Le voyage au Sarawak se poursuit…

Avant de clôturer le siècle des explorateurs avec le plat de résistance, Adolphe Combanaire, voici deux textes en guise d’amuse-bouche, toujours en compagnie de notre guide Serge Jardin. Le premier est un récit de voyage scientifique écrit par deux Suisses francophones à leur retour à Genève en 1893. Le second est la traduction d’un roman hollandais, qui raconte une traversée du sud au nord de l’île de Bornéo et qui se termine au Sarawak. L’action se déroule autour de 1859, le roman a été écrit en 1881, mais il n’a été traduit en français que quinze ans plus tard, en 1896. 

Bedot et Pictet, les zoologistes

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Maurice Bedot

Maurice Bedot (qui fut directeur du Musée d’histoire naturelle de Genève) et Camille Pictet (dont le père fut entomologiste et le grand-père paléontologue) sont des zoologistes genevois. Ce dernier décède subitement à Genève en 1893, son ami épouse sa veuve en 1897.
Leur grand voyage les mène dans l’archipel malais. Ils quittent Marseille le 9 février 1890, sur le paquebot Congo des Messageries maritimes, pour Singapour. Le but du voyage est de visiter les grandes îles de la Sonde (Bornéo, Java et Sumatra) pour étudier la faune terrestre et puis de choisir une île des Moluques pour étudier la faune marine.

Des sangsues et des moustiques

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Rajah Charles Brooke

Après l’escale de Singapour, ils décident de commencer par une excursion au Sarawak. Un vapeur tout neuf Rajah Brooke fait la traversée vers Kuching en quarante-huit heures. Lorsqu’ils arrivent, le rajah est absent. Comme Edmond Cotteau quelques années plus tôt, ils descendent au Club, qui fait office d’hôtel, où chacun d’eux jouit d’une grande chambre (dont la véranda devient un laboratoire). Ils engagent un chasseur malais qui chaque jour leur rapporte son butin. S’ils n’ont pas rencontré de serpents venimeux, les bêtes les plus désagréables qu’ils ont à déplorer sont les sangsues. Au bout de quelques jours, les enfants, pour quelques sous se joignent également à la collecte. Ils sont fascinés par l’orang-outan, ils ont dans leur bagage The Malay Archipelago (L’archipel malais) et à bord d’un petit vapeur ils se dirigent vers le fleuve Sadong, le premier fleuve à l’est du Sarawak. Puis comme Alfred Wallace, dans un sampan (une embarcation couverte d’un toit de palme), ils remontent un affluent, la rivière Simunjan. Au bout de trois jours ils arrivent chez un Chinois qui cultive du café. Ils installent leur laboratoire chez lui pour une semaine, mais ils préfèrent dormir dans leur sampan à cause des moustiques. Ils en ont profité pour visiter les villages des Dayaks, mais ils n’ont tué que deux orangs-outans. De retour à Kuching, ils font une excursion aux mines d’antimoine dans l’amont du fleuve Sarawak et puis ils rencontrent finalement le rajah Charles Brooke rentré de voyage. Le 11 mai 1890, ils quittent Kuching pour Singapour. En novembre de la même année, mission accomplie ils quitteront Singapour pour l’Europe.

De l’art de voyager

Au récit de leur voyage, nos deux scientifiques ajoutent de nombreuses informations pratiques, à l’intention de ceux qui leur succéderont, préfigurant à leur façon, le guide de voyage. Ainsi, ils précisent que s’il n’y a pas de saison sèche à proximité de l’équateur, la mousson d’été (du sud-est) est moins humide que la mousson d’hiver (du nord-est) au Sarawak. Il faut être prudent avec l’eau, si hors des villes, l’eau minérale n’est pas disponible, il faut se procurer un petit filtre. Une ceinture de flanelle est recommandée pour éviter les refroidissements de la nuit. Il est nécessaire de se protéger du soleil avec un bon chapeau, au choix un casque en moelle d’aloès ou un feutre mou épais. En ce qui concerne la nourriture, le mieux est de suivre les habitudes locales : curry, poulet et riz. Pour les vêtements, rien ne vaut le coton blanc et léger, inutile de se charger, il faut les acheter chez les tailleurs chinois de Singapour, ainsi que les souliers de toile mieux adaptés ici que le cuir. La lingua franca de l’Archipel est la langue malaise, elle s’apprend facilement pendant la traversée entre Marseille et Singapour à raison d’une heure ou deux par jour. Parmi les livres conseillés, outre les livres scientifiques, on trouve The Malay Archipelago d’Alfred Wallace paru en 1869 dont quelques fragments ont été traduits en français, la Nouvelle Géographie universelle d’Elisée Reclus qui commence à paraître à partir de 1875, mais aussi la Grammaire de la langue malaise de Pierre Favre (1876), ou bien encore le Manuel du Voyageur de David Kaltbrunner (1887). Enfin, ils terminent par une description détaillée du laboratoire de voyage : instruments, armes pour la chasse et la pêche, produits chimiques, matériel photographique, pharmacie, cartes et livres… que deux ennemis implacables guettent : la fourmi et l’humidité, dont il faut se protéger avec de la naphtaline.

Bedot Maurice & Pictet CamilleVoyage scientifique dans l’archipel malaistome 1, Genève, Imprimerie W. Kündig & Fils, 1893-1907.

Le colonel M. T. H. Perelaer, le romancier 

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M.T.H. Perelaer

Le colonel Michael Theophile Hubert Perelaer est hollandais. Il a écrit un roman autobiographique en 1884 sur ses vingt-cinq années d’officier passées dans l’armée hollandaise, qui se déroule essentiellement aux Indes orientales. Basé à Bornéo, il a en 1870, publié une étude ethnographique sur les Dayaks et en 1872, il a raconté l’expédition punitive hollandaises aux Célèbes de 1859.
A la retraite, il devient un écrivain qui connaît un succès certain. Le scepticisme et la critique ont remplacé l’optimisme de sa jeunesse à propos de la supériorité de la race blanche et des bienfaits du gouvernement hollandais aux Indes. A partir de 1884, il mène campagne contre la ferme à opium, et la publication de son roman en 1886, Baboe Dalima (Dalima la nounou), est une déclaration de guerre contre la ferme à opium comme une source de revenu scandaleuse du gouvernement colonial.

Un roman ethnographique

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A travers Bornéo.

En 1881, il publie Borneo van Zuid naar Noord: etnograprafische roman (Bornéo du sud au nord : un roman ethnographique). Si la première partie du titre nous renseigne sur le lieu de l’action où M. T. H. Perelaer a séjourné, la seconde partie apporte une précision importante à propos des Dayaks qu’il a fréquentés. Le roman contient de nombreuses informations tirées de son étude Ethnographische besschrijving der Dajaks (Description ethnographique des Dayaks) publiée en 1870.
On doit la traduction française au comte Guillaume-Henri-Jean Meyners d’Estrey des Frasmes qui est le fondateur des Annales de l’Extrême-Orient en 1879. Consacrées à l’Archipel indien et la Malaisie, c’est une revue généraliste, qui traite aussi bien de l’archéologie que des voyages. A travers Bornéo. Aventures de quatre déserteurs de l’armée indo-hollandaise à travers Bornéo est publié en 1891. Il est à noter que c’est le nom du traducteur qui figure sur la couverture, et non celui de l’auteur.

Une traversée de Bornéo

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Représentation de Punans.

L’aventure se déroule juste après le soulèvement du sultanat malais de Banjarmasin (situé sur la côte sud-est de l’île de Bornéo) et de la reconquête hollandaise qui suivit en 1859. Nous sommes dans le fort hollandais de Kuala Kapuas (là où le Kapuas se jette dans un bras du Barito). Quatre mercenaires de l’armée hollandaise, un indigène (métissé d’Européen) de Sumatra, deux Suisses et un Wallon décident de déserter. Ils essaient d’abord la route du sud, mais les côtes de la mer de Java étant gardées par des croiseurs hollandais, ils doivent y renoncer. L’autre alternative est de traverser l’île de Bornéo du sud au nord, avec les soldats hollandais lancés à leur poursuite, sur les talons. Ils vont se teindre la peau pour se faire passer pour des Dayaks. Ils se lient d’amitié avec des Pounans (Punan) qui vont les aider dans leur traversée. Ils doivent tirer leurs pirogues sur des troncs d’arbre coupés pour passer du Kapuas au fleuve Kayahan qu’il remonte. Après avoir atteint l’amont du fleuve, ils continuent à pied. Il y a soixante-dix jours qu’ils sont partis lorsqu’ils atteignent le sommet de la chaîne de montagne qui partage les eaux, entre le sud et le nord. Ils sont sur la ligne d’équateur (où l’ombre disparaît). De l’autre côté ils rejoignent la rivière Malahoui (Melawi) qui rejoint le fleuve Kapuas à Sintang. Il s’agit de l’autre Kapuas, le plus long fleuve d’Indonésie aujourd’hui qui se jette en mer sur la côte ouest, à Pontianak. Ils traversent le Kapuas à Belintang, rivière qu’ils remontent en direction des Monts Lupar, au pied desquels s’étend le lac Louwar (Luar).

Un rajah bienveillant

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Rajah James Brooke

Derrière les Monts Lupar, c’est la liberté, le Sarawak, le royaume du rajah James Brooke. Ils descendent la rivière Oundoup (Undup) et ils arrivent au confluent avec le Batang Lupar où s’élève le fort de Simangang qu’ils quittent bientôt dans un petit vapeur à destination de Koutching (Kuching). Nos déserteurs ont trouvé le fort bien sale comparé aux forts hollandais. Ce que l’auteur explique aisément. Les officiers de James Brooke reçoivent pour toute instruction un petit manuel, Hints to young out-station officers from the radjah (Conseils du rajah aux jeunes officiers occupant les avant-postes), d’un laconisme déroutant, ainsi pour vérifier l’état des armes, il suffit de mettre le doigt dans le canon, ou bien le meilleur moyen de s’assurer qu’une sentinelle monte la garde, est de l’entendre marcher jour et nuit. A Kuching, le rajah les reçoit avec bienveillance, ils commencent à se détendre, et à retrouver des vêtements européens. Au total, la traversée aura duré trois mois. Un vapeur les emmène à Singapour en trois jours. Les trois Européens rentrent à Marseille sur un paquebot de la Compagnie des Messageries françaises.

Le cocktail Bornéo

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Représentation d’un Dayak.

Si dès la seconde page, Baba (nom honorifique donné au commerçant chinois) est « rusé », et un peu plus loin il est question de « la lâcheté proverbiale des indigènes », les préjugés de l’époque sont plutôt rares dans le roman. Le colonel Perelaer a été posté à Bornéo, il connaît la région dont il parle, il a rencontré les Punans qu’il décrit, il a lu les livres de ceux qui l’ont précédé. Dayaks et têtes coupées, tuyaux à vent (sarbacanes) et flèches empoisonnées, tuak (vin de riz), crocodiles et sangsues, pierre de bézoard, orang-outang, hommes à queue…, il sait mélanger tous les ingrédients du cocktail de Bornéo, qu’il parsème d’incidents et de combats avec des tribus en guerre quasi-permanentes, de mariages aussi, fiction oblige, pour soutenir l’intérêt du lecteur. Par le plus grand des hasards, nos déserteurs tombent sur le journal de George Muller (l’explorateur hollandais assassiné en 1825 dans les monts qui portent aujourd’hui son nom) qu’ils vont offrir au consul des Pays-Bas à Singapour. Le lecteur avide d’aventures et le voyageur en chambre exigeant avaient avec ce roman toutes les raisons d’être satisfaits.

Perelaer Michael Theophile HubertA travers Bornéo. Aventures de quatre déserteurs de l’armée indo-hollandaise à travers Bornéo, Paris, Hachette, 1896. (Traduction du néerlandais Borneo van Zuid naar Noord : ethnografische roman, 1881).

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