Henri Fauconnier, un destin du XXe siècle

La sortie aux Editions du Pacifique de Henri Fauconnier – Conquêtes et Renoncements est un événement littéraire pour quiconque s’intéresse à la Malaisie, mais aussi pour tous les amoureux de littérature et d’histoire contemporaine française. Ecrite par son fils Roland Fauconnier, cette biographie du Prix Goncourt 1930 nous offre une plongée vertigineuse dans les coulisses de ce destin si singulier du vingtième siècle, depuis les premiers pas à la maison familiale de Musset jusqu’aux dernières années niçoises, en passant par la Malaisie, la Grande Guerre et la Tunisie. Depuis Musset, Roland Fauconnier a gentiment accepté de nous parler de ce projet de longue date aujourd’hui concrétisé et nous l’en remercions.

Roland Fauconnier, quelles ont été les motivations à l’écriture de cette biographie ? Combien de temps s’est écoulé entre la formulation de cet ambitieux projet et sa concrétisation ?

Fauconnier - Henri Fauconnier, conquêtes et renoncementsJ’étais dans notre jardin de Radès, près de Tunis, quand j’appris que mon père avait gagné le « prix Concours ». J’avais six ans. Je calculais rapidement que comme la France avait gagné la Grande Guerre et que les livres étaient, d’après mes parents, ce qu’il y avait de plus important au monde, j’étais donc l’un des enfants de l’homme le plus important du monde. Je crois qu’il fallut à mes parents beaucoup de modestie et de sens des proportions pour que je ne me sois pas laissé égarer dans quelque délire sur mon importance… D’ailleurs, je fus rapidement troublé d’apprendre peu après que mon père, à sa mort, irait tout droit en enfer puisqu’il faisait des tas de péchés mortels en n’allant pas très souvent à la messe du dimanche. Ma mère, après une bonne dose d’années de purgatoire, aboutirait tôt ou tard au ciel, et tout cela n’était pas très juste car je trouvais qu’elle faisait beaucoup plus de péchés que lui !

Il n’empêche, quand ma tante Geneviève, une des jeunes sœurs de mon père, gagna trois ans plus tard le prix Femina, cela me parût juste et tout à fait normal. Il en resta une petite discussion un peu sournoise entre cousins pour statuer sur l’importance relative du frère et de la sœur. Mais nous admettions en notre for intérieur qu’ils étaient exceptionnels. D’autant que les autres, Marie et Charles par exemple, ne déparaient pas ce niveau. Cette certitude, bien longtemps après et vies actives terminées, réunit les cousins dans une entreprise de longue haleine consistant en l’inventaire, la préservation et la mise en forme d’un riche trésor de lettres, conservées avec soin dans la famille depuis plusieurs générations. Cela nous prit dix ans, à partir de 1993. Les circonstances ont fait que je fus le seul à le mettre en forme, pour l’honneur et la mémoire d’Henri, en dix ans de plus.

L’histoire d’Henri est aussi en partie, grâce à ces lettres, l’histoire de ses parents puis celle de ses sœurs et de son frère, ainsi que celles de son ami d’enfance, Jacques Chardonne et de son ami des tranchées, l’Abbé Vaton. Car je souhaite que ces personnages ne disparaissent pas trop vite, bientôt cachés par le rideau d’une scène qui tourne sans fin. Avec de tels exemples, je conserve une certaine foi dans l’humanité.

A la lecture approfondie de la riche correspondance de votre père, avez-vous fait des découvertes tardives sur sa personnalité et l’existence qu’il a menée ?

Roland FauconnierDès le travail de copie qui préservait plus sûrement les textes à une époque où les photocopies étaient encore médiocres et de courte durée, je vécus dans la joie des jolies formulations que je découvrais à mesure. Je m’y attendais, ayant toute ma vie reçu ses lettres avec jubilation. De loin, la seule vue de sa belle et limpide écriture sur une simple enveloppe m’enchantait, savourant d’avance le plaisir et les surprises que j’allais très vite ressentir à la lecture. C’est pour cela que les nombreuses lettres d’Henri perdues par son ami Jacques Chardonne m’ont révolté, alors que Jacques ne tarissait pas d’éloges sur la richesse de pensée et de style de celles de son ami. C’était comme les « Rongo-Rongo tables » de Robert Stiller, son traducteur polonais, qui ont existé, qui étaient superbes et qui ont disparu pour toujours. Une perte irréparable comme celle d’une petite bibliothèque d’Alexandrie. Ce qui m’a sauvé, c’est qu’il avait écrit beaucoup de lettres « ayant eu une très longue vie », comme il l’écrivait lui-même.

Non, je n’ai pas trouvé dans ses lettres de révélations sur des faits cachés mais j’ai souvent trouvé l’explication d’attitudes ou de décisions qu’avaient prises mes parents. Dans ses lettres, mon père exprimait souvent des opinions sur lui-même, sur les uns et les autres, sur les choses de la vie ou sur la politique. Est-il révélateur, par exemple, d’écrire à son frère en 1922 : « il me faut, soit la solitude des pays sauvages, soit les agréments de la civilisation. L’entre les deux ne me plaît pas. Penyabong ou Paris. La chaleur et la liberté ou l’art et le confort. Si je dois habiter la France, je veux ne vivre que de musique, peinture, littérature, sur une tartine de confort moderne. »  Ou à Madeleine en 1936 : « Ce qu’il faut au pauvre être humain, qui n’est jamais tout à fait content de ce qu’il a et dont l’épiderme est sensible, c’est un contact léger et caressant, avec des intermittences et une certaine illusion d’indépendance. »

Ou encore en 1945, à sa sœur Marie : « J’ai fini par comprendre que j’ai raté ma vocation. Je ne suis pas écrivain, et ce qui le prouve c’est que je n’ai pas, que je n’ai jamais eu le « feu sacré ». Les vrais écrivains ne pensent qu’à écrire. […] Peut-être parce que mon intérêt dans la vie n’est pas entièrement centré, comme chez eux, sur la littérature. Je sais maintenant que mes silences – mon silence – c’est de la musique rentrée. […] A toutes les époques de ma vie, j’ai fait de la musique en rêve. J’improvise les musiques les plus merveilleuses, dans tous leurs détails, facilement et délicieusement, parfois sur un clavier, parfois sur n’importe quoi, une table, une feuille de papier qui s’imprime à mesure on ne sait comment. Ce que j’invente ainsi est beaucoup plus construit, plus varié, plus riche que ce que je serais capable d’improviser au piano, et tous les timbres y sont. C’est un orchestre vaste, doux et puissant comme la mer, etc. ».

Il ne se voulait pas « écrivain », trouvant le terme pompeux. Seule comptait l’œuvre. Il détestait l’idée de se pavaner. Les à côtés, ce qu’il appelait les « épluchures » étaient sans valeur. Il se préférait « homme de lettres » et c’était un grand épistolier. En revanche, ce sont les lettres ou les révélations des autres qui m’ont beaucoup appris : le journal de Mélanie, la correspondance d’Anna avec Mélanie, celle de Madeleine avec les sœurs d’Henri, ses belles sœurs, et même les confidences revenues par les cousins.

On parle encore aujourd’hui d’un groupe de Barbezieux, réunissant des personnalités littéraires célèbres de l’époque comme votre père, son ami Jacques Chardonne, mais aussi les Delamain ou encore Geneviève Fauconnier, la soeur d’Henri. S’agissait-il d’un vrai microcosme ou de relations finalement assez disparates ?

Geneviève et Henri FauconnierLe « Groupe de Barbezieux » est une création de Lagarde et Michard qui, dans leur manuel de Littérature du XXème siècle, si longtemps la base des connaissances littéraires enseignées dans les lycées de France, ont nommé ainsi un groupe de Charentais très proches entre eux qui, à partir des années vingt et surtout autour des années trente, furent très célèbres en France. C’était un « groupe informel » – et non une Ecole, avec disciples ou doctrines – dont le centre avait pour origine deux garçons qui furent amis dès leur naissance, l’un catholique, l’autre protestant.

Le plus simple pour moi est de citer une note d’Henri Fauconnier qui date du début des années trente : « Aux environs de l’année 1900, la petite ville de Barbezieux était un de ces centres d’art et de littérature comme on en voit parfois se former en pleine province. Il suffit pour cela d’un hasard, de la rencontre, parmi les fonctionnaires venus des quatre coins de la France et les familles du cru, de quelques personnes aimant les choses de l’esprit. Un noyau se forme, une émulation s’établit, le niveau intellectuel s’élève. […] Ici à Barbezieux, l’animateur est le poète Georges Boutelleau. On se réunit chez lui pour l’entendre lire ses œuvres – poèmes ou drames en vers -, on y entend de la musique, on y joue des comédies. Soudain, sans cause apparente, tout se disperse, la ville retombe pour un temps dans la torpeur. Mais parfois, chez les adolescents qui assistaient à ces jeux floraux, une petite graine a germé, qui un jour donnera sa floraison. Ces adolescents de Barbezieux, c’est Jacques Chardonne, c’est Henri Fauconnier. » (J’ajoute qu’ils se voyaient, encore enfants, les futurs Maupassant et Flaubert de leur époque.)

Henri (prix Goncourt 1930 pour Malaisie) et Jacques (célèbre dès son premier roman, L’Epithalame paru en 1922 et Grand Prix du roman de l’Académie Française pour Claire en 1932), avaient des sœurs. Geneviève Fauconnier, une jeune sœur d’Henri fut, avec Claude, le prix Femina 1933. Germaine, la sœur aînée de Jacques Chardonne épousa Jacques Delamain, de Jarnac, dont le premier livre Pourquoi les oiseaux chantent, éditions Stock 1928, fut aussi un très grand succès durable. Les frères et sœurs de ces Fauconnier et de ce Delamain apportaient d’autres touches littéraires ou artistiques à ce microcosme comme vous l’appelez.

Quelles autres personnalités ont maintenu un contact épistolaire avec votre père, qui nous renseigne sur l’époque ? Il y aurait, entre autres, un certain Robert Stiller, traducteur de Malaisie en polonais et grand amateur de pantouns

Robert StillerJe serai plus bref sur cette question. Non, jamais Henri Fauconnier n’aurait imaginé ni accepté d’écrire d’abondantes lettres dans le seul but qu’elles soient publiées après sa mort. Seul, le hasard a fait qu’un philologue polonais, né en 1928 et épris de liberté, ait voulu échapper en esprit au rideau de fer grâce aux retombées de la Conférence des pays non alignés de Bandung en 1955. Il eut ainsi la liberté de se spécialiser dans l’étude des langues indonésienne et malaise, puis soudain il rencontra les pantuns et ceux du livre Malaisie. Grand appréciateur de pantuns, il fut submergé d’admiration pour la liberté de pensée contenue dans Malaisie, qu’il lut en anglais puis en français, et prit la résolution de le traduire pour l’offrir aux Polonais. Dans ce but il tenta de joindre son auteur qui reçut par l’intermédiaire des éditions Stock une première lettre de quatre grandes pages dactylographiées datant du 13 décembre 1956.

Une correspondance s’établit entre eux, de plus en plus amicale, entre un Stiller admiratif qui voulait en savoir davantage et aussi convaincre Fauconnier de reprendre et au moins de terminer son Malaisie puisqu’il se refusait à en écrire le deuxième tome, et un Fauconnier se sentant rajeuni par ce riche échange sur ce pays qu’il aimait tant et sur sa création, avec Malaisie, d’une manière de poème rédigé à sa gloire. Ces lettres irrégulières nous apportent ainsi des confidences originales de Fauconnier sur la Malaisie et sur Malaisie. Robert Stiller vit encore en Pologne, près de Varsovie, mais je n’ai jamais réussi à retrouver le contact avec lui.

La vie d’Henri Fauconnier a été faite d’aventures en terres étrangères, militaires et littéraires, avant finalement de suivre un cours moins mouvementé – plus familial aussi – une fois la fortune et la renommée acquises. S’agit-il alors d’une rupture difficile pour Henri Fauconnier ? Vous, son fils, lequel de ces deux (ou multiples) Henri vous inspire le plus ?

© Collection Roland FauconnierLa question ne peut se poser ainsi. Son aventure en terres étrangères est la résultante de son envie d’écrire, du manque d’argent en provenance de sa famille et de son envie de connaître l’humanité, quelle qu’elle soit. Il a toujours été d’esprit pacifique et fut violemment vacciné contre tout militarisme, d’ailleurs parfaitement inutile – un gâchis permanent selon lui -, dès son arrivée dans le dépotoir censé le former aux combats de la guerre 14-18. Il ne comprenait pas pourquoi l’homme n’était pas assez intelligent pour arriver à s’entendre. Une de ses plus grandes et rares colère dont je fus le tout jeune témoin fut d’entendre le brave et innocent curé de Caudéron, après avoir baptisé son troisième fils en 1930, faire ce commentaire pour lui, scandaleux : « Cela fera trois beaux petits soldats ! ».

Quand à la croisée de Singapour, à l’approche de sa vie d’adulte, le monde lui offrit un pays vierge et magnifique, où lui furent donnés, tout à la fois, un climat chaud exquis, des hommes variés, beaux, et bourrés de multiples qualités, avec une richesse facile à obtenir dans le bonheur de vivre, alors il sut que sa vie serait bien à lui et qu’il en ferait ce qu’il voudrait. Devenu le responsable de sa famille qu’il convainquit de venir s’installer avec lui dans ces Rantau dominant la Selangor (ses « maisons des palmes »), il eût avec son ambitieux banquier belge, Adrien Hallet, la joie de créer de multiples plantations en ces divers pays et de lancer avec lui, dès 1911, les prémices d’une nouvelle culture qui allait révolutionner les productions agricoles d’Asie du sud-est, la mise en plantation industrielle du palmier à huile.

Quel rôle aura joué Madeleine, son épouse, dans toutes ces vies que semble avoir vécues Henri Fauconnier ?

Lettres à MadeleineEn janvier 1909, Jean Meslier, un vieux copain d’Henri qui faisait avec lui de la bicyclette autour de Barbezieux, l’avait accompagné en Malaisie pour devenir planteur. C’était le second départ d’Henri, qui venait de créer sa Société de Plantations d’hévéas à Bruxelles puis d’assister au mariage de son ami Jacques (qui prendrait le nom de Chardonne plus tard). En fin 1913, Jean avait invité en Malaisie sa jeune sœur Madeleine qui prenait alors le même bateau que ses proches amies, Geneviève et Marie, les jeunes sœurs d’Henri. Elles y faisaient leur troisième voyage. Quand un petit groupe de Barbeziliens se retrouva à Rantau Panjang, ils reprirent les habitudes du Musset d’autrefois, se racontant les péripéties de leur vie dans un « Journal de Rantau » illustré de leurs dessins.

Après celui de juillet 1914, ce fut la guerre qui précipita les évènements. Très vite les décisions furent prises : les Français valides prirent le premier bateau pour Marseille, laissant sur place les femmes par économie, et parce qu’ils seraient de retour pour la Noël. Henri refusa la demande du Consul de France de rester pour assurer la production. Mais il céda aux suggestions de Madeleine de l’épouser. Curieux de la vie comme tout écrivain même en herbe, il se dit que ces deux expériences nouvelles, la guerre puis le mariage, lui apporteraient beaucoup. Bien plus tard, après leur mariage en pleine guerre, en mars 1917, qui leur offrit une merveilleuse permission dans son chez-lui de Malaisie, suivi d’une affectation en Indochine, on le rappela sur le front en tant qu’interprète dans l’armée anglaise. Il laissait seule et malade à Saïgon une Madeleine terrifiée à juste titre par le retour en France avec un bébé, puisque son bateau fut torpillé en Méditerranée.

La crainte pour sa fille, une menace de tuberculose, puis la peur du climat de Malaisie pour la santé de jeunes enfants, combinées avec l’envie d’Henri d’abandonner ses plantations pour enfin écrire pour lui, les décidèrent à s’installer en France. Puis, à l’automne 1925,  se réalisa le compromis climatique de Radès au nord de la Tunisie : pour l’un être assez loin de la France, pour l’autre en être assez près.

Pour conclure, qu’aura représenté la Malaisie pour votre père ?

De 1905 à 1930, le paradis. Jusqu’au milieu des années cinquante, le paradis perdu. En 1957, quand on lui offrit un dernier voyage en Malaisie, il ne put ou n’eut pas le temps d’y retrouver son paradis, trop changé. Le paradis était sans doute en Tunisie, et peut-être à Boulouris, sa pâle copie, où il se sentait quand même très heureux.

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