Le #GTLF2017 fait la chasse aux démons

Pour sa septième édition, le festival littéraire de George Town (GTLF), à Penang, s’était donné pour thème « Monstres et (Im)mortels », un thème en réponse à l’état délétère du monde actuel, en proie aux démagogues, corrompus et autres tyrans. Avec sa soixantaine d’invités venus du monde entier – ce qui fait de 2017 l’édition la plus riche à ce jour –, le GTLF a une nouvelle fois démontré qu’il s’était imposé comme un espace d’échanges et de conversations essentiel dans la vie culturelle malaisienne. Retour condensé sur l’événement.

Dans son discours d’ouverture du festival, l’écrivain malaisienne Bernice Chauly a évoqué ces immortels des temps antiques, ces dieux des mythes et légendes qui luttaient contre les monstres menaçant l’humanité. Les monstres, a-t-elle fait remarqué, ont depuis longtemps pris forme humaine – tels des loups dans la bergerie –, et il nous revient donc à nous, simples mortels, de faire prévaloir la lumière sur les ténèbres, le génie sur la folie. En ce sens, la littérature offre des voies de réflexion et de salut possibles.

De g. à d. : Arshia Sattar, Kirsty Logan, Pauline Fan, Dina Zaman, Intan Paramaditha.

Afin d’éclairer ces questions, des auteurs d’horizons multiples avaient été conviés sur scène, et pour la première fois depuis les débuts du festival, la non-fiction, et notamment le journalisme d’investigation, ont occupé la place de choix, le thème retenu – éminemment politique – et l’actualité internationale récente expliquant sans doute cela. Les visiteurs, nombreux ce week-end, ont pu se régaler des récits familiers des nombreux intervenants malaisiens, dont les essayistes Dina Zaman et Kam Raslan, le journaliste Jahabar Sadiq (ex-Malaysian Insider et néo-Malaysian Insight), le caricaturiste politique Zunar, ou encore le biographe et sinologue Ooi Kee Beng. Pour une perspective étrangère, l’essayiste belge David van Reybrouck est revenu à Penang après un premier passage remarqué en 2012 ; les vétérans Michael Vatikiotis (ex-Far Eastern Economic Review) et Gwen Robinson (Nikkei Asian Review) ont exploré le phénomène – cher à Donald Trump – des fake news ; la journaliste américaine (née en Malaisie) Mei Fong, lauréate du Prix Pulitzer et auteure d’un essai sur la politique de l’enfant unique en Chine, a donné son point de vue multiculturel sur les questions de la citoyenneté et de la montée du nationalisme, tout comme Caroline de Gruyter, journaliste néerlandaise installée en Norvège et spécialiste des questions européennes.

De g. à d. : Zen Cho, Intan Paramaditha, Jason Erik Lundberg, Dorothy Tse, Felicia Yap.

Mais ce serait donner une fausse image de la fiction que de dire qu’elle n’est pas ancrée dans la réalité, ou du moins une certaine forme de réalité, un point sur lequel la nouvelliste et romancière hongkongaise Dorothy Tse a justement insisté lors de son intervention. Autres représentants côté fiction : l’hilarante auteure malaisienne de nouvelles et d’un roman de fantasy historique Zen Cho, la néo-romancière d’anticipation Felicia Yap (dont le roman Yesterday paraîtra prochainement en français), l’intarissable Paul McVeigh, auteur irlandais du roman Un bon garcon (paru en français chez Philippe Rey), ou encore les écrivains indonésiennes Laksmi Pamuntjak et Intan Paramaditha. En matière de poésie aussi, les prémisses ont parfois beau être imaginaires ou oniriques, c’est souvent pour mieux rendre compte du monde qui nous entoure. Les poètes malaisiens Muhammad Haji Salleh, Chiew Ruoh Peng et Rahmat Haron l’ont rappelé avec talent, tout comme le poète de spoken word cambodgien Kosal Khiev, impressionnant de charisme malgré un parcours personnel (réfugié politique, puis détenu, et enfin déporté) pour le moins semé d’embûches. La Japonaise Takako Arai, le Birman Maung Day, l’Australo-Serbe Jelena Dinic, l’Indonésien M. Aan Mansyur, l’Islandaise Gerður Kristný et l’Américan James Shea ont eux aussi éclaboussé l’auditoire de la justesse de leurs mots.

De g. à d. : Minh Bui Jones, Azizah Zakaria, John McGlynn, Jérôme Bouchaud, Khalid Jaafar, Gareth Richards.

Pour aborder de biais les questions difficiles soulevées par le thème de cette édition, l’équipe du festival a aussi eu la bonne idée de donner la parole à des traducteurs. Traits d’union entre deux cultures, les traducteurs sont souvent les grands oubliés des plateaux littéraires, mais l’époque actuelle veut que leur rôle soit davantage mis en lumière. En occupant cet « entre », et en restituant au mieux ce qui fait à la fois l’altérité et la familiarité d’un texte, ils sont les passeurs dont le monde a besoin pour réduire ces écarts qui menacent constamment, si on les ignore, de se transformer en gouffres infranchissables. John McGlynn, de la Fondation Lontar, s’acharne ainsi depuis plus de 30 ans à offrir le meilleur de la littérature indonésienne aux lecteurs anglophones. Un combat contre l’ignorance et les idées reçues, encore nombreuses, qui circulent sur ce formidable archipel. Lee Yew Leong, de la foisonnante revue en ligne Asymptote dédiée aux littératures du monde en traduction anglaise, a également évoqué cet attachement à la diversité des langues, des expériences et des récits.

De Singapour, Azizah Zakaria s’est quant à elle donnée pour mission de mettre en valeur des textes littéraires, classiques ou contemporains, rendant compte de l’évolution de la langue malaise en les traduisant vers l’anglais. Dans le sens inverse, Al-Mustaqeem M. Radhi, Azhar Ibrahim et Pauline Fan cherchent par leurs travaux respectifs à transposer des classiques européens ou arabes dans la langue du munshi Abdullah. Minh Bui Jones, ex-journaliste et fondateur de la superbe Mekong Review, un espace où se côtoient politique, littérature, poésie et photographie, s’est lui aussi récemment embarqué dans l’aventure en commissionnant la traduction vers l’anglais de deux auteurs vietnamiens méconnus. Enfin, la revue Jentayu, connue des lecteurs de ce site, aura elle aussi pu présenter les grandes lignes de son ouverture sur l’Asie au bénéfice des lecteurs francophones.

La Malaisie et le Nusantara sont remplis de ces mythes qui continuent d’éclairer notre présent. Dragons naga, géants gedembai, oiseaux de feu et singe farceur, esprits bienveillants ou destructeurs : on en recense des dizaines, et chacun reflète une facette de notre humanité, dans sa beauté et sa laideur, dans sa grandeur d’âme comme dans sa cruauté. Ces démons, ces monstres, nous nous obstinons à les créer nous-mêmes, quand bien même il s’avère ensuite difficile de s’en débarrasser tant ils nous sont chevillés au corps. La littérature peut-elle servir de moyen d’expiation ? Au moins ouvre-t-elle des pistes de réflexion, tout comme le fait le cinéma, à l’image de You mean the world to me, formidable film du réalisateur malaisien Saw Teong Hin projeté dans le cadre du festival. Cette histoire familiale, d’abord écrite pour le théâtre et entièrement tournée à Penang dans le dialecte hokkien local, montre à quel point nos vies sont interdépendantes et comment, pour le bien de tous, il est nécessaire d’affronter la vérité, sans escamotage ni manipulation. Une belle leçon pour les démiurges politiques de ce XXIe siècle.

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