Jusqu’à la fin septembre, nous vous proposons de découvrir la littérature malaisienne sous l’angle de ses romans anglophones. Présentée par Chuah Guat Eng, elle-même romancière, et disponible en anglais sur le site du Star 2.com, cette série de cinq articles retrace les prémisses et l’évolution du genre romanesque en Malaisie de 1965 à nos jours et donne les clés d’une meilleure compréhension du petit monde malaisien de l’édition et de la littérature… côté anglophone.
Premier article : Les romans malaisiens anglophones (1/5)
Troisième article : Les romans malaisiens anglophones (3/5)
Quatrième article : Les romans malaisiens anglophones (4/5)
Cinquième article : Les romans malaisiens anglophones (5/5)
L’édition en Malaisie : les débuts

© Hosea Aryo Bimo W.N.
Dans mon article précédent, je remarquais que, parmi les 17 romans malaisiens anglophones publiés entre 1965 et 1993, cinq avaient fait l’objet d’études par des intellectuels, cinq autres étaient mentionnés dans des ouvrages sur la littérature anglophone de Malaisie, et sept autres (soit 41%) étaient soit tombés dans l’oubli, soit semble-t-il jamais connus. Ces sept romans oubliés ont été auto-publiés (ou publiés à compte d’auteur) : deux par des maisons d’édition étrangères, deux autres par des maisons malaisiennes, et les trois derniers par arrangement direct avec l’imprimeur. Cette tendance à l’auto-publication ne se limite pas qu’à cette période. Entre 1994 et 2014, envrion 44% des romans publiés par des auteurs installés en Malaisie ont été auto-publiés. Comment l’expliquer ? Dans cet article, nous en chercherons les causes du côté de l’industrie malaisienne de l’édition.
Il ne sert à rien de spéculer sur la qualité de ces sept romans auto-publiés car nous ne pouvons plus les lire. La seule supposition que nous pouvons faire à leur sujet est que les attentes de leurs auteurs et celles des éditeurs traditionnels ont, d’une manière ou d’une autre, divergé. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette absence de convergence, la discordance en termes de standards littéraires n’en étant qu’une parmi d’autres. Il se peut que nos auteurs aient envoyé leurs manuscrits à une période où les éditeurs étaient avant tout intéressés par des essais. Ou alors ils n’avaient pas les connections suffisantes au sein des maisons d’édition en question. Il se peut aussi que nos romanciers n’aient pas eu d’autre ambition que de faire lire leur texte à leur famille et à leurs amis. Ou bien qu’ils se soient rendus compte que les standards de publication des éditeurs locaux n’étaient pas en phase avec leurs propres attentes. Cette dernière possibilité peut paraître insolente aux lecteurs (et aux éditeurs) d’aujourd’hui mais il s’agit en réalité d’une raison tout à fait valable dans les cas des romans anglophones publiés au cours de la période qui nous intéresse.
Je ne peux pas m’engager sur les autres romans auto-publiés car je n’ai pu en trouver qu’un seul parmi eux, à savoir Golden Dreams of Borneo d’Alex Ling (1993). Mais en inspectant de plus près les premières éditions des autres romans anglophones publiés à cette période, il semblerait qu’en termes qualitatifs, leurs auteurs et les lecteurs n’aient pas été particulièrement gâtés par les maisons d’édition traditionnelles. La plupart de ces romans souffrent, à mon goût, de couvertures peu attrayantes, de choix maladroits de papier et de polices, d’une mise en page inégale et de nombreuses coquilles. Pour moi, le seul roman des années 1990 qui donne l’impression d’un livre réalisé de manière professionnelle et selon des standards internationaux est le roman auto-publié d’Alex Ling. Plus choquant encore : un examen des pages de copyrights de ces romans révèlent que certains éditeurs traditionnels de Singapour ou de Malaisie ont fait l’impasse sur les droits de leurs auteurs. Dans deux cas de rééditions parues en 1992, les éditeurs ont ainsi ignoré le Copyright, Designs and Patents Act de 1988 et se sont adjugés les droits sur l’œuvre au lieu de les céder légalement à leurs auteurs.
Que conclure de ce piètre niveau de compétence et de contrôle qualitatif ? De toute évidence, l’industrie locale du livre n’en était alors qu’à ses débuts, et les éditeurs locaux, qu’ils soient reliés à des maisons d’édition internationales ou non, n’avaient ni l’expertise éditoriale, ni le talent artistique requis pour la publication de romans anglophones. Pendant la période coloniale, les livres en anglais publiés localement consistaient surtout en des ouvrages nécessaires au travail des troupes coloniales ou des missions chrétiennes. Quelques œuvres littéraires – des nouvelles, des romans ou des mémoires – écrites par des officiers coloniaux tels que Hugh Clifford ou R.O. Winstedt ont bien été publiées localement mais cela restait tout de même chose rare. Après l’indépendance, les investissements en capitaux se sont concentrés sur la construction d’infrastructures et sur le développement de pratiques favorables à la croissance economique. Les besoins en manuels scolaires l’ont ainsi largement emporté sur les besoins en ouvrages littéraires – la plupart des manuels en anglais étant importés. La mise en application des politiques dites de Langue Nationale et de Littérature Nationale en 1971, censées promouvoir l’usage de la langue malaise à l’échelle du pays dans les domaines administratif, éducatif et littéraire, a encore réduit les besoins pour des livres publiés localement en anglais. Mais parce que ces politiques créaient une demande énorme en manuels scolaires produits localement, ces mêmes manuels sont devenus la vache à lait de l’industrie malaisienne de l’édition.
À l’aune de cette chronologie, il nous faut féliciter les éditeurs traditionnels qui ont fait le choix de réinvestir une partie de leurs bénéfices issus de la vente des manuels scolaires dans la publication de romans anglophones qui font aujourd’hui partie de notre patrimoine littéraire. Qui étaient donc ces éditeurs ? Pourquoi ont-ils fait ce choix ? Et pour quelles raisons ne font-ils aujourd’hui plus partie du paysage de l’édition anglophone en Malaisie ? Parmi les maisons d’édition traditionnelles basées en Malaisie et publiant des romans malaisiens anglophones, on trouvait alors Heinemann, Times Books International, Pesaka, Aspatra Quest et Arenabuku. Chez Heinemann, la série « Writers in Asia » fut lancée en 1966 avec un recueil de nouvelles ; Times Books International et sa collection Federal Publications furent créés en 1968. Quant aux indépendants Pesaka, Aspatra Quest et Arenabuku, ils virent le jour au début des années 1970, principalement dans le but de répondre à la demande de manuels scolaires en langue malaise. Cependant, ils tentèrent eux aussi de montrer la voie et de favoriser l’émergence d’une littérature anglophone en publiant des recueils de nouvelles, de poèmes et des pièces de théâtre, avant de s’intéresser aux romans.
À partir du milieu des années 1980, ces éditeurs locaux n’ont plus publié aucun roman anglophone malaisien. Je n’ai pu trouver aucune information concernant Aspatra Quest, mais pour ce qui est de Pesaka et Arenabuku, ils ont fait le choix de ne se consacrer qu’à l’édition de manuels scolaires. Au même moment, Heinemann et Times Books ont recentré leurs activités exclusivement sur Singapour. Ce changement a pu être incité par le Printing Presses and Publications Act (PPPA) de 1984, qui a durci encores les restrictions imposées par le PPPA de 1974. Il est vrai que Singapour bénéficiait alors d’un meilleur climat d’affaires pour les maisons d’édition, non seulement en raison de sa politique linguistique favorisant l’usage de l’anglais, mais aussi parce que le gouvernement singapourien tentait alors de faire de Singapour un hub mondial de l’édition et offrait des conditions attractives aux multinationales souhaitant établir leur siège dans la cité-État. Pour toutes ces raisons, des quatre romans malaisiens anglophones publiés entre 1989 et 1993, un fut publié par un éditeur singapourien, deux autres par deux éphémères maisons malaisiennes, et un dernier fut auto-publié. Ce profil fracturé du monde de l’édition anglophone en Malaisie allait prédominer jusqu’au nouveau millénaire.
1965-1993 : les « années maigres » du roman malaisien anglophone
Nous avons vu comment, pendant les premières années du roman malaisien anglophone, les auteurs écrivaient et publiaient malgré le climat politique trouble de l’époque et le soutien fébrile de l’industrie locale de l’édition, alors en gestation. Comment expliquer une telle persévérance ? Était-ce, selon vous, parce qu’ils étaient sûrs de pouvoir compter sur des centaines de Malaisiens anglophones prêts à faire la queue pour acheter leur dernier livre ?…
Pendant ces trois décennies, plusieurs enquêtes sur les habitudes de lecture et d’achat de livres des Malaisiens ont été réalisées. Point commun des résultats de toutes ces enquêtes : les Malaisiens n’éprouvaient qu’un faible intérêt pour les lectures dites « culturelles » ou « intellectuelles ». Oui, ils disaient tous prêter une importance majeure à la réussite scolaire. Oui, chaque nouvelle génération parmi les sondés a bénéficié d’un degré d’alphabétisation supérieur à celui de la précédente, mais aussi d’une meilleure éducation et d’un revenu disponible croissant. Mais en 1984, il fut établi que les dépenses mensuelles moyennes en livres par ménage (hors manuels scolaires) se montaient à… 4 ringgits. En 1993, on calcula que le Malaisien lambda ne lisait en moyenne (et pour le plaisir) qu’une demi-page de livre par an. Ces chiffres s’améliorent lorsqu’on ne prend en compte que les Malaisiens sachant parler anglais. Dans cette même enquête de 1984, les résultats montrent que les dépenses passent à 11 ringgits par ménage, soit près de trois fois la moyenne nationale. Mais ces ménages anglophones ne représentaient qu’une minuscule minorité de l’échantillon sondé : sur 6196 ménages, seuls 116 d’entre eux – soit 3 % – appartenaient à cette categorie.
Qui plus est, ces ménages anglophones n’achetaient pas des livres malaisiens. En 1996, une étude sectorielle montrait que les Malaisiens anglophones avaient une préférence pour la littérature de gare importée : romans d’amour, d’horreur et autres polars. Encore aujourd’hui, si vous entrez dans une boutique de location de livres (le meilleur endroit pour savoir ce que lisent vraiment les Malaisiens), vous trouverez rangée après rangée de ces genres de romans, s’étalant d’un mur à l’autre et du sol au plafond. Je dois avouer que moi-même je faisais alors partie de ces Malaisiens anglophones qui achetaient et lisaient des livres importés. Jusqu’en 1993 (date à partir de laquelle je me décidais enfin à renier mes sentiments nationalistes et à ecrire un roman en anglais avant que je ne meure ou devienne folle), je n’avais qu’une notion très vague de l’existence de romans malaisiens anglophones. Et ce n’est qu’à partir de 1999, alors que je débutais ma thèse de doctorat, que j’ai ressenti l’envie de les lire. C’est-à-dire, de les lire pour de bon.
Dès lors, selon ma propre expérience, j’ajouterais une raison supplémentaire expliquant le faible lectorat local des romans malaisiens anglophones. Au cours de cette période, la plupart des lecteurs n’avaient aucune idée de l’existence de ces romans, tout simplement parce qu’il n’y avait que très peu d’activités incitant à la découverte d’auteurs locaux, qu’elles soient organisées par le gouvernement, par les éditeurs ou par des groupes de discussion littéraire privés. S’il a un jour existé des groupes promouvant le roman malaisien anglophone, je n’en ai jamais entendu parler. Le seul lancement de livre avec séance de dédicaces auquel j’ai pu participer était particulierement modeste et calme, pour ne pas dire hyper-exclusif ! L’impression que j’en retirais était que toutes les personnes présentes (à l’exception de moi, peut-être) se voyaient comme appartenant à une élite éduquée en Occident et considérant la littérature anglophone comme le domaine des lettrés.
Dans les journaux locaux de langue anglaise, on trouvait parfois un article sur un roman malaisien anglophone ou un entretien avec un auteur anglophone local. Immanquablement, l’auteur interviewé était d’un standing élevé : soit un universitaire, soit quelqu’un d’apprécié dans les milieux universitaires. Comme d’autres gouvernements de nations nouvelles, le gouvernement malaisien voyait la littérature locale comme un outil de promotion de l’identité nationale. Mais en raison des mesures prises en matières linguistiques et littéraires, seule la littérature en langue malaise a pu bénéficier officiellement du soutien gouvernemental. Pourtant – et cela en surprendra peut-être plus d’un – c’est en grande partie grâce aux activités de promotion organisées par des institutions d’État auprès des lecteurs que nous pouvons aujourd’hui parler des premiers développements – certes lents et sporadiques – du roman malaisien anglophone. Je fais ici référence à deux types d’institutions, que j’en profite pour féliciter au passage.
Les premières, ce sont les bibliothèques publiques. La Bibliothèque Nationale de Malaisie conserve dans ses archives des exemplaires de tous les romans malaisiens anglophones nouvellement parus. Il faut signaler qu’à l’échelle des états, des provinces et des municipalités, les bibliothèques passent fréquemment commande afin d’acquérir des exemplaires de ces romans et ainsi en faire profiter leurs visiteurs. Les secondes institutions, plus dynamiques et donc d’importance plus grande encore, ce sont les universités publiques, et tout particulièrement leurs départements d’anglais et de littérature. Bien qu’au début discrètes et irrégulières, les activités de promotion de la littérature anglophone s’y déclinaient sous plusieurs formes : des articles et des compte-rendus érudits dans les colonnes de journaux universitaires locaux, régionaux, voire du Commonwealth ; des présentations d’études dans le cadre de conférences littéraires régionales et internationales ; une inclusion au cursus de romans malaisiens anglophones dans le cadre d’études littéraires, linguistiques ou culturelles ; et enfin la création d’un cursus spécifique pour l’étude de la littérature malaisienne anglophone.
L’étude de Zawiah Yahya, Malay Caharacters in Malaysian Novels in English (1988), à laquelle j’ai déjà fait référence, est à ce titre d’une importance capitale parce qu’elle a été la première à promouvoir une approche critique des romans malaisiens anglophones dénuée du préjugé linguistique de l’anglais comme langue des anciens colons. Mais, comme je le faisais aussi remarquer, les romans enseignés se limitaient à ceux publiés par des maisons d’édition traditionnelles, et celles-ci avaient tendance à ne publier que des romans d’écrivains jouissant déjà d’un certain standing dans les cercles universitaires. En cela, le petit monde du roman malaisien anglophone souffrait d’un aspect « coterie » : à la fois exclusif, élitiste, intellectuel et austère – bref, hors de portée des lecteurs ordinaires.
Il me semble approprié de conclure cet article en faisant l’éloge de feu Feroz Dawson, dont le décès inattendu en août 2012 nous a privé de l’un de nos plus brillants et talentueux auteurs locaux. En 1994, à 27 ans, il ajoutait cette note à l’une de ses nouvelles publiées : « Je n’apprécie guère le fait que la plupart des écrivains malaisiens soient des journalistes, des universitaires ou des avocats. Pour que notre littérature soit dynamique, nous avons aussi besoin que des criminels, des jeunes désaxés et des femmes au foyer psychotiques écrivent de la fiction. Ce n’est qu’à partir de là qu’elle commencera à susciter de l’intérêt. » La voix de Feroz Dawson – anticonformiste, antitraditionnelle, et anti-establishment – allait devenir l’une des plus influentes parmi tous les auteurs qui se lancèrent en écriture après 1994.
Source : Star2.com