L’amok dans la littérature

Explorons en compagnie de Jean-Claude Trutt un mot originaire du monde malais et qui s’est depuis largement exporté : celui d’amok. Folie meurtrière passagère dont les causes sont parfois difficiles à cerner mais dont les conséquences sont bien souvent désastreuses, l’amok a trouvé sa place dans la littérature occidentale dès le XVIe siècle, une littérature qui en a, au fil du temps, gelé le sens au point de le réduire aujourd’hui à un concept duquel les origines malaises et les subtilités de sa culture d’origine ont été effacées. Jean-Claude Trutt revient ici et sur son site sur quelques textes importants – malais et européens – évoquant l’amok et ses manifestations.

Le 22 juillet 2016 un jeune Irano-Allemand de 18 ans tue neuf personnes avec son pistolet dans le centre de Munich avant de se tuer lui-même et les policiers découvrent dans  sa chambre un livre écrit par un psychologue américain avec le titre suivant : L’amok dans la tête. Pourquoi des écoliers tuent (voir Amok. Une explication ? sur mon Bloc-notes 2016). Voilà que l’amok, phénomène typiquement malais, désigne un phénomène qui lui ressemble et qui est pourtant purement occidental. Alors j’ai voulu revenir aux origines et à la Malaisie.

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Duarte Barbosa

Mon ami Serge Jardin qui vit à Malacca me signale le témoignage de deux Européens qui avaient déjà été frappés par cet acte si étrange et en même temps si caractéristique, dit-on, de l’âme malaise et qui en parlaient dans leurs récits de voyage dès le début du XVIème siècle, l’Italien Ludovico de Varthema et le Portugais Duarte Barbosa. Mais le premier reste très vague, prétendant simplement que la nuit, « on tue les gens comme des chiens », alors que Barbosa (qui était le beau-frère de Magellan) est plus précis, au moins en ce qui concerne la description de l’amok (qu’il écrit Guanico) : « Il prend dans sa main une dague avec une lame ondulée de très bonne qualité qu’ils ont parmi eux, et s’en allant par les places et les rues il tue tous ceux qu’il rencontre, hommes, femmes ou enfants, il ne laisse aucun s’échapper ; ces hommes sont appelés Guanicos et quand ils en voient un les gens immédiatement commencent à crier Guanico afin que les hommes soient sur leur garde, et avec des flèches et des lances ils le tuent ». Par contre pour ce qui est de la cause de ce phénomène curieux Barbosa est complètement à côté de la plaque : « Si l’un de ces Javanais tombe malade il fait un vœu à son Dieu que s’il retrouve la santé il recherchera une autre mort plus honorable à son service, et après qu’il a retrouvé la santé il prend dans sa main, etc. » Complètement absurde.

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John Crawfurd

C’est encore Serge Jardin qui m’informe que l’on trouve dans le Descriptive Dictionary of the Indian Islands and Adjacent Countries de John Crawfurd, médecin, diplomate, linguiste, ethnologue et, à un moment de sa vie, Résident britannique à Singapour, cette définition de l’amok : «…une attaque furieuse et irréfléchie, aussi bien d’un groupe en bataille que d’un individu en privé. Le mot et la pratique ne sont pas confinés aux Malais, mais s’étend à tous les gens et tous les langages de l’archipel qui ont atteint un certain degré de civilisation. Devenir amok… est souvent le résultat d’une détermination troublée de prendre revanche de quelque injure ou insulte…». Crawfurd écrit amuck et dit que le mot est connu en Angleterre depuis le début du XVIIIème siècle.

malay-sketchesBien plus tard, à la fin du XIXème siècle, deux Britanniques (signalés également par Serge Jardin) ont évoqué l’amok, Frank Athelstane Swettenham dans ses Malay Sketches (1895), et Hugh Clifford, dans plusieurs publications, dont la plus connue est In Court and Kampong qui date de 1897. Swettenham, déjà dans l’introduction à ses Sketches, appelle la Malaisie, le Pays du pirate et de l’amok ! L’histoire qu’il raconte dans le chapitre intitulé Amok est relative à un fait divers qui serait réel, se serait passé le 11 février 1891 et l’homme pris de cette folie meurtrière serait un imam appelé Mamat. Il se serait emparé d’un couteau de cuisine (golok), se serait rendu chez son beau-frère, l’aurait salué poliment, puis serait entré dans la maison, aurait plongé le couteau dans le cœur de son épouse, après lui avoir demandé pardon, puis aurait tué son beau-frère, se serait lancé à la poursuite de sa belle-sœur et ses quatre enfants avec une dague longue trouvée dans la maison, aurait encore tué un ami rencontré sur son chemin et qui avait essayé de le raisonner (oui, je te connais, lui a-t-il répondu, mais ma dague, non !), puis aurait disparu dans la rivière pour revenir deux jours plus tard, toujours pris de la même folie. Swettenham énumère les morts, au nombre de 6, dont deux femmes enceintes et deux enfants, et les blessés, 4. Et le plus étrange : on ne connaît pas la cause qui a déclenché la folie de cet homme réputé paisible et sans antécédent violent. Peut-être un mal caché, un tort qui lui aurait été fait, réel ou imaginaire, dit Swettenham qui devait avoir ses sources puisqu’il avait été le premier Résident général des Etats fédérés de Malaisie. Un tort qu’il aurait ruminé pendant longtemps avant d’exploser soudain et devenir amok !

in-court-and-kampungHugh Clifford qui avait peut-être une connaissance plus approfondie que Swettenham (ou disons plutôt qu’il avait plus d’empathie pour les Malais) et qui a d’ailleurs réalisé un dictionnaire malais-anglais en coopération avec lui, a inclus également un chapitre traitant de l’amok dans son livre In Court and Kampung (sous-titré Tales and Sketches of native life in the Malay Peninsula) : « The Amok of Dato Kaya Biji Derja ». Avant de commencer son histoire Clifford nous fait part de quelques réflexions que je trouve intéressantes. D’abord, dit-il, l’amok n’est pas aussi fréquent qu’on le croit et, ensuite, les Européens, même ceux d’ici, se font très généralement de fausses idées sur ses causes et prennent l’amok pour une simple et pure folie. Bien sûr, dit-il encore, des cas de folie peuvent exister, chez les Malais comme chez les Européens. Si vous avez un fou qui a à sa disposition plein d’armes, le résultat sera le même quel que soit le pays où il vit et quelle que soit sa race (ce qui nous ramène aux tueries de masse américaines d’aujourd’hui que ce cher Clifford ne pouvait guère prévoir il y a plus d’un siècle). Et dans les Etats malais tout le monde est armé et les armes sont toujours disponibles (ce qui nous ramène à nouveau aux Etats-Unis). Il y a donc en Malaisie des fous qui deviennent amok, mais ce n’est pas le cas le plus fréquent, loin de là. Ce qui déclenche l’amok c’est ce qu’ils appellent le sakit hati, la maladie du foie, le foie, dans la culture malaise, remplaçant notre cœur, centre de notre sensibilité. Ce que l’on désigne par ce mot, cette maladie, peut beaucoup différer d’un cas à l’autre, mais comporte toujours de la colère, de l’excitation et de l’irritation mentale. Un Malais aura peut-être perdu quelque chose à laquelle il tient, il a passé une mauvaise nuit dans une maison de jeu, sa propriété a été gravement endommagée, il s’est querellé avec quelqu’un qu’il aime, son père est mort ou sa maîtresse le trompe. De par mon expérience, dit Hugh Clifford, je suis intimement persuadé que la cause de l’amok est, dans la plupart des cas, un état mental qui fait qu’à un moment donné, on n’ait plus envie de vivre. A ce moment-là on peut peut-être dire que l’homme est sous l’emprise d’une certaine folie – comme tout suicide est d’une certaine façon une folie – mais là où l’Européen décidera de se suicider, le Malais deviendra amok. Car le Malais ne connaît pas le suicide, dit encore Clifford. Ce qui me paraît contradictoire car dans tous les cas décrits par la littérature, et aussi chez Clifford, l’amok, par lui-même, est suicidaire. A partir du moment où l’on a commencé à tuer, surtout des êtres chers, des êtres proches, on sait bien qu’il n’y aura plus de retour en arrière possible, ni pardon ni oubli.

L’histoire qu’il raconte est trop longue pour que je la reprenne ici. Disons simplement que l’amorce de l’amok en question est une querelle entre époux, l’homme ne supportant plus le harcèlement de sa femme chaque fois qu’il rentre tard à la maison, alors il la poignarde (Hugh Clifford dit que l’homme qui démarre l’amok tue toujours sa femme : en effet pourquoi laisserait-il vivre sa femme pour qu’un autre en profite ?) et c’est le début d’une longue série de meurtres, d’autant plus longue que les habitants de la région où cela s’est produit, le Trengganu, sont réputés pour leur caractère paisible (pour leur manque de courage aussi ?) et que personne n’est prêt à affronter le tueur fou.

(…)

Lire la suite sur le site de Jean-Claude Trutt.

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