Jusqu’à la fin septembre, nous vous proposons de découvrir la littérature malaisienne sous l’angle de ses romans anglophones. Présentée par Chuah Guat Eng, elle-même romancière, et disponible en anglais sur le site du Star 2.com, cette série de cinq articles retrace les prémisses et l’évolution du genre romanesque en Malaisie de 1965 à nos jours et donne les clés d’une meilleure compréhension du petit monde malaisien de l’édition et de la littérature… côté anglophone.
Premier article : Les romans malaisiens anglophones (1/5)
Deuxième article : Les romans malaisiens anglophones (2/5)
Troisième article : Les romans malaisiens anglophones (3/5)
Cinquième article : Les romans malaisiens anglophones (5/5)
Nouvelles initiatives, nouveaux paradigmes

© Hosea Aryo Bimo W.N.
Entre 1994 et 2003, des femmes écrivains ont fait leur apparition sur la scène du roman anglophone malaisien et l’ont même dominée, contribuant à élever la moyenne de romans publiés à deux ar an. Mais une production en hausse ne garantit pas la viabilité d’un genre ; pour que le roman anglophone malaisien se développe, les auteurs et éditeurs ont surtout besoin de lecteurs pour lire et acheter leurs livres. Or, le lecteur anglophone en Malaisie est-il devenu plus réceptif aux romans malaisiens sur cette période ? Qu’est-ce que cela a pu signifier pour une femme écrivain auto-publiant son premier roman en 1994 ? À quel genre d’accueil pouvait-elle s’attendre ?
Étant moi-même la toute première femme auteure d’un roman en anglais, voici comment un critique de mon livre m’avait prévenu alors, en des termes on ne peut plus directs : « Un auteur malaisien peut-il s’élever au-dessus de la médiocrité artistique prévalant dans son avant-poste péninsulaire de progrès, qui fait régulièrement étalage d’une production télévisuelle et cinématographique parmi les plus ineptes qui soit ? » Avant de répondre à sa propre question : « Je connais les habitudes locales… Il ne le fera pas. En tant que critique m’élevant moi-même au-dessus de la médiocrité ambiante, je sais qu’il ne le fera pas. »
Heureusement, je connaissais moi aussi ces habitudes. Certes, j’avais écrit un roman malaisien abordant des sujets propres à la Malaisie contemporaine, mais je n’avais aucune intention de le laisser s’empêtrer dans le bourbier d’indifférence locale. J’étais déterminée à le propulser le plus loin possible, vers le grand large. C’est donc dans cet état d’esprit que j’ai choisi de lancer mon roman au Commonwealth Club plutôt que dans une librairie. Hormis quelques amis proches et des médias locaux, mes invités étaient tous étrangers, principalement des attachés culturels d’ambassades. Une demi-douzaine d’amis – des personnalités du monde du théâtre local, professionnel et amateur – assuraient les divertissements en faisant lecture de leurs passages préférés du roman. Et grâce à nos liens remontant à l’école, le ministre du commerce international et de l’industrie d’alors officiait en tant que maître de cérémonie, ce qui me permit même d’obtenir 15 secondes de célébrité à la télévision.
Ce lancement a été un petit événement dans le milieu de l’édition locale, mais il eut aussi des répercussions à l’échelle internationale. Dans les mois qui suivirent, j’ai reçu des demandes de renseignement et des commandes de maisons d’édition, d’intellectuels et de lecteurs venues de Grande-Bretagne, des États-Unis, d’Europe, d’Australie, des Philippines et de Singapour. Entre 1998 et 2002, j’ai été invitée à participer à des festivals littéraires à l’Île Maurice, en Finlande et en Slovénie – un petit rappel pour nos chers Malaisiens anglocentriques que la carte du monde littéraire ne se limite pas qu’aux pays anglophones. Est-ce donc moi seule, une néo-romancière plongée dans la jungle du milieu littéraire, qui ait pu accomplir tout cela rien qu’avec un seul livre ? Bien sûr que non. Il se trouvait juste que j’étais là au bon moment, à une période où les événements culturels, économiques et politiques – sans parler des scandales… – commençaient à faire de la Malaisie un cas d’étude intéressant pour un monde de plus en plus globalisé. Et certains de ces événements ont permis l’émergence d’un lectorat international pour les romans anglophones malaisiens.
Le plus important d’entre tous fut l’annonce au début de l’année 1991 du programme « Vision 2020 ». La promesse que celui-ci impliquait d’un usage plus libéral de la langue anglaise n’a pas suscité, chez les Malaisiens, un plus grand désir de lecture des romans malaisiens anglophones ; ce qu’elle a amplifié chez eux, par contre, c’est leur envie d’écrire, une envie encouragée par le quotidien New Straits Times, qui a organisé annuellement des concours de nouvelles et de poésie, et ce pendant plusieurs années. Mais d’autres événements ont permis le développement d’un lectorat plus important, et notamment international, pour les romans malaisiens anglophones.
Comme lors d’époques précédentes, les universités ont été en première ligne de ce développement. En novembre 1994, l’Universiti Kebangsaan Malaysia a organisé une conférence internationale sur le thème « A View of our Own: Ethnocentric Perspectives in Literature ». Il est important de remarquer que ce colloque était co-organisé par le Centre Linguistique de l’université, connu pour sa promotion des études de la littérature anglophone locale, et par la National Writers Association of Malaysia, bastion de la littérature en langue malaise. Cette collaboration signifiait que la psyche nationale était désormais assez mûre pour accepter l’écriture, la lecture et l’enseignement d’une littérature malaisienne en anglais, sans culpabilité ni rancœur. En novembre 1996, l’Universiti Malaya a organisé à son tour une conférence, la International Asian Women Writers Conference. De tels événements ont donné une plus grande visibilité aux romans malaisiens anglophones auprès des communautés universitaires internationales parmi lesquelles un intérêt grandissant pour les littératures des nations émergentes se faisait alors sentir, notamment parmi celles se spécialisant dans les études dites post-coloniales, de genre ou socio-culturelles.
L’une des conséquences du programme « Vision 2020 » fut la croissance rapide des investissements étrangers dans les secteurs industriels et manufacturiers, en même temps qu’une montée en gamme des grands projets d’infrastructure, notamment en préparation des Jeux du Commonwealth de 1998. Tous ces mouvements de capitaux ont aussi amené un grand nombre d’expatriés, dont les épouses ont trouvé avec les romans malaisiens anglophones un moyen facile et divertissant de mieux comprendre leur nouveau pays d’accueil. Des romanciers malaisiens ont ainsi souvent été invités à lire et à discuter de leurs œuvres lors de rencontres littéraires, voire de salons chez des particuliers. Leurs romans ont été achetés en plusieurs exemplaires et, pour certains, ramenés ou envoyés à l’étranger pour faire office de cadeaux.
Mais la contribution la plus importante – quoi que par inadvertance, peut-être – du programme « Vision 2020 » aux efforts de construction d’une communauté d’auteurs, fut l’entrée, à partir de 1995, dans l’« âge d’Internet » et le développement rapide de celui-ci grâce à l’établissement, en 1996, du Super Corridor Multimédia. En permettant aux écrivains et aux éditeurs d’entrer en relation avec un grand nombre de lecteurs et d’acheteurs potentiels dans le monde entier, l’Internet a refondé la dynamique traditionnelle écrivain-éditeur-lecteur et est devenu un outil puissant de promotion et de marketing pour les auteurs auto-publiés.
Il faut noter que ces efforts d’auteurs malaisiens de romans anglophones dans le but d’obtenir une visibilité en dehors de la Malaisie devancent la publication par des éditeurs internationaux de romans de la diaspora malaisienne. Mais, telle une pionnière de la gloire que les romanciers de la diaspora allaient bientôt apporter au roman malaisien, cette décennie 1994-2003 s’est achevée par le sacre de Rani Manicka, lauréate en 2003 du Commonwealth Prize pour son roman La Gardienne des Rêves. Avec cette récompense, elle donnait tort à mon critique de la première heure : un Malaisien pouvait bel et bien s’élever au-dessus de la médiocrité artistique nationale.
Un regard sur les auteurs moins connus
Sur la période 1994-2003, les romancières auto-publiées ont donné un nouvel élan au roman malaisien anglophone en prouvant que leurs auteurs n’avaient pas besoin d’être issus du sérail universitaire, que leurs écrits pouvaient aborder des sujets sensibles de manière divertissante et qu’ils pouvaient utiliser l’Internet pour toucher des lecteurs du monde entier. Lors de la décennie suivante (2004-2014), pas moins de 66 romans malaisiens anglophones ont été publiés, dont douze rien qu’en 2014. Cette nouvelle moyenne de six romans par an marque une augmentation sensible par rapport à la décennie précédente (deux romans par an), sans parler de la période 1965-1993 (un roman tous les deux ans). Plus remarquable encore : 39 des 45 auteurs publiés (soit 87%) sont des néo-romanciers, et leurs romans se montent à 61 en tout (soit 92% de la production totale). Et pour couronner le tout, un nombre impressionnant d’écrivains de la diaspora a remporté des prix littéraires internationaux.
Ce que je trouve encore plus remarquable, cependant, c’est que les auteurs basés en Malaisie dominent aussi bien en termes d’effectif que de productivité. Encore quelques chiffres : 26 auteurs (dont 23 néo-romanciers) basés en Malaisie pour 38 romans ; 13 auteurs de la diaspora (dont 10 néo-romanciers) pour 19 romans ; six auteurs expatriés en Malaisie (tous néo-romanciers) pour neuf romans. Dans les lignes qui vont suivre, je m’attacherai à rendre hommage aux romans les moins connus, les moins lus et les moins appréciés – tout en dégageant au fur et à mesure quelques tendances.
Dans les premières années de la décennie 2004-2014, la majorité des romans publiés ont été ce qu’on pourrait appeler des romans « patrimoniaux ». J’hésite à les appeler « historiques » bien qu’ils inscrivent leurs récits dans le passé – récent ou lointain, mythique ou factuel – parce que, à proprement parler, ils n’en sont pas. Le ton de la narration, la voix et la perspective utilisés sont toujours modernes, et les romans s’achèvent presque toujours à l’époque actuelle, avec des personnages vivant de nos jours et parvenant à une meilleure compréhension de leur identité et de leur pays d’appartenance.
Cela signifie que les romanciers voient l’Histoire comme un outil permettant d’affirmer leurs propres patrimoines et identités culturels. Cette approche donne à leurs écrits un parti pris ethnocentrique, et une comparaison faite entre tous ces romans dits « patrimoniaux » publiés sur cette période montre que ces partis pris influencent la façon dont les auteurs écrivent sur le passé. Par exemple, un trait commun aux romans malaisiens anglophones écrits par des auteurs malais est la préférence donnée à des événements historiques spécifiques permettant la représentation de la première rencontre (et les ajustements qui s’ensuivent) entre leurs personnages malais et la culture européenne : l’invasion portugaise dans Malacca: A Romance de Kamsiah Bostock (2011), le Traité Anglo-Néerlandais de 1824 dans The Beruas Prophecy d’Iskandar Al-Bakri (2011), l’assassinat de Birch, le premier Résident du Perak dans Legacy de Shahriza Hussein (2011), la formation des maîtres dans l’Angleterre des années 1950 dans Kirkby: The Life and the Loves d’Isa Shaari (20019) et la fin imminente de la domination coloniale dans This End of the Rainbow d’Adibah Amin (2006).
Dans les romans patrimoniaux écrits par des non-Malais, c’est-à-dire principalement des Chinois, l’élément commun est l’histoire diasporique : le récit des souffrances dans le pays ancestral, le voyage périlleux jusqu’en Malaya britannique et l’ajustement au mode de vie dans la nouvelle terre d’accueil. Ce cheminement basique est traité de manière explicite ou implicite dans les romans patrimoniaux d’auteurs basés en Malaisie, mais aussi de ceux issus de la diaspora : dans Taikor (2004), Nanyang (2007) et Sifu (2009) de Khoo Kheng-Hor, Mouse Clutching Winter Melon (2008) et Or Rau (2009) de Kuan Guat Choo, La Petite Cabane aux Poissons Sauteurs (2008) et The Mouse Deer Kingdom (2013) de Chiew-Siah Tei, et Sweet Offerings (2009) et Bitter-sweet Harvest (2012) de Yap Chan Ling. De manière intéressante, une variante de ce récit basique est observée dans les romans de certains auteurs de la diaspora, par exemple dans Sister Swing de Shirley Lim (2006), Et c’est le soir toute la journée de Preeta Samarasan (2008) et Anakara House de Matthew Thomas (2014). Dans ces trois romans, le personnage principal est (ou était) malaisien mais, du fait de circonstances difficiles en Malaisie, opte finalement pour le choix nécessaire de quitter son pays et de s’installer à l’étranger.
Les dates de publication de tous ces romans indiquent que leur nombre a régressé après 2010. Cela ne signifie que le roman patrimonial a perdu de son attrait, mais peut-être tout simplement que les écrivains et les lecteurs le préfèrent desormais sous une autre forme. Iban Dream de Golda Mowe (2013), The Ghost Bride de Yangsze Choo (2013) et The Sum of our Follies de Shih-Li Kow (2014) peuvent eux aussi être considérés comme des romans patrimoniaux. Mais la façon dont ils affirment un certain patrimoine ou une certaine identité culturelle ne relève pas de l’Histoire documentée : elle relève davantage du folklore, des mythes, des légendes et des comptines entendues durant l’enfance.
Une autre tendance après 2010 est la recrudescence soudaine de fictions dites « pulp », ou littératures de genre. L’augmentation de romans policier ou d’enquête est aisément quantifiable, d’autant plus que certains de ces romans ont tous paru à la même période. Entre 2009 et 2013, huit d’entre eux ont ainsi été publiés : trois enquêtes de l’Inspecteur Singh de Shamini Flint, trois autres de l’Inspecteur Mislan de Rozlan Mohd Noor, et deux dernières dans la série des Kain Songket de Barbara Ismail. Quant aux thrillers, basés sur l’aventure et le suspense, ils ont été encore plus nombreux. Les thrillers locaux se déclinent selon une variété de goûts, souvent teintés de critique politique et assaisonnés d’humour. Certains baignent dans une ambiance de magie malaise : The Curse de Lee Su Ann (2007), The Bomoh’s Apprentice (2010) et Blood Reunion (2011) de Geoffrey S. Walker, Last Breath de Tunku Halim (2014) et Family Values de Hadi M. Nor (2014). Certains autres sont relevés d’une intrigue politique : Devil’s Place de Brian Gomez (2008), Thunder Demons de Dipika Mukherjee (2011), The Gods de Mohd Rozlan Noor (2014).
D’autres encore nous plongent dans les bas-fonds de la société malaisienne : Mamasan de Khoo Kheng-Hor (2007), Nazi Goreng de Marco Ferrarese (2013), A China Doll in KL d’Ewe Paik Leong (2014) et Dog Pound de Mamu Vies (2014). D’autres s’inscrivent dans des mondes imaginaires : les satires politiques et futuristes de Joshua Parapuram (Blue Moon, 2004) et de ES Shankar (Tiger Isle: A Government of Thieves, 2012) et le roman d’espionnage fantasy de Christine Chu, Codename: Jumping Snider (2014). Enfin, je me dois de mentionner les romans d’AB Hashim – Timid (2012), Five Thieving Bastards (2013) et The Man in the Fire (2013) – et de Farah K. – Evasion (2014). Ces derniers romans m’intriguent car leurs narrateurs et personnages principaux ne sont pas malaisiens, mais occidentaux et vivant en Occident. Je ne saurais expliquer pourquoi, ni même s’il s’agit peut-être là d’une nouvelle tendance.
Source : The Star 2.