Bonjour, Sang Kancil !

L’universitaire, traducteur et auteur français Georges Voisset se passionne depuis longtemps pour la littérature malaise. Il est d’avis que le mutin chevrotain Sang Kancil devrait être pris plus au sérieux par les Malaisiens, comme le rapporte cet article de Sharmilla Ganesan, du quotidien local The Star.

Tout a commencé par la découverte de ce pantoun malais traditionnel :

Dari mana datangnya lintah (La sangsue, d’où s’en vient-elle donc ?),

Dari sawah turun ke kali (De la rizière, elle descend au canal),

Dari mana datangnya cinta (Et l’amour, d’où s’en vient-il donc ?),

Dari mata turun ke hati (Des yeux, il descend jusqu’au cœur).

S’il s’agit du premier pantoun appris par Georges Voisset lors de son séjour à Singapour dans les années 70 – un bon moyen de rencontrer de nouvelles personnes, selon lui –, il ne s’agit en aucun cas du dernier.

Aujourd’hui âgé de 64 ans et professeur de littérature comparée à l’Université des Antilles et de la Guyane, en Martinique, Georges Voisset fait partie d’une poignée d’universitaires européens se consacrant à l’étude de la littérature dite nousantarienne (de l’archipel malais), et plus particulièrement du pantoun.

Après avoir étudié l’arabe lors de son cursus universitaire à la Sorbonne, Georges Voisset se sent attiré par la langue malaise lorsqu’il est posté à l’Alliance Française de Singapour, à l’âge de 25 ans. Selon lui, il trouve alors des similitudes fascinantes entre le français et le malais.

« Je voulais profiter de mon séjour sur place pour améliorer mon malais, alors je partais en vacances en Indonésie et en Malaisie dès que je le pouvais », nous confie-t-il lors de son passage à Kuala Lumpur dans le cadre du French Art & Film Festival de 2012. « Et je m’intéressais déjà à la poésie, ce qui m’a naturellement mené vers le pantoun. Cette forme est vraiment unique à la Malaisie ! »

Les quelques années suivantes, il continue son apprentissage du malais, même après sa mutation au Japon pendant six ans à la fin des années 1970, bien qu’il reconnaisse aujourd’hui que ce n’était pas le meilleur endroit pour pratiquer la langue. Plus tard, c’est à Yogyakarta, en Indonésie, qu’on l’envoie pendant 4 ans, ce qui lui donne suffisamment de temps pour parvenir à une bonne maîtrise de la langue.

« C’est pour cela que mon malais est rojak (mélangé). Parfois je bicara (parler, en indonésien), parfois je bercakap (parler, en bahasa Malaysia) ! », plaisante-t-il, faisant preuve d’une excellente connaissance du malais tout en conservant un charmant accent français.

Après Yogyakarta, Georges Voisset part travailler en Afrique, en Mauritanie d’abord, puis en Côte d’Ivoire, avant de s’installer en Martinique, où il enseigne encore aujourd’hui. En tant qu’universitaire et écrivain, son ambition est d’apporter au monde francophone les traditions littéraires du monde nousantarien, un sujet qu’il aborde en détails dans son livre Les Lèvres du Monde, paru en 2011 aux éditions des Perséides.

Dès 1998, il publie Histoire du Genre Pantoun (L’Harmattan), un historique de cette forme poétique, avant de signer plusieurs anthologies de pantouns traduits en français, comme Pantouns Malais (Les Perséides) ou Le Chant à Quatre Mains (Pasar Malam). Son dernier ouvrage en date, néanmoins, se différencie des précédents comme étant de la prose, et il se concentre sur un personnage loin d’être étranger à quiconque s’intéresse à la littérature malaise et à ses contes et légendes : Sang Kancil, le facétieux chevrotain.

« A la base, je n’avais aucune intention de traduire de la prose », nous avoue le professeur. « Mon goût pour la langue malaise et sa littérature est mon petit jardin secret, et je suis une progression délibérée dans la présentation de mon travail aux lecteurs français. Il est en effet inutile de parler de choses que personne ne connaît, et c’est la raison pour laquelle j’ai commencé par traduire des pantouns ».

C’est son épouse – une Malaisienne d’origine indienne – qui, connaissant son appétit pour les contes folkloriques, lui suggère de s’atteler à la traduction des histoires de Sang Kancil. Cette idée marque le début d’un long voyage littéraire qui va le faire remonter siècles et distances.

Pour le traducteur, il s’avère bien utile que le personnage de Sang Kancil et ses histoires disposent de contemporains dans la littérature occidentale, à l’image des Fables de La Fontaine ou encore des Contes de Renart ou de Bibi Lapin, dans lesquels des animaux anthropomorphes font preuve de malice et de ruse pour dominer des personnages qui leur sont habituellement supérieurs par la force ou la taille.

Il existe cependant une autre connexion entre la France et Sang Kancil : le plus ancien manuscrit du Hikayat Pelanduk Jenaka (Les Curieuses Chroniques de Chevrotain), daté entre 1630 et 1635, est en effet conservé à la Bibliothèque Nationale de France. Remontant à l’époque de Louis XIV, il fait même partie des manuscrits les plus anciens de l’institution. Ces liens ont fini par convaincre Georges Voisset qu’il était nécessaire que les histoires de Sang Kancil soient portées à la connaissance du public français.

Le premier obstacle auquel il se confronte est de trouver un recueil des contes de Sang Kancil qui fasse autorité afin de le traduire. « La plupart des versions que je trouvais étaient soient simplifiées, soit disneyifiées ! », s’exclame-t-il. « Or ce n’est pas Bambi que je voulais présenter, mais bien cette région du monde ».

C’est alors qu’il se rappelle un vieux livre qu’il garde dans sa ferme de Bretagne : Hikayat Pelandok (Les Chroniques de Chevrotain), une édition très rare publiée en 1929, à Singapour, par la Malay Publishing House.

De manière amusante, notre professeur avait dégoté l’ouvrage au Japon, dans une boutique de livres usagers. A l’intérieur, une inscription indiquait qu’il avait appartenu à un soldat japonais alors que celui-ci séjournait à Singapour pendant la Seconde Guerre Mondiale. A son retour au pays, il l’avait rapporté avec lui.

L’opus en question relate les aventures de Sang Kancil sous leurs formes anciennes et originales, à l’image du Pelandok Dan Anak Memerang (Le Chevrotain et les Enfants Loutre) ou encore du Hikayat Pelandok Jenaka, mais sans les simplifications et l’aspect moralisateur qui leur furent greffés au fil des ans.

Selon Georges Voisset, les histoires de ce livre trouvent leurs origines de part et d’autre du Détroit de Malacca, entre les XVIe et XVIIe siècles. Tel un miroir des mœurs sociales, politiques et religieuses de l’époque, elles fournissent un riche aperçu du passé de la région, et en tant que telles, se différencient très largement des mignonnes petites comptines que la plupart des Malaisiens connaissent aujourd’hui.

Lors de sa traduction, le professeur rencontre un autre obstacle. « Je me suis rendu compte qu’il était impossible de traduire ces histoires telles qu’elles étaient, car la langue utilisée était très sèche.

« Les penglipur lara (conteurs itinérants), auprès desquels elles étaient recueillies, les avaient récitées sans la moindre plaisanterie, ni même description à ceux qui les retranscrivirent. J’ai donc dû recréer beaucoup de ce qui avait été perdu, afin de rendre vie à ces histoires. Le traducteur s’est donc mué, un peu, en créateur ».

Georges Voisset s’aperçoit aussi bientôt qu’il doit prendre des décisions difficiles quant aux éléments à conserver tels quels, et ceux qu’il se doit d’adapter. Parmi les aspects qu’il sent qu’il lui faut modifier, les exemples de cruauté superflue.

« Les histoires originales de Sang Kancil mettent l’accent sur l’urgence de la survie, ce à quoi le peuple paysan de la région pouvait aisément s’identifier. Contrairement aux histoires aseptisées du Sang Kancil d’aujourd’hui, ces récits pouvaient être particulièrement violents.

« Par exemple, dans l’une des histoires, il est question d’un éléphant qui terrorise une colonie de fourmis. Pour obtenir vengeance, les fourmis creusent un trou dans le sol et le remplissent de kerengga (fourmis tisserandes). L’éléphant tombe dans le trou et finit mangé vivant.

« Je pense qu’il doit y avoir un équilibre entre ce qui est juste et ce qui est cruel. Si la moralité ne doit pas toujours aboutir à des histoires à la Bambi, il devrait tout de même y avoir un sens de justice. J’ai donc modifié la fin de l’histoire pour la rendre moins brutale », explique-t-il.

Il rencontre aussi des difficultés avec la satire religieuse et culturelle imbriquée à ces histoires. « Ce n’est pas tant que je craignais la censure, mais c’est qu’en rapport avec les éléments liés à l’Islam, le lecteur lambda français n’aurait pas pu faire le lien. Quant aux éléments culturels, ils étaient plus faciles à universaliser, notamment pour les histoires voulues comme métaphores de la course au pouvoir, semblables en bien des points aux fables de La Fontaine.

« Au bout du compte, j’ai sécularisé ces histoires tout en leur conservant la plupart de leurs particularités culturelles », dit-il.

Aujourd’hui que la version française des aventures de Sang Kancil est publiée – sous le titre de Contes Sauvages : Les Très Curieuses Histoires de Kancil, Le Petit Chevrotain (Les Perséides) – le professeur Voisset espère en tirer une version anglaise, et peut-être même une en bahasa Malaysia.

« Il m’est incompréhensible que Sang Kancil n’occupe pas une place plus importante dans la tradition littéraire de Nousantara. J’ai été consterné de me rendre compte que la plupart des Malaisiens ne connaissent que les versions disneyifiées de ces histoires.

« Sang Kancil constitue une part tellement importante de la culture malaise. Ses aventures font partie intégrante du patrimoine régional, et les cultures devraient toujours assumer leur patrimoine. Ces contes peuvent – doivent même – être discutés et adaptés, mais en aucun cas remplacés à jamais », conclue-t-il.

Source : The Star.

2 réponses à “Bonjour, Sang Kancil !

  1. Un grand MERCI !
    J’ai sauve les references de ce livre pour l’acheter lors de mon prochain passage en France. J’aime beaucoup votre blog 🙂

Laisser un commentaire