Quatre Françaises racontent leur Malaisie

Nous reproduisons ci-dessous un article écrit par Serge Jardin pour La Gazette, le magazine de l’Association francophone de Malaisie, et publié dans son numéro 117 (printemps 2021). Son sujet : quatre femmes écrivains françaises racontant la Malaisie telle qu’elles l’ont vécue. Des années 30 aux années 80, c’est à peu près un demi-siècle d’expériences de séjour en Malaisie qu’il nous est ici donné de revivre, à chaque fois dans des conditions différentes, allant de la vie de loisir au tourisme aventurier, en passant par l’escapade littéraire et l’incarcération. Suivons le guide, afin de marcher dans les pas et regarder à travers les yeux de Geneviève Fauconnier, Mady Villard, Béatrice Saubin et Gabrielle Wittkop… et ainsi apercevoir à chaque fois une autre Malaisie.

Geneviève Fauconnier : sœur, femme et écrivaine
GF 12 Genevieve par Anne van den Berg

Geneviève Fauconnier, par Anne van den Berg.

C’est la Belle Epoque ! Voilà quatre ans qu’Henri Fauconnier est arrivé en Malaisie pour faire fortune. Il est planteur. Les cours du caoutchouc montent. C’est le bon moment pour inviter ses sœurs, Geneviève et Marie en vacances.

Geneviève raconte un accueil fait de danses et de tamtam : « L’autre soir nous avons été au temple sur la plantation… Tu sais comme nous aimons les fêtes tamoules. Les voix roulantes, l’odeur chaude de kelapa (noix de coco) sur les chevelures. » 

A Kuala Selangor, on se promène à pied jusqu’au phare où Geneviève se souvient des semnopithèques à coiffe et de leurs petits de couleur orange.

René van den Berg, ami d’Henri et planteur comme lui, demande Geneviève en mariage. Geneviève confie son bonheur à son frère : « Voilà où nous nous sommes aimés. Nous venions de nous promener, de boire dans des feuilles fraîches de bananier l’eau délicieuse d’un torrent, quand il m’a dit… tout ce que nous savions déjà. »  C’était sur Bukit Kutu (la colline de la puce), station d’altitude aujourd’hui abandonnée.

Fauconnier - Micheline à bord du NibongAprès la guerre, la famille est revenue vivre en Malaisie, mais en 1922 les cours du caoutchouc se sont effondrés et l’année suivante c’est le retour définitif en France. Geneviève, retirée sur les terres familiales du Crû, près de Barbezieux, commence par écrire pour les enfants. En 1932, Micheline à bord du Nibong, nous raconte la traversée d’une famille française vers la Malaisie. En 1933, elle remporte le prix Femina avec Claude, un portrait de femme évoquant son enfance provinciale.

En 1960, elle publie un recueil de nouvelles, Evocations qui est largement un retour sur ses jeunes années en Malaisie. Dans « Printemps, au pays sans printemps », une toute jeune fille s’en va vivre avec son père (son frère Henri ?) planteur en Malaisie. Dans « Péninsule », la femme de planteur est infirmière pour les coolies indiens de la plantation et règne sur les boys chinois du bungalow.

Dans une lettre à son frère Henri, elle écrit : « J’aime tout, les beaux arbres, les races brunes ou jaunes, le ciel, les mers, j’aime profondément ce pays, je suis en amour avec l’arbre des dourians et les arbres de noix de coco, les vergers et la forêt profonde. » 

Fauconnier (Geneviève), Claude, Paris, Stock, 1933
Fauconnier (Geneviève), Evocations, Paris, Stock, 1960
Fauconnier (Geneviève), Micheline à bord du Nibong, Paris, J. de Gigord, 1932.

Mady Villard : chez les hommes aux longues oreilles
21 3 Mady Villard

Mady Villard.

Décembre 1972, une jeune Française décide à Singapour de prendre un bateau pour Bornéo. Elle fait la connaissance de quatre Kelabits. Arrivée à Kuching, elle rencontre un jeune Kenyah qui l’invite à visiter Long San, son village. Il s’agit de M. Wan Ullok, avocat et politicien, marié à Madame la Consule de France.

Mady Villard s’envole vers Miri, remonte le fleuve Baram jusqu’à Marudi, puis arrive en pirogue à Long San où vit le Temonggong, chef suprême des Kenyahs. Après trois semaines, elle retrouve par hasard les quatre Kelabits, et décide de les suivre dans leur village. Après avoir passé trois nuits dans la jungle et passé les rapides ‘mangeur d’hommes’, elle arrive à Long Lellang, en pays Kelabit.

Les travaux et les jours se succèdent. Les hommes vont à la chasse, ou bien aux champs. Les femmes pilent le riz, et transportent l’eau dans des bambous. Mady Villard découvre le durian qui « sent l’enfer et qui a le goût du ciel ». Les enfants jusqu’à 12 ans ont école le matin. Après ils arrêtent ou vont à Bario, la capitale du pays Kelabit, où vit leur chef suprême.

Chez les hommes aux longues oreilles (Nathan, 1975)Le couronnement du séjour est l’adoption de Mady Villard par le chef du village. C’est l’occasion d’une grande fête qui commence par un tatouage sur le dos de sa main de l’oiseau-dieu Bungan (calao), suivi de longs discours puis par le choix du nom, Dayang Marane (fille de Raja Marane). Après la remise des cadeaux et le repas, se succèdent de vieilles chansons françaises et des danses.

C’est l’heure du départ. Le voyage commence par une longue marche en forêt avec une nuit dans un campement Punan, peuple nomade, chez qui Mady Villard aura l’occasion de séjourner. Un mois plus tard, elle est de retour à Kuching. La publication de quelques articles lui permet d’acheter le billet d’avion pour Paris.

Inclassable, une amoureuse de Bornéo et de ses « sauvages » dont la loyauté, le raffinement, et la tolérance ont fait revenir Mady Villard chaque année. Quarante ans plus tard, Magali Tardivel sélectionne et publie des contes parmi la centaine enregistrée par Mady Villard chez les Kelabits, mais aussi chez les Kadazans et les Muruts du Sabah.

Tardivel (Magali) et Villard (Mady), Aux origines du monde, contes et légendes de Bornéo, Paris, Editions Flies, France, 2013  
Villard (Mady), Bornéo, chez les hommes aux longues oreilles, Paris, Editions Fernand Nathan, 1975.

Béatrice Saubin : la prisonnière
21 5 Béatrice Saubin

Béatrice Saubin.

10 Mai 1982 : « La cour ordonne que vous, Béatrice Saubin, soyez conduite de cette enceinte jusqu’à une prison, puis de là vers un lieu d’exécution où vous subirez la mort par pendaison. »

7 Septembre 1959 : naissance dans une petite commune du Grand Est. Le père s’est volatilisé et la mère est quasiment toujours absente. C’est sa grand-mère maternelle qui l’élève. Elle ne termine pas ses études et s’enfuit de la maison.

Novembre 1979 : arrivée de Thaïlande à George Town, elle descend dans une auberge de Chuliah Street. Rencontre et coup de foudre avec un jeune Chinois. Il l’installe à l’hôtel E&O.

27 Janvier 1980 : Elle est arrêtée à l’aéroport de Penang avec 5 kg de drogue, qui une fois purifiée donneront 534g d’héroïne. La limite, en Malaisie, pour être considéré comme trafiquant de drogue, est de 15g.

La cellule la plus terrible décrite par Béatrice Saubin est sans doute celle dans laquelle elle passe sa première nuit. Il s’agit de la cellule du dépôt de police, en centre-ville, avant d’être présentée le lendemain au tribunal pour son incarcération.

Penjara Penang : au-dessus de la porte, 1849, c’est la plus ancienne prison de Malaisie. 

La journée d’une prisonnière :
5h30 : bruits d’eau, bâillements, chuchotements, rires
6h30 : toutes les lumières s’allument 
7h00 : ouverture des cellules. Premier muster. Petit déjeuner de porridge
7h30 : toilette
8h00 : corvée  
9h00 : plus rien à faire 
11h30 : second muster. Chaleur insupportable
12h00 : plateau repas
13h30 : chaleur épouvantable
14h30 : bain 
15h00 : rien 
15h30 : troisième muster
16h00 : dîner
16h30 : fermeture des cellules  

Saubin - L'Epreuve24 Août 1982 : Béatrice Saubin a fait appel. Elle est transférée à Kuala Lumpur. Elle passe une nuit dans la prison de Pudu, aujourd’hui démolie. Sa peine de mort est commuée en prison à perpétuité.

Mai 1984 : Béatrice Saubin a obtenu son transfert à la prison de femmes de Kajang qui vient d’ouvrir. La cellule est « étonnante ! sorte de petit studio. Quatre fois la taille de celle que j’ai laissée. La porte est une vraie porte, peinte en bleu marine. Poignée normale… » 

5 Octobre 1990 : elle est libre. De retour à Paris les journalistes et les photographes l’attendent. On la voit à la télévision. Un éditeur lui propose d’écrire un livre.

Saubin (Béatrice), La corde au cœur, Paris, Editions Jean-Claude Lattès, 2002 
Saubin (Béatrice), L’épreuve, condamnée à mort à 20 ans en MalaisieParis, Editions Robert Laffont, 1991 
Saubin (Béatrice), Quand la porte s’ouvreParis, Editions Robert Laffont, 1995.

Gabrielle Wittkop : le charme discret des fantômes
Gabrielle Wittkop, German author in Paris, France in January, 2001.

Gabrielle Wittkop.

Si elle est entrée en littérature pour sa prose raffinée, précieuse et mordante, pour son style dérangeant, voire amoral, son goût pour l’érotisme et la mort, entre expressionisme gothique et délectation sadienne, rien de tout cela ici.

Depuis Bangkok, elle a descendu la Péninsule en train vers Singapour. Elle en a gardé « un si brumeux souvenir ». Elle a peu vu Penang, pas du tout Ipoh et Kuala Lumpur, davantage Malacca. Nous sommes avant 1985, les cours de l’étain ne se sont pas encore effondrés. Elle a pris le temps de monter jusqu’aux Cameron Highlands, où elle a revisité un fait divers célèbre.

Dans « Les derniers secrets de Mr T. », un gentleman espion disparaît au cœur de la jungle. Il s’agit bien sûr de Jim Thomson. Que s’est-il passé ce dimanche de Pâques 1967 ? Accident ? Disparition volontaire ? Enlèvement ? Le mystère reste entier. Des soies de la maison au bord du Klong San Saep au « triple baldaquin de feuillages » de la jungle profonde, Gabrielle Wittkop propose une alternative qui n’est pas dénuée de poésie.

C’est au Sarawak que la magie a opéré. Elle y est venue pour travailler sur son roman Les Rajahs blancs commencé à Kuching en 1980. Il s’agit d’un roman historique, la saga de trois Brooke, James l’aventurier, Charles le bâtisseur et Vyner le dandy.

Elle a aimé Kuching. L’héritage des Brooke est encore bien visible sur les deux rives de la rivière Sarawak, le Bazar chinois résonne encore de ses nombreux métiers. C’est une ville « pleine de fantômes et pourtant de vie », dualité chère à Gabrielle Wittkop.

21 8 Les Rajahs blancsElle est allée à la rencontre des Ibans, sur la Benuk, un affluent de la rivière Skrang. Elle nous décrit avec détails Nanga Benuk, où le village est une unique maison-longue, ses soirées ou bien encore sa visite au cimetière. Il y est aussi question de têtes coupées, de tatouages, et de combats de coqs.

Pour finir, elle a fait escale à Miri, afin d’aller visiter les grottes de Niah, célèbres depuis qu’on y a découvert l’homme de Bornéo vieux de 37 000 ans. Les grottes de Niah, ce sont aussi les salanganes, dont les Dayaks « cueillent » les nids à des hauteurs vertigineuses, les chauves-souris et le guano. C’est en lisant Neil MacAdam de Somerset Maugham sous la véranda du bungalow du parc que se termine le périple.

Wittkop (Gabrielle), Carnets d’Asie, Paris, Editions Verticales/Gallimard, 2010
Wittkop (Gabrielle), Les départs exemplairesParis, Editions Gallimard, 2012
Wittkop (Gabrielle), Les rajahs blancsParis, Presses de la Renaissance, 1986. 

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