le parti au pouvoir depuis l’Indépendance n’a-t-il pas honteusement, pour nom un acronyme anglais : UMNO qui signifie United Malays National Organisation ?
Comme Sartre à Billancourt, il semble y prendre goût et Pak Samad porte la contestation sur le terrain politique. En 2011 et 2012, il est le co-organisateur de deux manifestations monstres, du jamais-vu à Kuala Lumpur. Dans un pays où les morts votent, où l’opposition n’a pas accès aux médias et où le cancer de la corruption est généralisé, il s’agit d’obtenir des élections « propres », bersih en malais, c’est le nom du mouvement qui rassemble une cinquantaine d’ONG et qui fait descendre dans la rue des dizaines de milliers de Malaisiens. Finalement il fait campagne pour l’opposition en 2013. Grâce au découpage électoral, le Barisan National (Front National) conserve la majorité des députés, mais il a perdu le vote populaire.
Et la lutte continue. Il été brièvement arrêté par la police, au lendemain des dernières fêtes de l’Indépendance (31 août 2013) pour avoir été photographié avec le drapeau que la Gauche malaisienne avait choisi en 1947. Cette fois les conservateurs exigent qu’il soit destitué de ses titres honorifiques, pour atteinte au drapeau national, en vain.
Aujourd’hui il porte la lutte sur la Toile. L’espace de liberté créé par Internet dans un des pays les plus connectés du monde explique la visibilité de l’opposition. Les prix, bloqués à la veille des élections, explosent aujourd’hui. Le coût de la vie sera la préoccupation des Malaisiens en 2014. Chaque jour Pak Samad commente l’actualité sur Twitter (153 000 fans), et sur Facebook (236 000 likes), la rencontre du clavier et de la poésie est une arme redoutable :
Les cigarettes augmentent,
Le prix de l’eau augmente,
Le prix du sucre augmente,
Le prix de l’essence augmente,
Le premier ministre s’envole
La K-pop est démente,
Les dettes augmentent,
La colère monte,
La paye ? Non !
Depuis un demi-siècle, Pak Samad s’est imposé comme un géant de la littérature malaise. Il est le pont entre la génération de l’Indépendance et la génération du Tigre asiatique. Il est au cœur des contradictions de la nouvelle Malaisie qui peine à éclore. Dans une région du monde, l’Asie du Sud-est, où la Fondation Nobel n’a jamais reconnu un seul talent littéraire, de 1964, le refus de Sartre… à 2014, la frêle silhouette de Pak Samad… Non stop !